Stephan Goldrajch – Le Bouc émissaire
- Dans le mythe, quelle est la fonction du Bouc émissaire ?
- Tout d’abord, comme dans la figure du diable, il n’y a pas qu’un Bouc émissaire, chacun a le sien. Dans la Bible, Dieu demande à Moïse de faire porter les péchés de l'homme par un bouc. Le prêtre pose alors les mains sur le bouc, et le charge symboliquement de tous les péchés d’Israël. Puis il chasse l'animal dans le désert. Ce qui m’intéressait avant tout dans cette histoire était cette volonté de faire disparaitre les fautes, de les soustraire au regard. On ne peut pas tuer le Bouc, il doit mourir seul, et alors seulement les fautes du monde s’évanouissent avec lui.
Je suis parti du fait
que ce terme de Bouc émissaire revenait très souvent dans les médias. Dans les écoles
où je suis enseignant, il était très délicat d’en parler. Dès qu’on essaie de
comprendre ce qu’il représente, on cible des gens, des communautés, des
religions. Je trouvais important d’entamer un travail là-dessus et, comme
plasticien, de lui donner une forme, de le matérialiser. Dans son livre sur le
sujet (Le Bouc émissaire , 1982), René Girard écrit que le processus consiste à
transformer le mot en chose. C’est ce que j’ai voulu retranscrire avec le
costume du Bouc émissaire.
- Des rituels africains aux carnavals d’Europe, le masque est avant tout lié à une action.
- La mythologie et les rituels magiques m’intéressent depuis longtemps. Cela a dû m’influencer mais j’ai voulu que ce personnage ne représente aucune culture en particulier. Il rappelle des traditions existantes mais sa conception, en crochet, en laine, est très différente. Sorti du contexte des musées et des galeries, le Bouc émissaire acquiert une présence, une âme. J’ai créé cet objet, puis j’ai tissé des liens avec des gens. Je ne les connaissais pas forcément au départ mais le fait qu’ils acceptent de passer du temps avec cette créature démontrait une certaine ouverture. La maison de retraite dans les Marolles, par contre, je la connais bien. J’y avais installé mon atelier de couture pendant six mois, il y a quelques années. J’y retourne souvent présenter mes nouvelles créatures.
C’est grâce aux années passées avec les résidents que ce personnage s’est mis à vivre. À la base, je pensais très naïvement que pour résoudre le problème du Bouc émissaire, il me suffirait de créer un personnage puis de le brûler. Au fil de ces rencontres, les gens et moi nous sommes attachés au personnage. Il avait visité la maison de retraite, s’était promené avec des aveugles, et le brûler aurait été comme détruire toutes ces rencontres. Mais son rôle est bien défini. Par exemple, dans toutes les écoles qui ont participé au projet, il y a une photo du Bouc émissaire affichée au mur. Quand il y a un problème dans la classe, on se lève et on va accuser le Bouc émissaire, et ça débloque des choses.
- Certaines actions ont eu besoin d’un public mais la plupart se sont déroulées à guichets fermés.
- Le personnage lui-même nécessite ça. Dans son histoire il est chassé dans le désert. Et moi aussi j’avais besoin de ça. Dans la maison de retraite, les confessions des habitants, seul à seul avec le Bouc, ont fait ressortir des choses importantes, rarement exprimées, des choses très dures à entendre. Partir seul dans la forêt a permis symboliquement de décharger tout ça. C’était à la fois une performance mais aussi une action concrète. La seule personne présente alors est Myriam Rispens, la photographe avec qui je travaille. C’est d’ailleurs pour ça que j’ai décidé d’en faire un livre, pour qu’il y ait une trace de ce rituel.
Le projet dure depuis cinq ans, le temps pour moi de construire le costume, de créer les rencontres. Je travaille avec Myriam Rispens depuis le début, on a vraiment construit le projet ensemble. Il y a également des dessins dans le livre. Ce sont autant des esquisses, des travaux de recherche, que des dessins réalisés par la suite. J’ai par exemple reproduit une scène de l’hospice, dans laquelle j’étais seul avec la personne et pour laquelle il n’y avait donc pas de trace photographique.
- Le masque permet généralement des comportements qui ne sont pas possibles autrement. Dans les cultures du masque on dit que c’est lui qui agit à la place de la personne qui le porte.
- Très vite, quand on met un masque ou un costume, on devient quelqu’un d’autre. Mais c’est comme une parenthèse. On est envoûté, mais on redevient soi-même dès qu’on l’enlève, comme le montre Jean Rouch dans son film Les Maitres fous. Mes masques portent toujours le nom de la personne qui l’a porté pour la première fois. Pour moi c’est d’abord la rencontre qui donne vie au personnage. Ce n’est pas « moi dans un costume » mais ce personnage qui fait des rencontres et qui crée sa vie tout seul. Il y a quelque chose de très magique là-dedans. C’est une créature qui est là, présente.
Dans la maison de
retraite, il y avait le projet de réunir les jeunes du quartier et les
pensionnaires. Ça posait un problème parce que les jeunes avaient un peu peur
de rentrer, et les résidents de leur côté avaient peur de leur propre image. On
a donc créé des costumes et des masques, avec les vêtements des gens décédés
dans la maison. Les résidents désiraient créer des déguisements qui seraient
encore plus effrayants qu’eux. La fête venue, tout le monde a dansé avec ces
masques et c’était fou et délirant. Mais ça n’aurait pas fonctionné sans les
masques.
- Quel est le lien entre le Bouc émissaire et les performances précédentes, comme celle mettant en scène la figure de Saint-Nicolas?
- Le projet du Bouc émissaire a commencé par une performance à Tel-Aviv, où j’avais inventé un personnage double avec le masque de Saint-Nicolas d’un côté et Zwarte Piet de l’autre. Dans la mise en scène je manipulais une marionnette représentant un enfant. Zwarte Piet le secouait un peu violemment puis le laissait tomber, et Saint-Nicolas le ramassait et le consolait. Le mythe de Saint-Nicolas est une histoire qui m’intéressait très fort à l’époque, d’autant plus que c’est le moment où a commencé le débat de savoir si le personnage du Zwarte Piet était une figure raciste ou une tradition à défendre.
La guerre entre les tenants du politiquement correct et ceux de l’héritage culturel est très intéressante. Je n’ai pas d’avis tranché sur la question mais par contre je regrette qu’on n’ait plus aujourd’hui que des personnages « bons », Saint-Nicolas, le père Noel, etc. On n’a plus de personnages qui représentent le Mal. Bien sûr il n’y a aucune raison qu’ils soient noirs, mais il n’y a plus de personnages qui font peur. C’est comme ça qu’est né le Bouc émissaire. C’est devenu le personnage qui prend le mal des autres sur lui, qui nous remet en question.
Je considère que
chaque pays devrait avoir le sien, il ne peut pas être partagé. Nous n’avons
pas les mêmes soucis qu’ailleurs, nous n’avons pas la même histoire. C‘est pour
ça qu’il porte les couleurs du drapeau belge et qu’il s’appelle Bailgyqkhe. Si
le projet devait voyager, il faudrait que chaque pays fabrique le sien. Ce
n’est plus mon rôle.
- Aujourd’hui le rôle du Bouc émissaire est terminé ?
Il ne sort plus de son sac que pour des expositions ou pour la présentation du livre. Mais par contre j’aimerais que ce livre soit utilisé dans les écoles, parce que c’est le nid où se forment les boucs émissaires. Certains enfants en souffrent énormément, parfois pendant des années. J’aimerais qu’on aborde le problème, mais de manière ludique. Le principe du Bouc émissaire est complexe. Ce n’est pas forcément uniquement la faute des autres, ça ne concerne pas non plus uniquement les plus faibles. Parfois ça touche un meneur que tout le monde suivait et contre qui un jour tout le monde se retourne. Ou bien quelqu’un pour qui tout va bien, qui s’attire les jalousies.
Le bouc émissaire ne disparait jamais, il passe d’une personne à l’autre, selon les tensions. Il en existe deux types. Il y a ceux qui sont attaqués pour leur apparence, leur physique, leurs lunettes, leur constitution, et il y a ceux qui sont attaqués pour leur statut : les juifs, les musulmans, les homosexuels etc. On les attaque en tant que représentant d’une communauté. Dans ce cas-ci, le phénomène provient plutôt des adultes, les enfants répètent seulement ce qu’ils entendent à la maison.
Au début je croyais qu’on pouvait mettre fin à ce principe. Aujourd’hui je pense qu’il y aura toujours un bouc émissaire. Dès qu’il y a un rassemblement, un groupe humain, un milieu social, dès qu’une tension se présente, il y a un bouc émissaire. Par contre, si on connait le fonctionnement du processus et qu’on le prend à temps, on peut le gérer, l’amortir. J’espère que mon projet peut servir à ça.
- En même temps que l’exposition à la librairie
CFC s'est déroulée une autre, intitulée Voodoo, à la galerie Baronian.
- C’est à nouveau un travail en lien avec l’artisanat
- Aujourd’hui, les gens n’ont plus le temps, ils veulent faire un maximum de choses très vite. Dans l’artisanat, par contre, ce n’est pas possible de bâcler. Il faut avoir du temps pour entamer un projet et le mener à terme. Je pense que les gens veulent revenir à un temps plus long. Je travaille avec des jeunes en décrochage scolaire. Ils passent leur vie avec l’habitude de poster sur les réseaux sociaux et d’avoir des réactions immédiates. Une fois à l’école ils sont complétement déconnectés. C’est un véritable calvaire pour eux d’avoir à s’asseoir, à travailler, à entamer un travail qu’ils vont devoir continuer le lendemain et peut-être ne finir qu’au bout d’une semaine. Dans les écoles où je travaille nous essayons de revenir à ce temps lent, et aussi de retrouver le lien social. On a perdu l’habitude de rencontrer des gens par hasard, de côtoyer des gens d’opinions ou de cultures différentes. C’est ce que recherche au travers de tous mes projets.
(propos recueillis par Benoit Deuxant)
le site de l'artiste se trouve ici.
Toutes les photos ont été réalisées par Myriam Rispens.
La Maison CFC, et les éditions CFC qui publie le livre Le Bouc émissaire, présente ses créations – masques, costumes, installations, dessins, légendes –jusqu'au 28 février.