Stéphane Mandelbaum : le feu follet
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On a profité de l’immanquable exposition qui court jusqu’au 22 septembre au Musée juif de Bruxelles, pour tenter une approche subjective et à tâtons d’un artiste et de son art fébrile et désarçonnant, dont on ignorait encore tout il y a encore deux mois d’ici – et ceci bien qu’un documentaire essayait déjà, dès 1993, de lever un coin du voile via une voie « détournée » et fragmentaire : La Sainteté Stéphane (Gérard Preszow).
Stéphane Mandelbaum, connais pas !
Il me faut l’avouer, c’est le ton inhabituel plus qu’enthousiaste de la chroniqueuse d’une radio dite « sérieuse » à propos d’un certain Stéphane Mandelbaum, dont j’ignorais absolument tout, qui fut à l’origine de mon envie de visite. Au descriptif artistique de ce prolixe talent à l’état brut, stoppé net dans sa course météoritique à l’âge de 25 ans, s’ajoutait le sordide d’une disparition tout droit sortie d’un fait divers (crapuleux) ou d’un scénario de roman noir. Le corps de Stéphane Mandelbaum, est découvert en janvier 1987 non loin de Namur, un mois après son assassinat, victime de sa très probable implication dans une affaire de vol d’un vrai-faux Modigliani chez un collectionneur du centre de Bruxelles.
Né dans une famille d’artistes (son père, Arié est peintre et sa mère Pili, illustratrice), Stéphane montre à la fois des dispositions artistiques précoces et de sérieux troubles d’apprentissage (il est dyslexique). D’enfant chétif, il mue en une force de la nature à l’âge adulte. Son héritage culturel juif, il ne cessera de le rechercher, de l’interroger, de le subvertir, à l’aune et sous le poids de cette tentative d’effacement historique que fut la « Shoah », l’un des fils rouges de son parcours chaotique. Alors que son héritage arménien (par sa mère) ne semble absolument pas le préoccuper. Travailleur compulsif et obsessionnel, il se rêvait aussi comme un futur bandit de panache et s’abandonna longuement dans les zones interlopes de la société, en compagnie de ses trafiquants hauts en couleur – ou en zones d’ombres –, jusqu’à en payer le prix fort !
Ses portraits, les siens (ses autoportraits), ceux de ses proches ou de ceux et celles qui l’inspirent, ses dessins et compositions tombent totalement sous le coup du mot « fascination » au sens plein du terme, de ce mélange de beauté brute inouïe et de malaise constant, et affichent une maitrise magistrale des codes graphiques !
Réalisé en 1976, à l’âge de 15 ans (!), cet autoportrait d’un corps pendu à un crochet de boucherie, le sexe charcuté et ensanglanté, me ramenait directement vers 1996-1997, à une exposition à Bozar Bruxelles, où je fus confronté pour la première fois à une peinture de Francis Bacon (Paralytic Child Walking on All Fours, 1961, je crois). Comme littéralement aimanté, je ne pouvais détacher le regard malgré le sentiment de profond dégout de soi, de violence viscérale, de misère existentielle et d’étouffement qui en exsudait.
Francis Bacon, qui, tout comme Stéphane Mandelbaum, menait une existence écartelée entre production artistique frénétique et une vie privée pour le moins agitée. Le second aura explicitement fait référence au premier, de même qu’à Pasolini ou encore Rimbaud, autant d'artistes qui reviennent comme des figures tutélaires et obsessionnelles indépassables plus que comme des modèles. Autre personnage essentiel et trouble de son panthéon personnel : l’intellectuel français d’extrême gauche – et lui aussi braqueur à ses heures – Pierre Goldman (1944- 1979), dont il a réalisé le portrait.
Pulsions de vie et de mort
Ces obsessions, sexuelles et morbides – l’éternel diptyque conflictuel Eros et Thanatos – prennent chez lui les détours les plus sinistres, inattendus et tortueux mais reviennent inlassablement dans un mélange de fulgurances graphiques, de textes raturés ou autres (bouts de) phrases offensives, inintelligibles ou énigmatiques, jetés sur la toile ou le papier, sur fond de touches ponctuelles de couleurs expressives, avec une prédilection pour les forts dégradés de rouge sur fond sépia. Si toute son œuvre est travaillée d’un questionnement à propos de sa propre judéité (il est juif par son père, n’a pas été élevé dans la religion, mais il se mettra par la suite à apprendre le yiddish), il représente quelques figures majeures de l’Allemagne hitlérienne – Joseph Goebbels, ministre de la propagande, Heinrich Himmler, chef de la S.S. et Ernst Röhm, chef concurrent (de la S.A.) assassiné en 1934 par les S.S. – comme des figures castratrices se mêlant à des orgies sexuelles, ou comme éléments de composition de travaux à forte teneur pornographique. Étrangement, on ne trouve nulle part chez lui de représentations d’Adolf Hitler. Pas plus que de figures féminines sensuellement épanouies, du reste…
Habitué des ruelles les plus sombres du quartier bruxellois de Matonge, Stéphane Mandelbaum ira jusqu’à dédier l’une de ses expositions à un caïd et souteneur local. Il finira d’ailleurs par épouser Claudia, une jeune « Zaïroise » – on dirait Congolaise aujourd’hui !
Outre l’intensité qui se dégage de ses dessins et portraits, l’expressionnisme presque malsain (immature ?) ou agressif des traits et la vérité qu’ils charrient, Mandelbaum prend l’habitude d’y ajouter, comme pour repousser toujours plus loin les limites du cadre ou y ajouter une sorte de contrepartie autodestructrice, des collages (parfois tirés de revues érotiques ou de cases de BD), des onomatopées, graffitis, citations, inscriptions ou injonctions virulentes, voire insultantes. Le tout plaqué entortillé, ou juxtaposé, tels des rebuts graphiques accumulés ou déversés, et qui viennent directement dégrader l’unicité du dessin. De quoi se sentir bien dérouté — Yannick Hustache
Saint Stéphane Mandelbaum (selon Gérard Preszow, 1993)
En 1993, un documentaire de Gérard Preszow, qui, en bon voisin, avait bien connu Stéphane, réalise un documentaire qui est une sorte de témoignage épistolaire, d’hommage à un ami parti trop tôt, et d’une tentative d’embrasement ou de dépassement des multiples facettes de l’artiste et de l’homme, pour en approcher le mystère, mais sans jamais tenter de l’expliquer, de lui trouver du sens. On commence par le dévoilement d’un portrait caché dans un grenier et on enchaine sur sa fin tragique telle que racontée par les actualités d’époque. On écoute des extraits lus de ses lettres fanfaronnes. On recueille le manque encore criant chez ceux qui l’ont connu, dont son épouse. On arpente des lieux qu’il a souvent parcourus. On le voit un bref instant au milieu des siens, au détour d’un plan ombré. On perçoit le fatras de son atelier, le bruit de ses outils de travail et le crissement de ses « Bic » dont il faisait une grande consommation. Son travail est évidement montré, mais selon un rythme plutôt accéléré, comme pour en faire saisir toute l’urgence vitale. Et tout s’achève comme une double cérémonie d’adieux mêlée, entre un enterrement religieux à la synagogue et une cérémonie d’hommage sur les lieux mêmes de sa tombe par quelques femmes d’origine africaine.
Jusqu'au dimanche 22 septembre 2019
21 rue des Minimes
1000 Bruxelles