Allessi d’Umbria – Tarentella ! présentation du livre au Cercle du Laveu
Cette danse, par laquelle on soigne, au son du tambourin (le tamburello) et du violon, les malades envoûtés par la morsure de la tarentule, s’est pratiquée dans ces régions des siècles durant. Chaque année, à date presque fixe, les tarentolate, en majorité des femmes, sombraient dans une profonde mélancolie dont seule la musique pouvait les sortir. De prostrées, étendues à même le sol, secoués de frémissements spasmodiques, elles se redressaient alors pour se livrer à des danses frénétiques qui pouvaient se dérouler sur plusieurs jours, jusqu’à ce que d’elles-mêmes elles se déclarent guéries, jusqu’à l’année suivante où il fallait tout recommencer.
Les premiers documents de l’époque moderne sur le sujet ont été recueillis par l’anthropologue, Annabella Rossi, ainsi que par l’ethnologue napolitain Ernesto de Martino qui s’est rendu dans la région accompagné de l’ethnomusicologue Diego Carpitella. Celui-ci s’était déjà intéressé au tarentisme en collectant avec Alan Lomax les musiques du Sud de l’Italie. Publiés dans plusieurs ouvrages (Sud et Magie, La Terre du remords, etc.), ses études ont développé la thèse d’une antique souffrance psychologique, une maladie imaginaire (la tarentule n’est pas une araignée venimeuse) qui trahissait un fond de frustration (social, familial) que venait soigner artificiellement un exorcisme musical.
C’est cette vision d’un tourment anachronique, d’un rituel archaïque en contradiction avec la science contemporaine que rejette Alèssi Dell’Umbria dans son excellent ouvrage Tarentella !. Il y oppose l’idée d’une solidarité paysanne, d’une liesse collective qui rassemblait le village autour des tarentolate et où chacun participait aux frais parfois conséquents que supposait l’invitation de plusieurs musiciens spécialisés durant quelques jours. Le rituel était alors plus public et plus rassembleur qu’il ne l’est devenu par la suite, au fur et à mesure que la tradition disparaissait. Après-guerre, les familles ont dû supporter seules le poids de ce rituel, devenu une disgrâce, un stigmate. Dans un monde où l’on soigne la mélancolie par des tranquillisants et des antidépresseurs, le recours à des comportements magico-religieux est alors devenu un signe d’arriération, une survivance des temps obscurs.
Aujourd'hui, la tarentelle est redevenue une danse, indépendamment de sa fonction curative. Elle a été remise au goût du jour par des festivals comme les "nuits de la taranta" qui ont lieu depuis 1998 dans le petit village de Melpignano, dans le Salento. Au départ tentative de faire survivre les traditions musicales de la région, le festival s'est progressivement transformé, au fil d'un succès inattendu, en un énorme rendez-vous annuel pour les jeunes de la région. Si ce retour est une source de fierté culturelle pour la région, c'est bien évidemment au prix d'une forme de dénaturation (et de commercialisation), que regrettent les puristes.
Alèssi Dell’Umbria développe l’histoire du tarentisme, de sa disparition et de sa renaissance, dans une perspective historique élargie, qui aborde la question douloureuse de l’unification italienne imposée au Sud par le Nord. Ce dernier a construit le mythe d’un Sud pauvre, traditionaliste, rustique et primitif, sauvé de la décrépitude par le Nord moderne et rationaliste. Cette vision explicite le regard ambigu posé sur le rituel jusqu’à il y a peu par les « gens du Nord » comme par les « indigènes ».
L’auteur inscrit son livre dans une tradition de critique politique et anticoloniale. L’ancien royaume de Naples du sous-titre est le nom générique pour cette région de l’Italie, le Mezzogiorno, le Midi, qui a presque toujours été une colonie. Occupé par les Grecs, les Romains, les Espagnols puis le gouvernement piémontais de l’unification. Tous ont considéré les habitants de cette terre comme « les indiens de par ici », selon l’expression des maîtres espagnols et de l’Église catholique, un pays de sauvages, à coloniser et à exploiter. Dell’Umbria établit le parallèle entre les traditions des paysans du Sud et les esclaves noirs des colonies outre-Atlantique qui ont développé le vaudou, le candomblé, la santeria. On y retrouve les mêmes éléments : un groupe asservi, d’anciennes religions, des musiques de transe. Survivance plébéienne de rituels religieux antiques, pratiqués en marge de la bonne société des maîtres, ces rites de possession servent également à définir une identité collective, et à travers elle, à résister à l’oppression autant qu’à la maladie symbolique. Réinscrit ici dans l’éclairage plus flatteur d’une culture populaire, paysanne, en marge de la culture des élites, rapprochée des chants de travail et des danses des fêtes rurales, le tarentisme est dans cet ouvrage l’occasion de parler autant d’ethnologie que de philosophie et de politique.
Benoit Deuxant
Présentation par Alèssi Dell’Umbria
Le samedi 7 décembre 2019 à 20h
Cercle du Laveu
Rue des Wallons 45
Liège
avec la participation musicale d'Andrea Gagliardi (DJ Aria)
Le livre Tarentella! d'Alèssi Dell’Umbria est publié aux éditions L'Œil d'or
voir également le livre Tarantismo: Odyssey of an Italian Ritual publié par le projet flee, accompagné d'un double vinyle de musique collectée par Alan Lomax.