Tomás Saraceno au Palais de Tokyo : jam session inter-espèces
Sommaire
Le Palais de Tokyo, grand musée parisien est, pour quelques mois, « On Air ». C’est placardé partout. Comme l’avis lumineux au-dessus des portes des studios radiophoniques en train de diffuser discours et musiques en direct. Si vous y pénétrez, vous serez en contact direct avec les ondes, en instance de vous y diffuser aussi. Mais la mention « on air » ne caractérise pas uniquement l’action du Palais de Tokyo sur les visiteurs-euses qui s’y aventurent. Elle est apposée aussi sur tout ce qui est extérieur au Palais de Tokyo, celui-ci dès lors est lui-même « on air », inclus dans un système beaucoup plus large de circulation d’ondes. Le bâtiment est surmonté d’antennes qui d’une part, envoient dans le cosmos les signaux des émotions éprouvées par les personnes qui visitent les salles d’exposition et qui, d’autre part, captent des signaux cosmiques, ou des fréquences sonores de peuples ou de communautés animales lointaines et les rend visibles ou palpables dans les espaces d’exposition, via des écrans et des traductions graphiques, des dispositifs vibratiles, des modulations sonores. C’est un échange : du micro au macro, du singulier au commun, de l’individuel au collectif…
Le musée est complètement transformé par la carte blanche confiée à l’artiste Tomás Saraceno. Il n’est plus seulement le contenant d’œuvres d’art mises en scène, livrées aux expériences sensibles du public. Il cherche à être une membrane qui met en contact les appareils sensibles des individus – appareils stimulés par les dispositifs sensoriels de l’artiste – avec les pulsions de la biosphère que perturbe l’anthropocène : bouleversement climatique, épuisement des ressources, extinction des espèces… L’art ou plutôt, un certain art, et les expériences esthétiques qu’il provoque, est-il susceptible d’aider les consciences à penser une bifurcation hors de notre système capitaliste, à concevoir un autre modèle de société ? C’est l’enjeu de cette exposition et ce n’est pas gagné d’avance.
Une immense collections de toiles d’araignées pour étudier la manière d’habiter dans les airs, attentifs aux moindres ondes.
Tomás Saraceno possède le plus grand conservatoire de toiles d’araignées, conservées en trois dimensions. C’est un sujet de fascination et d’études., d’investigations tant poétiques que scientifiques. La qualité de cette collection a généré de nombreux liens entre l’artiste et diverses institutions de recherche en sciences naturelles. C’est une exposition qui croise les différentes disciplines et montre que seule leur complémentarité permet de saisir ce qui se passe réellement autour de nous. Les toiles d’araignées du reste ne sont pas définies comme un outil extérieur, désolidarisé de l’araignée. Elles sont prolongement du corps et du cerveau, elles diffusent et captent des vibrations, elles émettent et transmettent un langage, elles voient et entendent, elles structurent des échanges entre l’intérieur et l’extérieur de l’animal, elles en sont des extensions cognitives. C’est un mode de fonctionnement que Saraceno oppose à celui de l’homme tel qu’il s’est pensé au centre de l’univers, habité par le désir de dominer ce qui l’environne et le soumettre à ses besoins prioritaires (enfin, aux désirs tels que façonnés par le capitalisme et le consumérisme). Comment se repenser, simple occurrence vivante traversé par toutes sortes de flux indissociables de notre capacité à exister ? C’est la première image forte : dans l’obscurité de la première grande salle, là où d’ordinaire sont présentées des œuvres d’art, 76 toiles arachnéennes dressent leurs architectures, denses ou légères, mathématiques ou foutraques, rectilignes ou en dômes. Sous les spots, elles semblent tissées de fins faisceaux électriques, immatérielles. 76 toiles qui ont un air de famille et sont toutes différentes. Elles affichent une régularité méthodique, mais dérangée. Sans doute cela tient-il au fait qu’elles sont le résultat de collaborations entre espèces d’araignées différentes, chaque espèce cherchant à produire des schémas spécifiques. Ces toiles sont donc le résultat d’une collaboration inter-espèces. L’émotion est très forte et perceptible dans l’ensemble du public qui déambule de toile en toile. La beauté formelle incontestable, le côté mystérieux lié à la fabrication animale, et le résultat ainsi exposé, chaque toile comme l’image complexe d’une configuration neurologique tissée dans l’espace, la nuit, et qui évoque nos ramifications atrophiées avec les éléments et les autres espèces. Sommes-nous sans le savoir pris dans une telle trame ? Tout cela subjugue incontestablement. Certaines toiles sont censées être équipées de micros amplifiant leurs vibrations, mais ce n’est pas très décelable dans le cadre d’une visite publique.
Une grande installation où, pris ensemble dans un ensemble de toiles, on peut improviser sons et vibrations ensemble
Cette image forte est déclinée ensuite dans l’ensemble du parcours. L’ambition de l’artiste n’est pas uniquement d’attirer beaucoup de mondes mais, aussi, de faire sortir les 500 araignées qui habitent les lieux pour qu’elles s’approprient à leur tour la « toile artistique » qui structure l’exposition. Des installations proposent d’éprouver la grande interconnectivité entre les éléments en présence dans l’atmosphère. Ce sont des ballons flottant en l’air, prolongés par des fils et des stylos. Les mouvements suscités par le passage, la chaleur dégagée par les corps présents créent des écritures au sol. Ces écritures évoquent des topographies cosmologiques imaginaires, d’autres manières de penser des toiles inter-espèces, ébauches d’autres manières de signer sa présence au monde. Les stylos utilisent une encre fabriquée avec les « pigments de particules de carbone noir 2.5 issues de la pollution ». Une fabrication brevetée par une start-up. Une grande salle spectaculaire, plongée dans la pénombre, traversée de faisceaux lumineux et d’éclipses, de points aveuglants et d’ombres profondes mouvantes, replace l’humain dans un système de planètes interconnectées, se réfléchissant les unes les autres. L’impression éprouvée est que, pour survivre dans un tel cosmos, il est préférable de pouvoir flotter, d’éviter les systèmes philosophiques rigides, les certitudes blindées, les points d’ancrage trop fixes. Il faut s’ouvrir. L’auteur parle ainsi de cette installation (A Thermonadynamic Imaginary)
Là vous entrez dans un film en streaming direct, un théâtre d’ombre où le présent, le passé et le futur entrent en collision dans une expérience presque cinématographique. — Tomás Saraceno
On croise des films
hybrides, entre le documentaire scientifique et le film d’art, montrent comment
des particules s’agrègent, passent du stade individuel à celui d’assemblée, ou
nous révèle la technique d’une araignée qui vit sous l’eau, se fabriquant une
bulle d’oxygène, image d’une espèce qui s’adapte à son environnement
contraignant sans le détruire. Et il y a, en point d’orgue, la grande
installation « Algo-R(H)i(Y)THMS », toute blanche et habitée de
toiles et d’astres de cordes tissées, noires. On y pénètre dix à la fois, et
l’on peut jouer avec les structures, se glisser, se faufiler et, surtout, agir
et interagir. Les cordes peuvent être frottées, pincées avec les doigts, mains,
pieds, corps et produire ainsi sons et vibrations. Les visiteurs-euses sont
alors considéré-e-s comme participant à une séance d’improvisation collective
(pour que cela soit effectif, plus de temps et d’interaction entre les
personnes en présence serait nécessaire). Mais l’idée est qu’en évoluant dans
cette installation, actionnant et écoutant les cordes, se roulant au sol qui
fait aussi fonction d’émetteur, on perçoive cet ensemble de corde comme le
prolongement de tous nos organes sensibles et cognitifs, les nôtres, ceux de
nos voisins, cela pourrait être un instrument utile pour expérimenter et
expliquer les phénomènes d’individuation et transindividuation étudiés par le
philosophe Simondon. Et cela préfigure ce dont l’artiste rêve :
une jam session, à savoir jouer ensemble dans un écosystème en devenir, toujours contingent et en évolution permanente, en suivant plusieurs rythmes et trajectoires — Tomás Saraceno
Voler sans carburant, sans pollution, corps politique et poétique soudés, grâce aux technologies naturelles de l’écosystème, retourner voir Icare, penser un autre début…
À côté des espaces où éprouver, il y en a d’autres où se documenter (lire, écouter, regarder, méditer). Mais aussi où s’informer sur les initiatives d’une communauté appelée Aérocène. Elle regroupe des artistes et des scientifiques qui expérimentent des manières de voler sans utilisation d’énergie fossile. Ce sont des sortes de grandes sculptures flottantes gonflées avec l’air ambiant (pas d’hélium ni d’air chaud) et lâchées dans des courants porteurs. Elles y dérivent mollement et tracent ainsi des itinéraires inédits. Elles s’inspirent aussi de cette manière qu’ont certaines araignées de se déplacer au bout d’un fil flottant, attendant qu’il s’accroche à un obstacle, une première assise permettant alors de tisser la toile. Ainsi, ces sculptures stimulent l’imagination de repenser notre ancrage dans le cosmos sans énergie destructrice. Certains de ces vols ont été habités durant une paire d’heures et ont été conduits en des lieux symboliques : là où eurent lieu les premiers essais de bombe nucléaire américains, au-dessus d’un lac salé argentin transformé en site d’extraction de lithium. Une de ces sculptures, fabriquée en atelier collectif à partir de sacs en plastiques récupérés est exposée, visitable. Une autre est en train de se tisser au gré des visiteurs qui veulent bien y consacrer un peu de temps. La solution n’est probablement pas là, dans ces oeuvres, dans ces exercices d’envol. Mais il y a là des balbutiements, des essais, des expériences qui rappellent les débuts oniriques de l’aventure humaine (Icare, etc.) et invitent, dans les conditions catastrophiques que nous connaissons, à revenir à ces débuts pour imaginer et initier d’autres chemins, d’autres formes de développements. On reste facilement trois heures dans les entrailles ainsi reconfigurées du Palais de Tokyo. Sans épuiser tout ce qu’il y a à voir, sentir, méditer. Les médiateurs-trices sont indispensables, il faut les questionner. Le catalogue est riche et instructif, avec un long entretien de l’artiste et les incontournables Bruno Latour, Vinciane Despret… Ca ne va pas tout changer ! Mais ça peut y contribuer.
Pierre Hemptinne
Jusqu'au dimanche 6 janvier 2019
Palais de Tokyo
13 Avenue du Président Wilson
75116 Paris