Totale Eclipse | La Totale !
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Totale Eclipse, est, comme son nom l’indique, une performance sans compromis qui revisite la musique, l’objet filmique et les codes de la représentation pour nous dire, de manière plutôt punk, qu’il y en a marre de rentrer dans les costumes d’une société étriquée aux clichés déceptifs et unilatéraux. C’est radical, percutant, cabochard et drôle. C’est un long larsen dont le crescendo poétique invite à construire autre chose. Un spectacle qui nous fait dire que la relève est bien là, qu’elle a du bagout et que vous ne lui marcherez pas sur les pieds !
Les vieux, les jeunes, leurs bruits et leurs fureurs.
Qu’est-ce que la marge ? Est-ce tout ce qui n’est ni le monde du travail ni la société de consommation ? Est-ce celle des jeunes que l’on contraint avec insistance et précipitation à faire des choix pour rentrer joyeusement dans la masse rutilante des moutons de Panurge ? Est-ce celle des vieux que l’on fait sortir de nos économies, les condamnant au mutisme et à la grisaille de l’invisibilité sociale ? Quelle est l’utilité de rentrer encore dans la norme quand tout a déjà fait faillite ? Que ce soit dans les textes où dans la mise en scène, le trio créateur ne se pose même plus ces questions désuètes tant il est nécessaire de changer la donne. Aujourd’hui, fini les dictées, on crée notre nouveau discours.
Présidée par la jeune et talentueuse Augusta, qui du haut de ses 9 ans assume son regard accusateur, la performance travaille à la destruction des carcans pour revenir à ce qu’est la liberté entière, d’abord celle de s’exprimer envers et contre tous, ensuite celle de construire rageusement notre avenir sans murs normatifs. C’est aussi nous proposer d’être à l’écoute de nos désirs, en sachant qu’ils « sont souvent contradictoires et toujours complexes ». A la fois joueuse et impératrice, super-héroïne et enfant terrible, Augusta a décidé de nous montrer l’exemple et de ne pas prendre les poses qu’on lui propose.
Pendant ce temps, en contrepoint sur l’écran, un couple de retraités « en-raybanné » tient lui aussi au poing ses pavés de révolte, prêt à en découdre avec ceux qui voudraient les enfermer dans ce qui ne leur ressemble pas. Un cadre rigide, poussif et abandonné. Celui de l’écran est donc ironique et symbolique.
Voyageant sans cesse entre la musique, la scénographie, les mots et les projections, le spectacle crée un langage construit de manière inhabituelle. Un ping-pong surprenant. La narration, elle aussi se balade entre la distanciation et l’apostrophe du spectateur, l’invective de la bien-pensance et le refus en bloc d’accepter les choses telles qu’on nous les impose, le spectacle ouvre les possibles en bousculant son public avec justesse, provocant les réactions et le guidant vers ce besoin urgent de renouveau et de démesure.
Redéfinir les théâtralités.
Puisque les sœurs h et Maxime Bodson sont dans le registre de la performance, tout peut s’expérimenter. Pareil à l’artiste contemporain qui met en scène son propre dispositif de création, le plateau apparaît d’emblée comme un studio de travail, bordélique, jonché de câbles et d’instruments. Aucun plafonnier ne vient éclairer cette scène. Quelques lampes de bureau, de-ci de-là, à même le sol, sont allumées par la jeune actrice entrant en scène. S’ensuit l’écran qu’elle incendie avec la phrase « tu vas t’en créer de la routine, mon gros bébé, d’accord ? ». Elle allume une boîte à rythmes, danse et au bout d’un temps, interpelle Maxime pour qu’il se mette à jouer. Tout est déjà annoncé. Nous savons que la jeunesse vient de prendre d’assaut le spectacle, peu importe si rien ne semble préparé. Le théâtre va être brut, frais et spontané.
La projection vidéo d’Isabelle Henry crée une esthétique inconnue qui sans se soucier des raccords est d’une beauté inattendue. Elle additionne les images brutes les unes sur les autres par transparence, les unes aux autres par collage, tout en créant de nouvelles significations par juxtaposition à ce qui se passe sur scène. Ainsi, les mots rebondissent, les images répondent, un dialogue moderne se crée, s’entend et se regarde. Cette réappropriation de la matière filmique est rare. Son jeu, additionné à l’écriture toujours ciselée de Marie Henry, s’éloigne des codes cinématographiques, devenant éminemment théâtral. Il est art par suggestion et non plus par monstration. Une poésie active.
Maxime Bodson expérimente lui aussi, changeant inlassablement de registre et d’instruments (boite à rythmes, petits ou grands synthés, guitare électrique). Son « opéra » passe du lyrisme au rock le plus radical. Il est un ensemble qui enveloppe tout le spectacle, accorde son ton frontal et conforte les va-et-vient de la narration. Une cohésion complète.
A l’heure où la démesure s’impose pour réveiller nos humeurs découragées comme nos perspectives bien trop incertaines, Totale Eclipse est une cure d’espoirs salutaires. C’est un vent de liberté frais qui souffle sans jamais faiblir. L’interprétation courageuse de la jeune Augusta explose, l’enthousiasme aussi généreux que contagieux. Le travail du texte et de l’image des sœurs Henry est délicat, d’une justesse précieuse. Maxime Bodson sort des chemins balisés et propose un crescendo qui ne badine pas jusqu’à une version très personnelle d’un Nightclubbing sans précédent… Vous qui entrez ici, si vous n’avez plus d’espoir, c’est le moment de vous rendre compte que tout n’est pas encore perdu. Tout peut changer, furieusement. L’art, ça sert aussi à ça.
Proposé en première vendredi dernier, 4 mars, au PointCulture Namur en coproduction avec le Delta, Total Eclipse sera à voir ou à revoir au PointCulture Bruxelles, le 11 et 12 mai prochains à 20h. Un conseil, réservez vite…
Jean-Jacques Goffinon
Crédit photo : PointCulture