Trajets de mineurs migrants au festival Millenium
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Kafia en Hongrie : l'apprentissage de la vie
« Álmodunk : nous rêvons », « gyerekszoba : la chambre d’enfants », « játszanak : jouer » — ...
L’écran est noir. Une jeune fille prononce des mots dans cette langue étrange (non indo-européenne mais « de la branche finno-ougrienne des langues ouraliennes ») que représente le hongrois à nos oreilles de francophones. Une femme la reprend, lui fait répéter, l’aide à trouver la prononciation juste. Une de ces leçons – pas toujours aussi simples qu’elles n’y paraissent – auxquelles renvoie le titre du documentaire Easy Lessons de Dorottya Zurbò.
Le noir du carton de départ disparaît et on découvre, filmés en gros plans, les mains puis le visage de la jeune fille. Ses yeux pétillants, son sourire crèvent l’écran, illuminent le cadre. Kafia a 17 ans, elle a fui, avec la complicité de sa mère – mais seule – un mariage arrangé en Somalie, et cela fait deux ans qu’elle vit à Budapest
Pourquoi la Hongrie ? Je suis restée coincée ici. J’étais sur la route depuis un an et je n’avais plus la force d’aller plus loin. — Kafia
Entre l’école (la dernière année du secondaire, les cours de math, d’histoire et de gym, les danses de salon, l’apprentissage de la natation) et un foyer de protection de la jeunesse (au milieu de jeunes filles hongroises – filles-mères ou fugueuses ramenées par la police – plus délurées, plus sauvages et plus écorchées vives qu’elle) et ses premiers boulots dans le monde du mannequinat, elle se construit un film-puzzle conjugué au présent, fait d’instantanés de la vie de Kafia.
Mais les examens de Kafia (les logarithmes, l’Empire austro-hongrois) ne sont peut-être pas les défis les plus forts qui attendent la jeune fille et, derrière son look irréprochable (« les gens me disent que je ne ressemble pas à une réfugiée »), son visage impassible et imperturbable (« en Somalie, enfant, on m’a toujours appris à ne jamais montrer mes sentiments »), il y a une tectonique des plaques sentimentale qui est à l’œuvre. Deux visions du monde, l’ici et le là-bas, mais aussi l’enfance et le passage à l’âge adulte qui rentrent lentement – mais inexorablement – en collision. Kafia essaye de comprendre et de gérer ces changements qu’elle sent en elle, d’imaginer ce qu’en penserait sa mère, restée là-bas. Sa mère qui l’a sauvée et qu’elle adore, mais qui ne comprendrait peut-être pas les choix de vie de sa fille…
Shahib aux Pays-Bas : au charbon dans le white cube
Shahib aussi est d’origine somalienne, mais les similitudes s’arrêtent là. Tant son parcours que le film qui en rend compte (Papieren Land de Marie van Vollenhoven) sont très différents.
Shahib est arrivé à l’aéroport de Schiphol avec sa mère et ses frères et sœurs en 1995, après que des hommes armés ont abattu leur père, en pleine guerre civile somalienne.
Papieren Land/Paper Land est un film réalisé à quatre mains, en collaboration entre Shahib Sabriye Sidow lui-même, et l’artiste pluridisciplinaire Marie van Vollenhoven (dessinatrice, peintre, animatrice, elle relie souvent dans son travail les images fixes et en mouvement, la danse, le théâtre, la science ou la philosophie). À la fois très formel et généreux, leur film est un collage, se décomposant en dessins, bouts de cinéma d’animation, témoignages, performances (Shahib rejouant, en passant par le jeu, de l’autre côté du guichet ou de la table, ses rencontres avec l’administration), etc. En même temps, l'ensemble maintient une belle cohérence, avec la présence très forte, quasi permanente, d’un white cube – décor sans cesse décliné et adapté – ainsi que les noirs charbonneux des traits au fusain de la dessinatrice.
Le pays vers lequel tu as fui te traite comme l’une ou l’autre farde, comme l’un ou l’autre dossier administratif. — Shahib Sidow
Là où Dorottya Zurbò filmait la dérive, la mue et la renaissance de Kafia en direct, Marie van Vollenhoven et Shahib Sidow mettent en scène rétrospectivement, en le rejouant pour en faire le bilan, un parcours qui a mis deux décennies à se déployer.
Shahib est arrivé à l’âge de 9 ans aux Pays-Bas ; il en a trente au moment du tournage. Cela fait 21 ans qu’il vit dans son nouveau pays. Quand on le complimente sur le niveau de son néerlandais, il ne le prend pas comme un compliment mais presque comme « la pire des insultes » (« Demandez-moi depuis combien de temps je suis ici puis réfléchissez. C’est normal que je parle bien néerlandais. À quoi vous attendiez-vous ? ») et quand, lors d’un entretien pour sa demande d’asile, on lui demande de parler des rues de Mogadiscio, il répond qu’il n’y a plus mis les pieds depuis plus de vingt ans mais qu’il pourrait parler de la moindre ruelle de Maastricht ou de ‘s-Hertogenbosch, où il a grandi…
Attentes, temps perdu, revers administratifs, angoisses de l’expulsion, dépression : le chemin de vie de Shahid est tumultueux. Par son côté performatif et haché, par la profondeur de ses noirs et l’aveuglement de la saturation de ses blancs, par l’inventivité des situations mises en scène, la forme du film offre un écho sensible à ce cocktail de rêve, de déception, de tendresse et de rage qui anime Shahib.
Philippe Delvosalle
Dans le cadre du festival Millenium
Easy Lessons
sera projeté :
Le mercredi 27 mars 2019 à 21h15 au cinéma Vendôme à Bruxelles
Paper Land / Papieren Land
sera projeté :
Le samedi 23 mars 2019 à 19h au cinéma Galeries à Bruxelles
et
Le mercredi 27 mars 2019 à 19h30 au cinéma Vendôme à Bruxelles