Tribune : #MeToo et l’affaire Bond
Il semble que s’attaquer aux travers machistes d’un
personnage de fiction ne soit pas bienvenu. Surtout si, en fait de fiction, il
s’agit d’une saga ancienne, pilier de l’industrie cinématographique. Là, est
peut-être, déjà, la première erreur d’aiguillage dans la manière de traiter la
nouvelle affaire de l’agent Bond ? Sous prétexte qu’il est un personnage
de fiction, toute agression à son égard reviendrait à mettre en cause de
manière générale le rôle de la fiction dans notre culture. C’est peut-être
aller vite en besogne et s’insurger précipitamment contre une possible
confusion entre réel et virtuel. En clair, s’en prendre à des méfaits concrets,
réalisés par des personnages bien réels, pas de souci. Mais quel est le sens de
s’en prendre aux clichés désastreux véhiculés depuis des générations par un
personnage inventé et qui plus est jouant habilement avec un « troisième
degré » pour banaliser les comportements sexistes les plus lourds !? Et
surtout qui a un immense succès populaire, interprété comme preuve de sa
modernité jamais démentie !
Une ligne rouge s’érige d’emblée : attention, préservons la liberté de l’artiste. Mais de quelle liberté parle-t-on exactement ? Et comment peut-on sérieusement séparer de la sorte « fiction » et « monde réel » ? Ce qui se produit dans le réel n’alimente-t-il pas la fiction, et ce que produit la fiction n’a-t-il aucun impact sur les imaginaires et les comportements ? Voici ce qu’écrit Nicolas Crousse dans l’édito du journal Le Soir (9 février 2018) :
Mais voici qu’en s’en prenant à des personnages de fiction, le mouvement entend désormais réglementer la liberté de l’artiste, moraliser son imaginaire, menacer sa capacité à explorer les ombres de la nature humaine. — Nicolas Crousse
Est-ce que problématiser l’impact d’un imaginaire produit par un modèle de société, imaginaire entretenu et exploité par une certaine production artistique signifie vouloir « réglementer la liberté » ? Et dans les modes de fiction et la manière de les produire, n’y a-t-il pas des nuances à introduire ? Est-ce que les films de James Bond ont vraiment comme objectif « d’explorer les ombres de la nature humaine » ? Ne serait-il pas judicieux de distinguer entre ce genre de cinéma de divertissement et par exemple un cinéma un peu plus d’auteur (ça devient peut-être un gros mot ?) qui, à travers la fiction, va en effet explorer, questionner, mettre en scène des côtés obscurs du désir, des relations humaines et amoureuses, et permettre un tant soit peu de s’interroger sur ces comportements, de rendre possible une prise de conscience, une critique ? Un cinéma qui joue délibérément sur des clichés et des caricatures, carrément de manière propagandiste, à des fins de grosses rentrées commerciales, doit-il être mis sur le même pied que d’autres formes de fiction ?
Pourquoi questionner la responsabilité des artistes et des images qu’ils véhiculent - ils ne les inventent pas tous, beaucoup d’images sont des biens communs, ce ne sont pas des êtres saints et désintéressés, certains savent aussi jouer sur les mauvais instincts – reviendrait-il à vouloir faire triompher le « politiquement correct » comme le laisse entendre Jean-Philippe Costes, répondant aux question de Nicolas Crousse. Je ne vois pas vraiment ce qui justifie ce raccourci. Il me semble que l’on peut être très impoli politiquement dans la manière de « fictionner » les affres de la nature humaine sans pour autant alimenter une industrialisation de la banalisation sexiste. Il peut y avoir de grandes différences dans les formes de fiction, les esthétiques, les manières de traiter les choses. Et s’agiter quand James Bond se retrouve « dans le box des accusés » (Le Soir), n’est-ce pas finalement encore une défense de notre machisme bien ancré ? Allez, oui, OK, réagissons quand il y a agression dans la vraie vie, mais au moins laissez-nous ce coin d’imaginaire où le machiste reste libre d’agir selon ses pulsions, faut pas déconner. Et après d’aller chercher de fausses justifications, défense de la liberté d’expression, l’artiste est sacré dans sa création, résister à la moralisation croissante, lutter contre le politiquement correct…
Pierre Hemptinne
Directeur de la médiation - PointCulture