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« Un bref instant de splendeur » d'Ocean Vuong

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Dans ce premier roman d'un lyrisme cru, un jeune poète américain d'origine vietnamienne revient sur son héritage d'enfant immigré dans une petite ville du Connecticut. Plus qu'un témoignage sur les traumas de la guerre ou la découverte d'une sexualité queer, le livre suppose un acte de foi envers la littérature en tant que lieu de résistance contre toutes les assignations.

Sommaire

Parfois, quand je suis insouciant, je crois que la blessure est aussi le lieu des retrouvailles de la peau avec elle-même, qui demande à chaque bout : où étais-tu ? — Ocean Vuong

Parler en guerre

Soudain, par un malheureux et tout aussi dérisoire effet de représentativité, la littérature se retrouve pieds et mains liés avec les sciences humaines. Racisme, pauvreté, toxicomanie, traumas de guerre, travail immigré, problématiques liées au genre, à l’éducation, découverte de la sexualité : avouons que le programme est chargé. Et quand l’auteur, par ailleurs déjà lauréat de nombreux prix, devient la cible d’une attention démesurée, voire déplacée sous le regard d’une critique unanimement enthousiaste, on se dit qu’il faudra compter avec les déçus.

Que cela soit clair, Ocean Vuong n’a rien d’une évidence, ni sur le plan littéraire ni sur le plan biographique.

Pour moi, le roman s'apparente au mythe de l'arche de Noé. Il exige qu'un écrivain charge son arche de toutes les choses qu'il aime le plus, de toutes les choses qu'il juge nécessaires pour penser et ressentir dans un avenir jeté au-delà du danger et de l'anéantissement. — Ocean Vuong, Les Inrockuptibles, 19/01/21

Dos tourné aux lectures sociologisantes, l'intérêt qu'Ocean Vuong porte au genre romanesque ne le rapproche pas davantage du prosateur classique. La différence se cristallise en l’objet d’une lettre adressée à sa mère. Choix formel radical autant qu’excluant en ce sens que « Chère Maman » en guise d’ouverture force le lecteur à s’immiscer dans le champ d’une apostrophe qui ne le concerne pas. Or s'il existe un seul endroit au monde où mère et fils ne peuvent se rejoindre, c'est dans la langue écrite. Fût-elle encore en vie, la fille d'une paysanne vietnamienne et d'un militaire américain n'aurait pu, en temps de guerre, être jugée digne de fréquenter l'école. Les lacunes de son éducation, jamais cette femme ne réussira à les combler, même plus tard auprès de son fils, pas plus d'ailleurs qu'elle ne parviendra à parler la langue de son pays d'accueil. Que la missive soit vouée à demeurer sans réponse ne la vide cependant pas de son sens. Le fait souligne au contraire que l'horizon de l'écrivain, quoique secret, informulé, demeure autre, ayant tout à voir avec la puissance occulte que l'auteur confère à la littérature. Reste que le procédé a un prix, celui d'une mise à distance absolue des êtres invoqués par la lettre. Muets, absents, ceux-ci n'ont pas plus de consistance que des fantômes. D'une solitude extrême, cheminant sans carte et sans chercher à combler les vides, l'auteur se borne à suivre le sillon qu'ils ont laissé dans son corps et dans le souvenir des événements vécus. Il va de soi que les images qui surgissent de ce positionnement intérieur difficile à identifier n'offrent des événements relatés aucune idée précise, tout est très flou, les situations, les états, les moments dits de splendeur, surgissent abruptement, sans contours nets, de façon lancinante, désordonnée.

La forme épistolaire tient cependant un argument moral essentiel : l'impératif de ne pas parler en un nom autre que le sien. La langue, pour Ocean Vuong et les siens, est le lieu d'un exil.

Notre langue maternelle n’a donc rien d’une mère : c’est une orpheline… Maman, s’exprimer dans notre langue maternelle, c’est parler seulement partiellement en vietnamien, mais entièrement en guerre. — Ocean Vuong

Les retrouvailles de la peau avec elle-même

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Né en 1988, Ocean Vuong a deux ans lorsqu’il quitte son pays d’origine. Dans l’après-guerre au Vietnam, une peau trop blanche comme celle de sa mère ou la sienne trahit un métissage coupable. Menacée de mort, la famille doit fuir le pays et, après un séjour dans un camp de réfugiés aux Philippines, trouve asile à Hartford, un bled paumé dans le Connecticut. La mère, bientôt séparée d’un mari abusif, occupe un emploi sous-payé dans un salon de manucure. Elle est analphabète et ne parle pas davantage l’anglais.

C’est dans ces moments-là, près de toi, que j’envie les mots de faire ce que nous ne pourrons jamais faire – leur capacité à tout dire d’eux en restant immobiles, en se contentant d’être. Imagine que je puisse m’allonger à tes côtés et que tout mon corps, la moindre cellule, irradie un sens limpide et singulier : pas tant un écrivain qu’un mot, imprimé à tes côtés. — Ocean Vuong

On manquerait de comprendre ce que ce livre a de singulier si on ne précisait pas qu’avant tout, Ocean Vuong est poète. Paru en 2016 aux États-Unis, Night Sky with Exit Wounds a été traduit en français par Marc Charron, sous le beau titre de Ciel de nuit blessé par balles.

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Que ce soit par l’usage du vers libre ou dans une prose qui l’est tout autant, Ocean Vuong semble avoir trouvé, grâce à la littérature, une terre habitable. De prime abord, son cheminement n’est pas d’ordre esthétique. Ainsi en va-t-il des poètes : quelques-uns parmi eux ne le sont que par défaut. L’anglais qu’Ocean Vuong apprend à l’âge de 11 ans est la langue des GI. Le miracle opéré par la littérature est qu’elle ne va pas donner forme au jeune homme, elle ne va pas l’américaniser, le rendre plus fréquentable, c’est bien plutôt lui qui, partant de son déracinement, de son ascendance meurtrie et de ses propres conflits irrésolus, va la laisser prendre la mesure de ce qu'il ressent, y compris dans ce qu'il n'est pas. Si quelque chose dans sa manière d’aborder la prose peut surprendre, ce n’est pas tant dû au style ou au vocabulaire. Dénués d’apprêt, impudiques ou crus, mots et syntaxe n'ont jamais rien que d’instinctif pour Ocean Vuong. Il s’agit plutôt de l’extraordinaire confiance accordée au texte, seul capable d'accueillir le concret de l'expérience, et de l'accueillir lui, tel qu’il est, hôte mineur du sol américain et de ses parlers distinctifs. Bancale, fragile, discontinue, la composition d'Un bref instant de splendeur ne fait donc qu’épouser la vitalité d’un corps indécidable et hors-norme.

Je n’essayais pas de faire une phrase – j’essayais de me libérer. Parce que la liberté, paraît-il, n’est rien d’autre que la distance entre le chasseur et sa proie. — Ocean Vuong

La tendresse dévolue aux abîmés

Voix solitaire, des marges et de l’exil, le narrateur d’Un bref instant de splendeur l’est également dans l’exploration de sa sexualité et de ses désirs. Violenté par sa mère, souffre-douleur à l’école, il ne désavoue pas son attrait amoureux pour la soumission, tendance qui se fait jour dans l'adolescence auprès d’un jeune toxico éperdument aimé. De cette relation qui a tout pour paraître dysfonctionnelle se révèle un point de vue de douceur dont on comprend qu'elle conduit dans sa totalité l'entreprise littéraire et morale d'Ocean Vuong. Cette tonalité bien spécifique, ce n'est pas de la faiblesse (même si elle en suit les rebords avec délectation), encore moins un désespoir mué en détachement, mais une lucidité féconde. La bascule est d'être né d'un refoulement et d'en revenir constamment, de faire de cet héritage-là, étanche à toute logique normative, une force et un principe de création.

Parfois la tendresse qu’on vous offre semble la preuve même qu’on vous a abîmé — Ocean Vuong

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Ocean Vuong, « Un bref instant de splendeur », traduit de l’anglais par Marguerite Capelle, Gallimard, 2020


Image en bannière : Leon Spilliaert, Éclair vert sur la mer (détail)

Texte : Catherine De Poortere