Un conte au cinéma, Alice au Pays de Méliès 2/3
Sommaire
Alice in Wonderland, un film des studios Disney (1951)
L’idée d’adapter Alice au pays des merveilles tentait Walt Disney bien avant l’année de sa réalisation.
En 1923, après plusieurs emplois dans des studios de cinéma où il se forme à l’animation, il crée avec un ami son premier studio la « Laugh-O- Gram », grâce à un contrat décroché pour une série originale intitulée « Alice comedies », inspirée très librement du conte de Lewis Carroll. Disney introduit dans un dessin animé un personnage réel, une petite fille nommée Alice.
Cette série sera diffusée jusqu’en 1927. Il réalisera aussi en 1936, un court métrage de Mickey Mouse « Thru the mirror » où Mickey endormi, le livre de Lewis Carroll sur son lit, est entraîné dans une aventure onirique cauchemardesque dont les séquences portent des réminiscences de sa lecture.
La complexité de l’adaptation d’Alice au pays des merveilles, dans le style des productions des studios Disney, a ralenti le processus de création du long métrage. Les spectateurs qui n’ont pas lu le livre de Lewis Carroll reprochent souvent à ses adaptations d’être une suite de séquences sans queue ni tête. Mais tel est le conte, il ne raconte pas une histoire, il se développe comme les séquences d’un rêve. Les situations absurdes, les personnages et leurs propos qui déconstruisent la réalité, s’en moquent et forcent Alice à réfléchir sur le réel, sont l’essence du livre et en font toute la saveur. Ici pas de narration classique. Si Alice est bien la protagoniste de l’aventure, l’enchaînement des situations s’opère de séquence en séquence sans aucune logique narrative. Les personnages rencontrés ne sont pas liés entre eux puisqu’ils diffèrent de scène en scène. Alice ne rencontre pas d’ennemi véritable qui empêcherait son cheminement, elle se heurte à des interpellations absurdes, perd toute notion de temps, de lieu et d’identité.
L’autre difficulté à laquelle se heurte Disney est l’adaptation des illustrations de John Tenniel pour le graphisme d’un long métrage d’animation. Ce sont les dessins de Mary Blair qui seront finalement choisis. S’écartant de ceux de Tenniel, elle prend le parti d’un dessin aux traits plus épurés et des couleurs franches.
Le film des studios Disney respecte l’enchaînement de situations fantasques dans lesquelles est emportée Alice. Les dessins, les couleurs, le rythme du film entraînent le spectateur dans une suite de scènes cocasses et singulières et plongent le jeune spectateur dans un monde insolite mais merveilleux. Tout comme ont procédé les scénaristes du film de Mc Leod, ceux des studios Disney ont mêlé des épisodes des deux récits, Alice au pays des merveilles et De l’autre côté du miroir.
L’enjeu de l’adaptation est de proposer une autre vision de l’œuvre transposée. Que cette vision rencontre l’adhésion d’un public en est un autre. Disney aimait le conte et voulait l’adapter pour son public, familiarisé à son univers, celui de Blanche-Neige, de Bambi, de Pinocchio, … Néanmoins, en modifiant les séquences du conte au profit de la créativité des dessinateurs et scénaristes qui ont choisi de pousser l’humour et la loufoquerie plus que le véritable jeu de non-sens, le récit filmique se trouve en partie dépossédé de l’interpellation du réel qui imprègne le texte de Lewis Carroll.
La sélection opérée dans le film parmi les soliloques d’Alice qui raisonne sans cesse sur ce qui lui arrive respecte cependant certaines facettes de son état d’esprit. Elle est consciente de la bizarrerie des événements, elle réfléchit en se servant de ses connaissances et s’incite à une certaine prudence, avant de céder à la curiosité, advienne que pourra !
Dès le début du film, alors qu’Alice écoute distraitement sa sœur lui lire une leçon d’histoire dans un jardin, elle est frappée par le mot « non-sens » et déclare que son monde serait celui du « non-sens » où « les choses ne seraient pas ce qu’elles sont et seraient ce qu’elles ne sont pas… » Le ton est donné et le récit filmique est introduit par une chanson d’Alice qui rêve à ce monde où animaux, fleurs et ruisseaux parleraient… Surgit alors le Lapin Blanc qui consulte sa montre et entraîne Alice vers la chute lente dans le tunnel sombre.
Les premières séquences du film suivent le premier livre de Lewis Carroll presque page à page. Tout en respectant le ton du non-sens, les scénaristes et dessinateurs inventent quelques astuces pour l’adaptation et le rythme du film, telle la serrure qui parle dans la salle des portes,
«- C’est impassable, dit-elle à Alice, trop grande pour passer par la serrure.
- Vous voulez dire impossible, répond Alice.
- Non, impassable, rien n’est impossible, réplique la serrure. »
Dans le conte, pas de serrure qui parle, Alice doit se débrouiller seule et c’est elle qui pense « que rien, ou presque, n’est véritablement impossible. »
La rencontre avec le Ver à soie est vraiment amusante voir surprenante pour un dessin animé de la tradition Disney destiné au jeune public. Dans un décor psychédélique avant la lettre, la créature fantasque fume le houka en se prélassant sur un champignon et sonde Alice à propos de son identité tout en exhalant des ronds de fumée. Elle incite ensuite Alice à prendre des morceaux du champignon qui l’aideront à modifier son apparence. La scène du récit est respectée, on y retrouve le dialogue original entre les deux personnages et le questionnement d’Alice qui doute de son identité.
Peu à peu le film prend des libertés et en prendra de plus en plus. Un certain non-sens donnera toujours le ton, y compris dans les textes des chansons, mais des épisodes du conte seront complètement transformés.
Dans la séquence du jardin des fleurs qui parlent, qui précède celle du vers à soie, les scénaristes vont dénaturer les propos de la conversation d’Alice avec les fleurs querelleuses et moqueuses, pour les faire chanter en harmonie une chanson assez mièvre (en français «Un matin de mai fleuri»).
Toujours sur les traces du Lapin blanc, Alice croise le Chat du Cheshire. Le dialogue de la rencontre va et vient entre celui du livre et celui des scénaristes. Le Chat envoie Alice vers le Chapelier et le Lièvre de Mars, et c’est la scène du Thé chez les fous, scène mythique à chaque adaptation revisitée. La scène du dessin animé est délirante et pleine d’invention quant aux jeux avec les tasses de thé et les théières. Elle est axée sur l’idée du Lièvre et du Chapelier de fêter les non-anniversaires, idée qui est prise dans l’épisode de Rondu-Pondu, l’œuf qui parle dans De l'autre Côté du Miroir.
Chez Disney, la scène est une véritable folie, une pure loufoquerie et l’hystérie des personnages devient exaspérante. La scène ainsi traitée perd tout le sens du non-sens, perd l’humour des jeux de logique et de déconstruction du réel. Ici le parti de l’équipe des studios Disney semble être de pousser la loufoquerie par l’image pour amuser un public d’enfants.
La scène du film qui suit celle du Thé chez les fous, s’écarte complètement de l’esprit du conte. Alice y déclare qu’elle en a assez du non-sens et qu’elle veut rentrer chez elle. Le film la place alors face à des créatures trop fantasques au comportement hostile, accentuant encore le délire qu’Alice ne supporte plus. Désespérée de ne pas trouver le chemin du retour, elle se met à pleurer et chante une chanson dans laquelle elle s’accuse de «faire ce qu’elle sait très bien qu’elle ne devrait pas faire» et déplore ce comportement et sa curiosité qui lui attire un tas d’ennuis. La chanson est moralisatrice, la curiosité est un vilain défaut ! Et la scène parait comme une tentative de remettre Alice et le spectateur dans le droit chemin d’une réalité objective et de rappeler les valeurs d’une bonne éducation.
Quant à Lewis Carroll, c’est au début des aventures d’Alice qu’il la montre quelque fois désemparée par ce qui lui arrive mais son héroïne est courageuse et surmonte ses inquiétudes. C’est précisément sa curiosité assortie d’un incessant questionnement sur les choses et les événements qui la rend audacieuse et lui permet d’évoluer dans ce monde extraordinaire. Et surtout, aucune moralité ne vient pervertir la liberté du récit.
Lorsqu’Alice se retrouve face à face avec les compères Tweedeldee et Tweedeldum et leur chanson du Morse et du Charpentier, les studios Disney introduisent un court métrage dans le long métrage, pour illustrer la chanson reprenant ainsi le procédé du film de McLeod.
En 1951, le film ne reçut pas l’accueil du public espéré par Disney. Alice au pays des merveilles est déjà un mythe de la littérature et le film est descendu par les critiques. Disney le retira du circuit. Dans les années 60 il fut remis en salle et découvert par le milieu estudiantin qui fut séduit par l’esprit résolument absurde et loufoque du film et son esthétique graphique. A nouveau retiré du circuit, il reparut dans les années 70 et cette fois connut le succès qui ne s’est jamais démenti dans les ventes de vidéo et DVD. Et il faut reconnaître aujourd’hui que le film est une réussite si l’on s’en tient à l’univers de Disney dont il se démarqua par sa loufoquerie exubérante et une narration atypique. Malgré les critiques qu’on peut lui faire de n’avoir pu restituer le véritable non-sens qui imprègne le texte de Lewis Carroll, il donne cependant un bel aperçu du conte dans le foisonnement des séquences et des personnages.
Le film est désormais considéré comme un classique du cinéma d’animation et pour la plupart d’entre nous, l’image que l’on se fait d’Alice est plus celle de Disney que celle de John Tenniel, parce que c’est Disney qui nous a fait découvrir le conte.
Alice, un film de Jan Svankmajer (1988)
Alice se dit en elle-même
je vais vous montrer un film
un film pour les enfants
peut-être
peut-être si on se fie au titre
pour ça il faut
fermer les yeux
car sans cela
vous ne verrez rien du tout.
Ainsi est introduit « Alice » ou « Quelque chose d’Alice » d’après le titre original du premier long métrage du cinéaste tchèque. L’invitation à regarder les yeux fermés suggère un état de conscience particulier, celui du rêve éveillé. Jan Svankmajer et sa femme Eva sont des artistes surréalistes (lui se dit militant surréaliste) en recherche constante*. Peintres, graveurs, collagistes, céramistes, cinéastes, leurs créations inventent leur monde. Jan Svankmajer a été marionnettiste, son univers si singulier mêle animation et prises de vue réelles dans un film dont l’originalité se détache des deux adaptations précédemment évoquées. Cabinet de curiosités, objets, collection… et obsessions. Les objets chez les Svankmajer sont les protagonistes du récit onirique et leurs assemblages en fondent le décor. Objets et matières concrètes constituent le ferment sur lequel se forge l’imaginaire, l’environnement dans lequel il va s’épanouir.
Ici le Lapin Blanc est un lapin empaillé qui s’anime soudain dans la vitrine où il est exposé. On est dans une pièce assez sombre, une petite fille s’y ennuie. La caméra s’attache aux objets. Collection d’insectes et de coquillages, bocaux, jeu de cubes de bois, encrier, poupée, jeu de cartes… Pas de musique, la bande son ne diffusera que les bruits ambiants.
Le Lapin Blanc se libère des clous qui le fixaient dans la vitrine et ouvre un tiroir secret dans lequel se trouvent des habits qu’il revêt sous le regard de la petite fille médusée, avant de briser la vitrine et de fuir. Il emporte avec lui une paire de ciseaux. Dans l’effort fourni pour se libérer une déchirure se fait dans son pelage qui laisse s’échapper de la sciure de bois. Le Lapin coupe le fil d’un collier accroché à un miroir de la chambre et l’empoche. Lorsqu’il consulte une montre à gousset, un gros plan montre les lèvres de la petite fille dont la voix intervient :
« Mon dieu, mon dieu, je vais être en retard ! se dit le Lapin Blanc. »
Nouvelle séquence, le Lapin de met à courir sur la terre d’un champ labouré. La jonction des deux séquences est visuelle, l’image montre de la terre sur le plancher de la chambre.
Le procédé du gros plan sur les lèvres de la petite fille tandis qu’elle récite une phrase du conte, sera utilisé à plusieurs reprises durant le film comme rappel de la narration auquel il se rattache.
Une table de bois au milieu du champ. Le Lapin frappe dans ses mains et un tiroir s’ouvre. Le Lapin saute dedans et consulte à nouveau sa montre. La petite fille a observé sa fuite et sa voix à nouveau commente :
« Je suis bien trop en retard, soupira le Lapin Blanc. »
Elle interpelle le Lapin qui s’engouffre alors dans le tiroir qui se referme. La petite fille se lance à ses trousses dans le champ et s’engouffre à son tour dans le tiroir comme Alice dans le terrier du Lapin. Elle progresse alors dans une galerie dont le sol est couvert d’instruments de mesure en bois. Les détails chez le cinéaste ont de l’importance. S’il reprend des épisodes du conte de Lewis Carroll et se les approprie pour les intégrer à son univers, il en retient certains détails précis qu’il relie à un nouveau récit. Dans le texte de Lewis Carroll, Alice durant sa chute voit des cartes géographiques sur les parois du tunnel dans lequel elle tombe, elle se demande de combien de kilomètres elle est déjà tombée, elle tente d’estimer latitude et longitude de la profondeur atteinte, car nous dit le texte elle a appris quelque chose de ce genre dans ses leçons… Svankmajer sème des objets, ici les instruments de mesure, invention visuelle, comme réminiscence du récit original. Ce procédé créatif s’appliquera tout au long du film, l’objet métaphore parfois ésotérique se substituant à un fragment du récit de Lewis Carroll.
Dans la galerie souterraine, Alice découvre le Lapin qui mange de la sciure de bois, matière dont il est constitué sous son pelage. Le Lapin consulte à nouveau sa montre. Voix de la petite fille :
« Ah ! Mon dieu comme il se fait tard soupira le vieux Lapin Blanc. »
La déchirure dans le pelage s’aggrave et le Lapin semble réfléchir. Il frappe dans ses mains, un tiroir s’ouvre et il en retire une grosse épingle dont il se sert pour fermer la déchirure.
De tiroir en tiroir, Alice est entraînée à la poursuite du Lapin Blanc dans un univers étrange et poétique. La technique en laquelle Svankmajer excelle, celle de la prise de vue image par image participe à l’impression de merveilleuse étrangeté ressentie au regard des mouvements et actes des objets animés. Tout en suivant le récit de Lewis Carroll, il enferme ses créatures dans ses propres dimensions. Dans le récit original, l’espace où s'aventure Alice semble vaste, les séquences l’entraînant sans cesse d’un lieu à un autre. Chez Svankmajer, Alice évolue dans une maison délabrée où elle ouvre et ferme des portes, monte et descend des escaliers. L’impression d’une Alice prisonnière d’un rêve, des images de son subconscient en est accrue.
La poésie des images est inquiétante et devient parfois effrayante. Les créatures animées, objets usés, parfois décomposés, éléments du rêve ou du cauchemar, sont hostiles. Alice devenue poupée est agressée par des squelettes d’animaux hybrides. Un moment de l’attaque rappelle « Les Oiseaux » d’Hitchcock.
Dans le récit de Lewis Carroll, les dialogues et soliloques sont importants, Alice parle, questionne et raisonne et l’humour de l’absurde est omniprésent. L’ Alice de Svankmajer est silencieuse, presque grave et observe, elle est curieuse et réagit sur la défensive. L’humour est distillé au sein de l’étrangeté et de l’angoisse.
Les scènes inspirées par les personnages du jeu de cartes sont les plus belles des trois films évoqués jusqu’ici. L’idée de la poupée pour représenter Alice quand sa taille diminue est subtile et poétique. Et bien des inventions nous font écarquiller les yeux…
Si l’univers du cinéaste est plus qu’imprégné de « quelque chose d’Alice » son film n’en est pas moins une création très personnelle. Svankmajer est un prestidigitateur digne du pays de Méliès malgré le côté un peu sombre de ses fantasmagories.
*A propos des Svankmajer, voir le documentaire de Bertrand Schmitt et Michel Leclerc « Les chimères des Svankmajer »( 2001)