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Une africaine-américaine au Borinage

Latoya Ruby Frazier - Et des terrils un arbre s’élèvera - expo au Mac's - 1
La photographe LaToya Ruby Frazier rend compte du désastre économique des anciennes cités métallurgiques aux États-Unis. En résidence au Mac’s, elle met en scène un parallèle avec l’histoire du Borinage. Un choc.

Regards sur la métallurgie, la photographe aux États-Unis

C’est une œuvre encore jeune, dense. La clé pourrait en être l’autoportrait filmé de trois minutes. Deux images côté à côté sur l’écran large, celle de gauche en format portrait, celle de droite, en format paysage. A gauche l’artiste torse nu, vulnérable, respire et expire de manière concentrée, comme lorsque l’on passe un examen médical. A droite, les usines en pleine activité, rejetant fumées et toxines à grand volume. Le vent dirige ces chapelets pollués vers la gauche, vers l’artiste et ses exercices respiratoires. David contre Goliath. D’une part l’individu dans sa plus simple expression (le souffle). D’autre part, l’environnement monstrueux qui l’absorbe sans réserve. L’image en si banale démonte à elle-seule la doctrine néolibérale : l’individu est seul responsable de ce qui lui arrive. LaToya Ruby Frazier vivait dans la proximité immédiate de ce site industriel. Elle l’a respiré jour et nuit, c’était l’air que tout le monde absorbait dans ce voisinage. L’usine ferme, les corps restent, malades et pauvres, au chômage. C’est cette violence économique que la photographe, mais aussi performeuse engagée, capte et documente au prisme de sa sensibilité artistique. Violence qui génère et structure une main d’œuvre bon marché, facile à dominer, et puis la laisse à l’abandon quand la raison économique juge bon d’investir d’autres filières, autre part. Elle photographie la destruction exponentielle, d’abord le tissu industriel, ensuite peu à peu, la déglingue de l’état social, et la disparition de ce qui maintenait activité et soin dans la petite ville américaine. Un processus qui sévit dans bien d’autres villes américaines, selon une logique de classe mais, aussi et surtout, renforcée par une logique raciale.

Latoya Ruby Frazier - Et des terrils un arbre s’élèvera - expo au Mac's - 2

Elle produit de grands panoramas noir et blancs de ruines, d’entrailles immobilières éventrées, et des corps rejetés, méprisés, mais rivés sur place. Comme incapables de s’extraire complètement de ce qui était leur milieu de vie. Et pour ne pas donner l’impression qu’il s’agit juste de quelques aménagements immobiliers, elle inscrit les destructions dans une vision d’ensemble. Ainsi, incontestablement, tout cela s’inscrit dans un plan, une volonté qui dépasse le sort des chômeurs qui vivent encore là. Mais l’artiste, surtout, montre cela surtout depuis l’intimité. Là où, avec quelques êtres vivants, les proches, la mère et la grand-mère surtout, les gestes quotidiens servent à maintenir un espace à soi, un abri, un intérieur protégé. Fragile. Là où la famille supplée à l’Etat, pour maintenir du lien social, une raison d’être. On dirait que dans des bouts de maison en sursis, à la limite de l’insalubre, les identités disponibles sont avant tout fantomatiques, doivent se construire avec le vide, le dénuement, la pénurie. Un régime d’objets de seconde zone, de pacotille, une économie de bouts de ficelle. (Ce que Georges Vercheval qualifie à tort - selon moi - dans un texte écrit pour Culture & Démocratie, de choses « ordinaires ».) Au sein de la filiation de mère en fille, solidaires, elle s’attache à rendre visible l’effet de l’industrialisation puis de la désindustrialisation au fil des générations, sur les corps, le mental, l’espace privé. Soit, un effacement des personnes, une aliénation. LaToya Ruby Frazier se représente ainsi avec sa mère, en ombres chinoises, furtives, derrière une toile fleurie, de ces motifs représentatifs des produits textiles standards produits massivement, devenant impersonnels et, à force, dépersonnalisant leurs usagers. Dans cet effacement, prenant le parti d’apparaître et d’en garder une trace, les deux femmes entreprennent de sortir de l’ombre.

Latoya Ruby Frazier - Et des terrils un arbre s’élèvera - expo au Mac's - 3

La résidence au Grand-Hornu

 C’est sur base de cet engagement à rendre compte des réalités économiques broyeuses de l’humain, non pas sous la forme de reportage, mais dans le fil continu d’une recherche artistique qui entrelace destruction sociale collective et tentative individuelle de proposer des voies de critique reconstructive que le Mac’s invite l’artiste africaine-américaine en résidence dans le Borinage. Son travail, qui s’enracine dans l’histoire ouvrière de Braddock, frappée par la crise sidérurgiste va trouver un terrain d’expression à sa mesure avec le passé historique des mines. Ici aussi, de formidables machines d’exploitation ont broyé des populations entières, déplacées au nom d’une domination économique, soumises aux lois d’un travail infernal et rendues malléables par la misère régnante. Ici aussi, les effets de classe ne sont pas déconnectés des questions racistes. Si, au fond de la mine, tous les témoignages concordent pour dire que les différences s’y atténuaient, il n’en a pas été de même à la surface. LaToya Ruby Frazier photographie des sites importants du Borinage. Des vestiges. Un phénoménale châssis à molettes, juste la structure, attaquée, pétrifiée, embaumée mais comme prêt à tomber en poussières, envahi par la forêt, comme une peuple de mânes refusant qu’il disparaisse complètement. Elle pratique la vue aérienne et, curieusement, ce procédé, au lieu de « voir les choses de haut », crée une surprenante proximité, une empathie actuelle avec tout ce que charrient les strates sociales de ces paysages. Ce sont des vues d’anciennes cités, alignées, sorte de casernes sans âme, celle-ci survenant par l’appropriation ouvrière. Elles sont montrées telles qu’elles sont devenues, aujourd’hui, finalement pas si éloignées de ce qu’elles furent. La continuité est vivante, organique. Il y a aussi ce morceau de village et ses baraquements frontaliers, entre habitat et remises, et une zone fantôme là où se dressait un charbonnage. La topographie actuelle des corons du Grand-Hornu, couches du passé et du présent. Le charbonnage de Flénu, un bosquet sauvage au cœur du village, pas loin de l’église, l’ensemble niché au pied du terril transformé en petite montagne boisée. Montagne ou immense tumulus dormant sous les arbres. Des gros plans montrent comment les lieux de vie se sont transformés, ont été modifiés au mépris de l’histoire de ceux et celles qui y vivaient. Mais surtout, malgré tout, les photos captent les rémanences du passé, la survivance de ce qu’a été le Borinage. Et il ne s’agit pas d’une archéologie photographique car, sous un certain angle, finalement, rien n’a vraiment changé, il ne s’agit pas d’une histoire finie, elle continue. C’est ce qui ressort avec force du parti pris de l’artiste : en montrant les traces de l’histoire des mines telles qu’elles se lisent dans les paysages actuels, cicatrices devenues invisibles au quotidien, en montrant comment la configuration des lieux, en se transformant au gré de l’urbanisation approximative, ne cessent de laisser ressortir ce qui a été le cœur économique de la région, un cœur sans pitié pour ses ouvriers, elle dévoile que ce passé ne passe pas. Ce qui a été subi ici n’est pas effacé, n’est pas pardonné, n’est pas réparé. Ensuite, son travail de résidence a consisté à rencontrer des témoins, recueillir leurs souvenirs, réaliser leurs portraits. Les photos sont comme posées sur un bas-relief d’écriture manuscrite, au crayon, noir sur blanc, déterminée mais souvent tremblante. C’est la transcription des témoignages de tous les anciens mineurs, femmes ou fils et filles de mineurs racontant les épreuves de la vie de mineurs, de ses amis, sa famille. Ici où là, il y a bien le souvenir fugitif de quelques joies et bonheurs, mais dans l’ensemble c’est l’histoire d’un assujettissement douloureux. Prenons, de manière emblématique, l’histoire de ce mineur envahi par les poussières de charbon, tellement habitué à vivre plié en quatre dans les galeries que, sur son lit d’hôpital, il se recroqueville dans la position que lui imposait la mine, pour mourir. Il rejoint le message de l’autoportrait de l’artiste respirant à côté des usines : pour survivre, combien de citoyens se trouvent obligés d’accepter un travail qui les détruit, ou de vivre à proximité d’industries dont les émanations ruinent les santés et sèment la souffrance, parce que pour un pauvre et pour un Noir, c’est moins cher de vivre là ? S’il y a eu beaucoup de progrès sociaux depuis la condition de travail des mineurs, la domination économique des plus riches sur les plus pauvres est toujours aussi bien organisée, voire de plus en plus cynique. Voyons aujourd’hui l’absence significative de créations de nouveaux emplois et, parallèlement, la culpabilisation croissante du sans-emploi, dans la droite ligne d’un état de moins en moins « providence ». Le regard de LaToya Ruby Frazier sur le Borinage n’a rien de passéiste.

Et, d’ailleurs, l’exposition se clôture par une série glaçante de photos sur le nouveau visage de la violence économique. C’est le portrait clinique de la nouvelle raison dominante, technologique, monde de machines sophistiquées qui fonctionnent presque sans main d’œuvre. Une belle série de Lewis Baltz qui complète bien le propos de LaToya Ruby Frazier.

La scénographie est soignée, les photos de la résidence au Borinage ont été imprimées par un artisan local (Bruno Robbe), le guide du visiteur est de qualité. Du beau boulot.


Pierre Hemptinne


Dans la médiathèque de PointCulture, des DVD sur le Borinage


exposition
LaToya Ruby Frazier : Et des terrils un arbre s'élèvera

Jusqu'au 21 mai 2017

MAC's
Grand-Hornu
Rue Sainte-Louise, 82
7301 Hornu

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