Une maternité rouge (Christian Lax)
Sommaire
L’idée d’un voyage à contre-sens pour des pièces patrimoniales rares (ici une petite statuette sacrée à laquelle il manque les bras), en plein débat sur la possible restitution des œuvres d’art au sein de leurs pays d’origine par les anciennes puissances coloniales, peut paraître étrange, voire aller à rebours du sens de l’Histoire .
Un monde gris
Mais dans cette BD (d’un seul tome), tout semble fonctionner subtilement selon une logique propre, presque sur un mode « négatif », au sens photographique du terme ! Ainsi, la palette graphique « se limite » le plus souvent à un joli et complet nuancier de dégradés de gris anthracite et de teintes poussière, contrasté, ci et là, de trouées et zones lumineuses, de fines touches sépia. La seule « couleur » franche (et irradiante) étant celle brune/ocre de la statuette elle-même !
Tout se passe comme si le monde avait pratiquement perdu ses couleurs, de sa substance, comme s’il n’avait déjà plus qu’un goût de cendre. Comme si, sous l’emprise tenace de deux de ses plus endémiques passions – la soif de richesses et la religion, ici l’islamisme radical – il ne lui restait plus que la violence, l’ignorance et le chacun pour soi comme condition et horizon d’existence.
Le récit prend racine au Mali, à la veille de son indépendance. 1960, les colons vont partir mais non sans emporter dans leurs bagages, pour des sommes dérisoires, un maximum d’effets artistiques et religieux. Au beau milieu de ceux-ci, une statuette sacrée en acajou de femme enceinte du XIVème siècle, qu’un gamin d’une dizaine d’années ira, à la faveur de la nuit, aussitôt reprendre dans la remorque du camion des Français, pour ensuite l’enfouir sous un baobab…
La scène est relatée en sept pages, presque toutes muettes, Lax pose dès ce préambule son choix de raconter visuellement cette histoire sans blablas inutiles, avec un découpage très ouvert, alternant les cases aux dimensions et options graphiques des plus variées, reliées par un sens du rythme narratif redoutable d’efficacité. Ce n’est pas une BD thématique bavarde, c’est un récit tendu sur la corde de l’essentiel (parfois trop) que l’on pourrait presque parcourir à grandes foulées, quitte à en louper les plus fins enjeux et ressorts !
Le chapitre suivant nous transporte en 2015 à Paris, sous les arcanes du musée du Louvre, où l’on s’active à la préparation d’une grande exposition d’art africain où l’on reconnait une variante « grande sœur » de la maternité rouge. Les discussions autour du chercheur « rêveur » Claude vont bon train, alors qu’on est au plus fort de la crise des réfugiés et qu’un camp de tentes s’est installé non loin de là, sur les quais de Seine. Seule une poignée de bénévoles semble se soucier de ces réfugiés originaires d’une multitude de points chauds du continent africain.
Au même moment, au cœur de l’une de ces zones de conflit, dans un méandre boueux du fleuve Niger au Mali, Alou, un « cueilleur » de miel sauvage, fait, au pied d’un immense baobab sacré, une fâcheuse rencontre : un groupe d’islamistes qui le laisse quasi pour mort peu avant de faire exploser l’arbre ancestral. Dans ses décombres, notre homme trouve la petite statuette un peu abîmée, qu’il s’empresse d'aller montrer à un vieux sage dogon, en fait le gamin du début de l’histoire, un ancien instituteur devenu le dépositaire d’un savoir et d’un héritage en voie d’effacement, mais aussi un soixante-huitard « par accident » lors de ses études à Paris. L’à présent vieil homme conclut que le sanctuaire le plus sûr qui puisse accueillir la statuette est Le Louvre !
Tout se passe comme si le monde avait pratiquement perdu ses couleurs, de sa substance, comme s’il n’avait déjà plus qu’un goût de cendre. Comme si, sous l’emprise tenace de deux de ses plus endémiques passions – la soif de richesses et la religion, ici l’islamisme radical –, il ne lui restait plus que la violence, l’ignorance et le chacun pour soi comme condition et horizon d’existence. — Yannick Hustache
Un voyage périlleux
Alou fait alors un long et dangereux périple vers l’Europe à travers la Libye en déliquescence post-Kadhafi et en franchissant une mer Méditerranée devenue cimetière pour bon nombre de courageux qui se sont hasardés à sa traversée sur des rafiots d’infortune… Prendre des détours, éviter les zones dangereuses, négocier les passe-droits, ne pas attirer les regards sur le sac à dos. Et surtout échapper aux autres, passeurs zélés, compagnons de voyages incertains, et autres balles perdues des adeptes de la gâchette facile ! Alou est un anonyme figurant au milieu d’une foule de destinées tragiques que seul distingue dans la tempête un léger halo jauni.
Après une traversée à pied de l’Italie, des Alpes et de la France, le jeune Malien échoue en juin 2015 dans le camp de tentes installé si près de sa destination finale, mais hélas hors d’atteinte ! Alou connait alors provisoirement un destin de primo-arrivant, reçoit son autorisation de séjour (provisoire) et prend des cours de français pour le plaisir. Mais à force de persévérance et grâce au dévouement de quelques bonnes âmes locales, il finit par rencontrer Claude, qui semble finalement plus fasciné par l’histoire de l’art et la technique que par les hommes qui en sont les auteurs ce qu’ils ont accompli pour arriver jusqu’à lui. Les tractations trainent en longueur et quand le feu vert est donné pour que la maternité rouge rejoigne les galeries du Louvre, Alou s’est évanoui dans la nature !
Questions
Dans ce récit enlevé où se bousculent des questions aussi complexes que l’état du monde, la colonisation, la question migratoire et le statut de l’art comme patrimoine (lire aussi le dossier joint à l’histoire), Lax prend le contrepied habituel du regard occidental en se plaçant délibérément du côté de celui qui se voit dans l’obligation d’émigrer (par peur des religieux autant que pour remplir sa mission de sauvegarde patrimoniale), et écrit une histoire sans faux-semblant. Migrer peut vous coûter la vie à chaque instant et l’humanité n’est pas meilleure d’un côté ou de l’autre de la Méditerranée (voir les ragots qui courent au village d’Alou après son départ, en contraste de la vision du monde purement intellectuelle chez Claude), mais il existe ci-et-là des êtres et des actions (celle d’Alou) qui permettent d’espérer.
Editions Futuropolis / Louvre éditions, 2018. 133 pages