United Stages : la culture n'est pas décorative
Quand et comment est né United Stages ?
Louise Martin Loustalot : Début 2017, au moment de la fermeture de la Jungle de Calais, dans le nord de la France, plusieurs centaines de personnes sont revenues à Bruxelles. Il y avait eu une première occupation du parc Maximilien en 2015 qui a pris fin après quelques mois. Les personnes étaient parties dans des centres ou chez des citoyens, elles avaient trouvé des occupations, certaines ont été expulsées et d’autres encore ont trouvé refuge ailleurs. En 2017, une deuxième vague migratoire arrive en Belgique et suscite un nouvel élan de La Plateforme citoyenne de Soutien aux Réfugiés. De nouveau, des milliers de citoyens se mettent en branle pour venir en soutien aux personnes qui vivent dans le parc dans des conditions atroces, sans accès à des commodités, sans accès à l’eau ou à de la nourriture en suffisance. Sur le groupe Facebook de La Plateforme citoyenne, il y a, à ce moment-là plusieurs milliers de citoyens qui viennent liker la page et proposer leurs contributions.
Dans ce contexte, la directrice de la Balsamine, Monica Gomez, lance un appel au secteur culturel. Elle est rapidement rejointe par d’autres directions, avec un propos et une intention très claire:
Nous, le secteur culturel, on a quelque chose à jouer dans cette grande entreprise de la solidarité, on ne doit pas laisser reposer ça sur les épaules de citoyens, sur des efforts individuels. Si l’État est désengagé, on doit, en tant qu’institutions culturelles, assez globalement subsidiées, apporter un soutien structurel et collectif. Nos moyens et ressources, à la fois humains, logistiques, doivent être mis au service de cet élan de solidarité. — Déclaration d'United Stages
Quels étaient les premiers actes, les premières formes d’engagement ?
Au début, c’était surtout des actions très concrètes : collecter des denrées alimentaires, collecter des vêtements et proposer des hébergements à l’intérieur des théâtres, pendant la journée, de type accueil de jour où les personnes pouvaient venir se laver, charger leur téléphone, être un peu au calme et en sécurité. C’était créer des petits havres de paix pendant la journée et la nuit. Il y en a qui ont poussé ça assez loin, je sais qu’aux Brigittines, dans leur appartement de résidence, ils ont accueilli deux personnes pendant deux ou trois semaines, voire un mois, en leur confiant même les clés de l’appartement. À la Bellone, c’est un accueil de jour organisé quasiment deux fois par semaine. Et toujours en lien avec des associations. Pendant les accueils de jour organisés chez eux, l’équipe de la Bellone est impliquée bien sûr, mais l’association 2€50 vient en soutien : préparer à manger, faire en sorte qu’il y ait du matériel pour les douches, serviettes, savons, etc. Tout est fait chaque fois en lien étroit avec des associations expérimentées pour garantir le meilleur suivi.
Quel était le principe d’organisation d’United Stages ? Qu’est-ce que le label apportait par rapport aux initiatives des uns et des autres ?
C’est un principe de mutualisation. Entre les acteurs culturels d’abord, avec leurs publics ensuite. Bon, les centres culturels, sensibiliser à des questions sociales, c’est au cœur de leurs missions. Mais c’est une des premières fois à ma connaissance que les Arts de la scène, les théâtres, s’associent aux centres culturels avec une intention commune, des actions partagées pour renforcer la démocratie.
C’est une organisation sans financements propres, donc, une des premières actions est de récolter de l’argent pour soutenir différentes actions du secteur associatif. Presque tous les membres du label ont lancé des collectes de fonds. Certains ont rapporté peu avec juste une boîte mise à disposition de leur public où tout le monde pouvait déposer une pièce. À la fin de l’année, quelques centaines d’euros s’y retrouvaient. D’autres ont réussi des récoltes plus substantielles comme le KVS ou Mars. C’était de l’ordre de 10 000 euros. Cela a permis d’aider budgétairement des associations comme DoucheFlux, 2 €50, La Voix des sans papiers, La Plateforme citoyenne ou Solidarity is not a crime…
Est-ce que ce genre de mouvement ne risque pas de s’essouffler, de voir ses motivations s’effriter ?
Cela ne se remarque pas du tout pour l’instant, au contraire, tout le monde reste très engagé. Et puis il y a des événements qui renforcent le sens de la mobilisation, comme la rafle de la police chez Globe Aroma. Cela démontre la pertinence du label. On ne peut pas accepter que la police, le secrétaire d’État à la Migration, utilisent les lieux culturels comme moyens d’atteindre leurs quotas de personnes à exclure… Cela a motivé des opérateurs à rejoindre le label. On s’est retrouvé à 25 institutions et le principe d’autogestion a été renforcé. Chacun y allait de ses envies, et le label était là pour remettre toutes ces envies en commun. Il y a eu une volonté de rendre visible cette mobilisation collective, en organisant, deux années de suite, une marche publique. « On veut sortir de nos lieux de spectacle, on veut montrer que les lieux culturels sont des lieux d’hospitalité et de bienveillance. »
Quel a été l’impact de ces manifestations du secteur culturel ?
C’était chouette, ça faisait partie du processus de « mise en commun » des énergies. Mais après deux ans, on réalise quand même que c’est pas le truc du secteur culturel d’organiser des manifestations sociales. Il est préférable que le secteur culturel vienne en appui, avec ses travailleurs et ses publics, aux manifestations mises sur pied par les acteurs sociaux de première ligne. C’est plus efficace et, surtout, ça crée des liens opérationnels entre les différents acteurs. C’est pourquoi, plutôt qu’une nouvelle marche, les 47 membres actuels du label ont préféré organiser cette année un forum, pour réunir tous les opérateurs déjà engagés, mais aussi tous ceux qui sont intéressés par les actions du label.
Le forum s’est tenu les 13 et 14 juin 2019 et s’intitulait La culture n’est pas décorative.
Quelle en était la philosophie ?
Pour comprendre le forum, il faut replonger dans l’évolution du label. Au début, en 2017, tout se concentre sur l’urgence, des actions concrètes, collecter des dons, des chaussettes, de la nourriture. Après un an et demi, au moment où je suis engagée, venant du terrain social plutôt que du secteur culturel, j’en arrive au constat que, oui, c’est super ces collectes de dons, mais si on ne politise pas un peu l’engagement des membres, on ne fera que contribuer à une forme de gestion de la misère, sans attaquer les racines du problème, les politiques sociales et migratoires. On ne lutte pas contre le racisme, on ne produit pas de plaidoyer pour influer sur les politiques publiques. C’est comme si on acceptait que tous ces gens soient des non-citoyens, des personnes qui ne bénéficient jamais de leurs droits, pas de droit à la protection de santé, pas de droit au logement, à l’éducation, etc.
L’idée de politiser l’action du label était latente depuis un certain temps, impliquant de sortir, de se détacher un peu de la réactivité d’ordre humanitaire pour entrer dans un engagement plus socio-politique, et privilégier un travail sur l’accès aux droits.
Il y a eu, parallèlement, un autre infléchissement dans le positionnement de United Stages, qui reflète cette envie de politiser notre action. Au départ, l’objectif du label était clairement lié à l’accueil des réfugiés du Parc Maximilien.. Mais cela nous a semblé de plus en plus absurde de séparer la question de la migration de la question de la grande pauvreté. On a décidé d’élargir le champ d’action et d’intégrer, parmi les associations que l’on soutient, La Voix des sans papiers qui revendique ce terme en disant « nous ne sommes pas des réfugiés, on a été déboutés du système de demande d’asile, ce qui attend la plupart des demandeurs d’asile, ici, en Belgique ». C’était important de faire émerger ces questions-là, on dit que l’on soutient les réfugiés, mais la plupart des réfugiés n’obtiendront jamais le statut de réfugié, parce qu’il y a toute une série de mécanismes qui les découragent ou les excluent des démarches. C’est important de relayer ces idées pour contrebalancer les discours monolithiques du style “ les bons réfugiés” et les “sans papiers profiteurs”.
Dans la foulée, on a aussi intégré la question du sans-abrisme. Sociologiquement, c’est très lié. Quand on observe, par exemple, les gens qui dorment dans la rue à Bruxelles, ce sont, dans de nombreux cas, des personnes sans-papiers déboutées du système ou qui n’ont même pas eu le courage d’introduire une demande… Voilà, en ce qui concerne l’enrichissement des fondamentaux du label qui vont inspirer le forum.
Quel est le propos du forum ? Et comment a-t-il été préparé ?
Le propos était très clair : muscler l’engagement !
Vous imaginez bien que c’est complexe de travailler avec cinquante organisations, avec des entités à géométrie très variable, des équipes où il y a trois personnes et d’autres où il y en a une trentaine. On a donc créé de petits groupes de travail, sur la communication, les actions, la médiation. Dans tous les groupes, à un moment, il y a eu unanimité : nous avons besoin de revoir nos fondements : pourquoi est-on ensemble, quelle est notre pertinence sociale et politique, est-ce que l’on doit faire du plaidoyer, manifester, faire de l’humanitaire ? Nous avons préparé le forum en rencontrant des associations comme le CNCD, le Ciré, Amnesty, etc.
Un programme, assez riche et structuré s’est dessiné autour de trois questions : pourquoi un label pour le secteur culturel engagé, comment mener ce projet et pour qui on le mène ?
Comment traiter la raison d’être d’un tel label, comment repenser son positionnement, son action ?
Christine Mahy du Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté s’est chargée d’agiter tout ce qui a trait à ces questions. Avec fougue et brio ! Elle a commencé en établissant un parallèle entre le gaspillage alimentaire et la question migratoire. L’idée c’est qu’on est dans un système qui génère de l’excédent, aussi bien matériel qu’humain, que ce soit dans le système de production de biens ou dans la circulation des personnes, on se retrouve avec tellement d’excédents, que systématiquement, des gens bien intentionnés organisent la gestion de ces biens ou de ces personnes excédentaires. Par rapport au surplus alimentaire, des centaines d’associations se mobilisent pour récupérer ces rebuts et les donner à des gens dans le besoin. D’un côté, on accepte d’être dans un système dont la production génère un tiers de rebut alimentaire, alors qu’on connaît l’appauvrissement des ressources naturelles et, de l’autre côté, on valide le fait de recourir à ces excédents pour nourrir ceux et celles considéré·e·s comme rebuts du système… Ça ne se limite pas aux migrants, ça concerne tous les exclus, tous ceux qui ne disposent pas de moyens de subsistance suffisants pour être considérés comme de “bons agents économiques”. On en arrive à faire fonctionner deux systèmes différents, l’un, normal, avec des gens bien intégrés dans le système de consommation, et l’autre avec les gens complètement en marge À la frontière entre ces deux mondes, il y a toutes les personnes, toutes les associations qui gèrent la surproduction, les excédentaires et qui, finalement, gèrent la misère, essaient de réparer, mais jamais ne s’attaquent aux vraies sources des problèmes, nous y compris.
C’est reposer les bases d’une approche « macro ». À partir de ce constat, de cette photographie large et critique de la société, qu’est-ce qu’un label comme United Stages peut faire ?
Politiquement, ça pourrait être ça, la voie du label : sortir du court-termisme humanitaire. Christine Mahy ne disait pas qu’il faut arrêter de collecter des protections hygiéniques pour les femmes dans la rue. Elles en ont besoin et on continuera à le faire ! Mais en même temps, il faut trouver des moyens pour soutenir, en amont, l’accès aux droits.
S’engager, c’est inviter les personnes à construire la programmation, les inviter à critiquer l’accueil dans nos lieux, à réfléchir ensemble à ce qu’on fait pour faire de nos espaces des lieux de démocratie !
Pour changer l’approche verticale, un peu « directions sachant penser », cette volonté d’engagement pour la justice sociale ne doit pas être une cerise sur le gâteau, quelque chose qui vient peaufiner nos programmations, ça doit être à l’origine de nos programmations. C’est pour ça qu’on programme des choses et qu’on cherche à rassembler des publics.
Comment réagissent les acteurs culturels quand on vient ainsi les secouer ? L’effet a-t-il été constructif dans la suite des échanges ?
Le label repose sur le principe que les opérateurs culturels acceptent de se faire interpeller, secouer, par une série d’acteurs qui vivent au quotidien des situations de privation de droits. La notion de perméabilité entre les secteurs est importante pour construire de nouveaux vivre-ensemble, une nouvelle politique des communs.
Comment interpeller nos pouvoirs subsidiants ? Comment intégrer ces préoccupations au cœur même de nos activités, de nos missions, au cœur de la programmation culturelle ? Par quelle voie parvenir à ce que cela soit inscrit dans les contrats-programmes des opérateurs culturels ? Comment renforcer la diversité dans les institutions : accueil, programmation, politique de ressources humaines ?
Finalement, avec tout les apports du forum, l’état d’esprit pour l’année qui commence c’est : ouvrir nos portes, laisser entrer et surtout, nous, acteurs·trices culturel·le·s, sortir de chez nous et aller à la rencontre de. Pour maintenir la mobilisation avec un projet ambitieux à construire ensemble, les membres du label ont l’idée d’organiser, cette année, un grand festival autour du thème de la désobéissance culturelle.
A suivre...
Interview : Pierre Hemptinne
photo : Julie de Bellaing
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