Londres - URBNclassique #8
Dominée durant toute la première moitié du 18ème siècle par la forte personnalité de Händel (1685-1759) qui perpétuait la tradition baroque de la fugue et du contrepoint, Londres n’en sera pas moins le terrain des changements stylistiques qui préfigurèrent le classicisme.
Charles Avison (1709-1770) (1) n’affirmait-il pas, comme Jean-Jacques Rousseau, que l’harmonie devait se mettre au service de la mélodie ? Quant à Thomas Augustine Arne (1710-1778), qui partageait ce sentiment, n’est-il pas symptomatique qu’il ait dû attendre la disparition de Händel en 1759 pour acquérir un peu de visibilité ? Tous deux vont incarner en Angleterre le style galant qui rejetait précisément les sophistications contrapuntiques en faveur d’une plus grande intelligibilité mélodique et rythmique et qui allait devenir peu à peu la norme esthétique européenne. Ce style qui rendait ses lettres de noblesse à la musique instrumentale et s’adressait à une sensibilité musicale libérée du poids de l’intellect semble avoir pris naissance en Italie. En effet, si, les allemands Johann Joachim Quantz (1697-1773), Carl Philipp Emmanuel Bach (1714-1788) et Johann Mattheson (1681-1764), qui était par ailleurs ami de Händel, devaient défendre et théoriser cette primauté de l’évidence mélodique, c’est plutôt chez les compositeurs italiens que l’on en trouvera le germe et notamment chez Corelli (1653-1713) et Geminiani (1687-1762) si l’on se limite à ceux qui influencèrent plus directement la vie musicale anglaise.
Tandis que les capitales européennes comme Paris avec Rameau (1683-1764), Madrid avec Boccherini (1743-1805) et Domenico Scarlatti (1685-1757) ou Lisbonne avec Giorgi (?-1762), partageront, à leurs façons respectives, le même engouement pour le naturel et la fluidité propre au style galant, Londres s’affirme, avec une effervescence toute particulière, comme le théâtre privilégié de ce changement: bien après les Concerts Corelli (2) organisés par John Loeillet (4) (1680-1730) et déjà prisés par un public bourgeois de plus en plus influent, débutèrent en 1764 à l’initiative de Jean-Chrétien Bach (1735-1782) et Karl Friedrich Abel (1723-1787, les célèbres Concerts Bach-Abel (4). Profitant du vide laissé par la disparition de Händel, ces concerts draineront pendant plus de quinze années un public de plus en plus fasciné par une musique élégante et inventive. Celle-ci se montre en phase avec la nouvelle mondanité bourgeoise et libérale d’une ville devenue laboratoire d’un art qui s’achète, se vend, s’exporte et surtout tend à jeter aux oubliettes les règles esthétiques jusque-là en vigueur.
Karl Friedrich Abel peint par Thomas Gainsborough (1765)
Même s’il dépend encore du mécène (Comte d’Abingdon (5) pour Abel et J.C.Bach ou la Reine elle-même qui était d’origine allemande), le compositeur commence à se doubler d’un impresario et l’évolution musicale se veut le reflet d’une société civile qui progresse. Grande première dans l’histoire de l’Angleterre, on créera pour Les Concerts Bach-Abel des abonnements et souscriptions qui garantissent 1015 concerts par an et de toute l’Europe afflueront les compositeurs, dont ceux qui amèneront le style classique à sa maturité comme Joseph Haydn (1732-1809) et W.A.Mozart (1756-1791). Âgé de huit ans, ce dernier est à Londres avec son père lorsque débutent les concerts Bach-Abel ; il rencontre les deux compositeurs et entame avec J.C.Bach une amitié durable, doublée d’une grande admiration. Même si J.C. Bach semblait minimiser sa propre importance en disant « Mon frère Carl Philipp Emmanuel vit pour composer, et, moi, je compose pour vivre », ce qui déjà relativise et libéralise le statut de la musique, Mozart n’en affirmera pas moins à sa disparition : « Bach n’est plus, quelle perte pour la musique ! ».
Au-delà de la forte influence qu’il exercera sur Haydn et Mozart, J.C.Bach marquera profondément la vie musicale londonienne. En introduisant le piano-forte en Angleterre et en inaugurant en 1768, le premier récital pour cet instrument sur le sol anglais, il contribue à rapprocher d’un public d’amateurs, essentiellement bourgeois, un répertoire et une technique qui, vu l’aspect onéreux et peu transportable du clavecin, sont jusqu’alors réservés aux salons des princes. La notion de « bon goût » qui veut s’imposer à l’esthétique baroque n’est pas juste une affaire de simplification, elle s’appuie sur des travaux très argumentés de compositeurs et de théoriciens. Parmi ceux-ci le compositeur et musicologue londonien Charles Burney (1726-1814) (A general history of music, 1776-1789) n’est pas sans s’attirer les foudres des défenseurs de la polyphonie et du contrepoint. Plutôt qu’une application de règles universelles immuables, il voit dans la musique un phénomène de civilisation, évolutif par conséquent.
Jacques Ledune
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