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« Us » : art et résonance à la Maison des Arts

exposition "Us" - Myriam Hornard, Escalier de service
Cire d’église et écume des jours, critique sociale et plis du désir, Myriam Hornard et Alain Bornain rappellent ce que « résonance » veut dire. À la Maison des Arts.

Sommaire

C’est ça le charme d’une maison des arts : les œuvres exposées sont chez elles, elles habitent là, elles s’entretissent, vivantes. — Pierre Hemptinne

Comme quand on entre dans une pièce où une tasse de café fume encore, où il semble que le stylo vient juste de se poser sur le cahier ouvert, l’encre encore humide, où les pages du livre à peine refermé bruissent sur la table de nuit, où l’aiguille plantée dans le canevas d’une broderie vibre légèrement. Toute une série d’actions infimes sont en suspens, vont reprendre, consolident et transforment le lieu, proposant un système de résonances qui se modifie au gré de chaque visite et des humeurs qu’elle charrie.

« Une maison d’art, c’est ça, matrice où l’on transforme continûment les formes, cherchant un équilibre entre stable et instable. »

Un certain mimétisme se forge entre l’espace protecteur de la maison et l’intériorité psychique où incubent les idées, les images, les rêves, les deux se modelant réciproquement. Myriam Hornard les relie en outre aux vastes sous-bois des églises où, entre leurs colonnes, sous leurs voûtes silencieuses, fleurissent rites de contemplation, de méditation et prière, recherche de contacts avec les ailleurs incommensurables.

Ce lien, elle l’établit physiquement, avec la cire, avec les mains. Les cierges et leurs flammes vacillantes, persistantes, symbole d’attente du renouveau, elle en récupère les restes, les rassemble, les fond et les ressuscite dans des moules de Christ au cœur flamboyant, mais aussi en d’autres objets évocateurs de quintessence, de désirs et d’instants réflexifs : le calice-cafetière et le rituel du café, les souliers à hauts talons et le fétichisme du pied, la fable de Cendrillon. Elle en dote les entrailles d’un réseau de fils de cuivre, fouillis de nerfs qui, chauffés, déforment lentement les figures. Ils s’amollissent, penchent et retournent vers le malléable et l’informe, puis se brisent, révélant leur structure de fils anarchiques. Une troupe de ces objets, condamnés à se métamorphoser sans cesse, patiente dans le coin de la pièce et dialogue avec leurs semblables trônant sur la cheminée dans une version dure, pérenne. La maison, c’est ça, matrice où l’on transforme continûment les formes, cherchant un équilibre entre stable et instable, malaxant les mêmes matières, les mêmes ombres et images nées d’un constant va-et-vient entre zones sacrées de nos multiples gîtes et fonctions domestiques de nos abris, sans cesse érigées, sans cesse chauffées et ramollies. En attendant, les pièces de cire, fondues, rompues et ouvertes, avec leur pelote apparente de nerfs cuivrés, échappent au régime de l’art, deviennent autre chose.

La maison n’est jamais close sur elle-même, jamais hermétique, jamais finie.

Les lieux sont toujours déjà habités. Nos histoires ne font que s’inscrire dans d’autres histoires, déjà tracées et fantomatiques, ou en train de se dessiner, embryonnaires, labiles. Même neuve, une maison est infiltrée par d’autres habitants que ses propriétaires. Elle est poreuse. Elle ressemble à d’autres constructions et leurs manières d’influer sur les modes d’existence, elle s’inscrit dans un long héritage de l’architecture et du design. La maison, le lieu où l’on habite, est matrice de récits et de mémoires, on la façonne et, en retour, elle nous construit. Interface d’échanges. On s’y reflète, elle se mire en nous. C’est un espace qui capte les reflets du monde, les lumières, les ombres qui passent. Par ses fenêtres, on observe des morceaux de vie, des bouts de paysages, les allures de passants, les échos de conversations, les aléas de la météo, tout ça se reflète en nous, rejaillit ensuite dans nos relations avec l’espace domestique et tout ce qui le meuble. C’est ce qu’essaie de capter – à la manière de miroirs magiques qui traqueraient l’identité des spectres – l’installation de petits cadres sur la table. Une assemblée d’antennes paraboliques captant les énergies au-delà du visible. Ils présentent des détails de la maison, les fenêtres y projettent les états d’âme du ciel et des saisons, le cycle des jours et des nuits ; en s’y penchant, le visiteur s’y aperçoit, lointain, fragmentaire, comme dans une autre réalité, convergence outre-réalité où se conjuguent éléments du présent et du passé. La maison n’est jamais close sur elle-même, jamais hermétique, jamais finie. Elle se nourrit des innombrables images et sensations qu’elle engendre dans les cerveaux et appareils sensibles qui séjournent entre ses murs.

Deux êtres réceptacles, singuliers et irréductibles à l’autre, tout en semblant fascinés réciproquement, fusionnels.

C’est aussi ce qui se joue délicatement entre les deux bols en vis-à-vis, sur la table noire près de la fenêtre. Leurs cratères dorés évoquent une vaisselle sacrée, des mets spirituels autant que terrestres. La substance nourricière se trouve dans le face-à-face même, ritualisé, c’est dans cette épure, dans cet agencement du vide que naît la raison d’être, là. Les personnages sont physiquement absents mais on en devine les ondes identitaires dans la brillance des deux gouffres réguliers, harmonieux. Deux êtres réceptacles. Ils se distinguent, singuliers et irréductibles à l’autre, tout en semblant fascinés réciproquement, fusionnels. Ils se mirent l’un dans l’autre via la circulation des particules d’ombres et de lumières dispersées dans l’air. Les bols sont situés à l’intersection de l’intérieur et de l’extérieur, calices où ces intérieurs et extérieurs se précipitent, se mélangent. Le processus a l’air stable mais, chaque fois que le regard plonge dans les cavités précieuses, tout semble avoir changé. On dirait que le moindre souffle sur la pièce d’eau, au jardin, générant des plis et des frissons, se répercute dans les entrailles d’or.

Les images de ces rites d’aliénation sont déformées par les plis du tissu, les personnages vivent leur rôle sur un monde de failles et bégaiements visuels

Un lieu habité devient facilement un lieu hanté. Dans un registre névrosé, voire psychotique, c’est ce qu’explore le film « Rebecca » d’Hitchcock tiré du roman de Daphné du Maurier. C’est une inspiration de Myriam Hornard.

Elle en projette des extraits dans le dressing entièrement recouvert de rideaux. L’artiste – chaque geste, chaque technique, chaque matière sont étudiées, ont du sens – a choisi du « coton écru, destiné anciennement à faire des jupons et du linge de corps (aussi à la cuisine, cuisson au torchon) ». Cet espace traditionnellement dédié au rangement des vêtements et du linge prend ainsi des allures de matrice où évoluent en boucle une série d’ images et d’attitudes qui habillent et envoûtent les corps, convoquant toujours la tension d’une absence. Quelque chose qui fausse les rapports. Ce cagibi est aussi l’envers du cérémonial social qui règne dans les salons, bureaux, salles à manger des maîtres. On y fermente dans la soumission ou on y fomente le ressentiment et la chimère d’une revanche à prendre, l’envie d’occuper la place de l’un ou l’autre de ces « êtres supérieurs » . Fascinée par les scènes où le spectre d’une épouse disparue vient perturber le présent, s’emparant des corps et des comportements, l’artiste y voit comme une scène originelle de toute transmission, de toute incarnation (réussie ou dévoyée). Les images de ces rites d’aliénation sont déformées par les plis du tissu, les personnages vivent leur rôle sur un monde de failles et bégaiements visuels, épousent les circonvolutions torturées des cerveaux, prêts à glisser, se diffracter ou être avalés par les fronces profondes, devenir eux-mêmes fronces de nouvelles identités. Apparitions fragiles.

Ce qui se trame dans l’escalier de service et, ensuite, face au rideau d’apparat

Tirant parti de l’agencement de la Maison des Arts, dotée, comme le manoir du film d’Hitchcock, de parties réservées à la domesticité, Myriam Hornard investit l’escalier de service, là où le personnel, par souci de discrétion, montait et descendait, menait à bien la gestion de la maisonnée, prothèses vivantes de la vie des maîtres. Coulisses et coursives où s’entretient la différence de classe et l’interdépendance. En même temps qu’une lumière rouge irradie la cage d’escalier, une installation sonore y fait retentir la litanie des recommandations et injonctions, les formules du dressage des jeunes servantes. Être agréable, accorte et efficace, omniprésente mais invisible, rouage anonyme, dévoué corps et âme. L’écho des règles de conduite que les servantes devaient ressasser pour rester à leur place, conserver leur emploi. Le train de vie confortable des plus riches a toujours consommé de nombreuses autres vies. L’opulence qui règne dans le château de Cornouailles est théâtralisée par Hitchcock, orchestrée pour être vue, sentie, admirée, enviée et intériorisée par la domesticité.

Et c’est cette essence de la dramaturgie sociale et patriarcale qui inonde le mur d’une salle, plus loin. Une cascade de fronces dorées. Une vaste tenture dorée, empesée et presque immatérielle, entre-deux. Le rideau manipulé par qui décide des apparitions et coups de théâtre, par ceux qui financent le spectacle et les distractions. Le grand rideau du show must go on. Mais face à cette tenture qui occupe toute la pièce, les sentiments sont mélangés, ambivalents. On dirait le voile pesant de la féérie sociale déterminée et du faste consumériste autoritaire, superbe et morbide, trônant dans le vide d’un apparat vidé de sens. Mais aussi, face à ce rideau provoquant, qui a aussi l’obscénité de viscères embaumés et déployés, monte une forte aspiration à se réapproprier ses désirs, à passer outre, à regarder à côté, vers ce que l’or et le capitalisme ne peuvent ni acheter, ni promettre.

Entretenir les formes de désirs non calibrés, ça prend la forme d’une attention à ce qui échappe à toute assignation définitive

Regarder à côté, regarder de côté, c’est l’exercice que propose Alain Bornain avec ses plaques dorées. Pour le coup, ce n’est pas la matière du veau d’or qu’elles évoquent, mais les fines feuilles précieuses où se gravent les souvenirs des temps perdus ou éphémères, où se forgent l’illusion d’âges d’or pas toujours si idylliques. On peut y discerner des pissenlits en semence, des séries de chiffres évoquant l’emprise du monde comptable, une foule d’anonymes qui coule sans but précis, des chaînes de travail dans des usines désuètes… Entretenir les formes de désirs non calibrés, ça peut prendre la forme d’une attention à ce qui échappe à toute assignation définitive, croquer sur des papiers d’hôtels les silhouettes d’objets ou présences/absences fugaces, fugitives, le vent dans une chaise longue vide, les restes d’un château de sable, le damier irrégulier de pavés proustiens, le tracé irrégulier, improbable, d’une plante solidaire…

C’est aussi se faire asperger et déstabiliser, parvenu dans la bibliothèque, par l’écume des jours que brassent les multiples volumes empilés dans les rayonnages noirs. En l’occurrence, il s’agit de plusieurs milliers d’exemplaires du roman « étoile filante » de Boris Vian, publié en 1946, « sans doute la création romanesque la plus rapide de l'après-guerre. » La couverture est blanche, le titre noir sur blanc, aucun nom d’auteur, une manière d’indiquer que ce roman est passé dans la mémoire collective, est devenu une partie de nous tous. Le texte s’est absenté, il est là parce que, d’une certaine façon, on le connaît, on sait de quoi ça parle, mais sans y être, éclipsé. Alain Bornain n’a conservé, là où ils apparaissent dans le corps imprimé, que les prénoms des deux protagonistes amoureux, Colin et Chloé. Quand on fait défiler les pages, à la manière d’un flip book, les lettres des deux prénoms surgissent et disparaissent, deux constellations fragiles qui se cherchent, se courent après, sans jamais rentrer vraiment en conjonction, perdues dans l’immensité vierge des pages blanches, trame universelle de tout roman.

La résonance pour renouer avec ce qui nous nourrit sans être réductible à une connaissance finie, à une consommation sans reste ; renouer avec la part imprédictible de l’existence humaine.

Que ce soit à travers les protocoles méticuleux de Myriam Hornard qui s’emparent de la cire d’église, des jeux de reflets, de la trame d’un film tiré d’un roman, ou que ce soit en foulant un tapis circulaire cosmique, en regardant les signes de connaissances enfantines peintes sur un tableau scolaire, en feuilletant les pages vierges où s’étoilent à l’infini les entités singulières, amoureuses, Us nous ramène dans les flux d’échanges de l’humaine condition, au-delà de la finalité sans reste de l’économie consumériste, en nous connectant à nouveau à ce qui résonne vraiment, en nous échappant, quelque chose qui nous touche, nous transforme sans que l’on sache déjà de quoi il en retourne, alors que le marché capitaliste veut tout prédire, rationaliser, rentabiliser, sans surprise. Écoutons Hartmut Rosa :

La résonance est par nature un phénomène dont l’issue ne peut être déterminée à l’avance, elle s’inscrit dans un rapport de tension fondamental avec la logique sociale de l’augmentation et de l’optimisation incessantes, et tout autant avec une attitude qui en est le pendant à l’égard du monde et dans laquelle celui-ci apparaît constamment comme point d’agression. Car l’indisponibilité de la résonance signifie aussi qu’elle ne se laisse ni accumuler, ni stocker, ni accroître de manière instrumentale. — Hartmut Rosa, « Rendre le monde disponible », La Découverte, 2020

Voilà, cet or fin indéfinissable qui miroite, vacillant, qui circule imprévisible entre ces œuvres, dans la Maison des Arts.

Texte et photos : Pierre Hemptinne



Myriam Hornard et Alain Bornain : Us

Jusqu'au dimanche 26 avril 2020

Maison des Arts
Chaussée de Haecht
1030 Bruxelles (Schaerbeek)


Table ronde :
La Question du temps
avec Myriam Hornard, Alain Bornain, Pascal Chabot (Philosophe - ULB) et Pierre Hemptinne (modération)
Jeudi 12 mars 2020 à 14h

Maison des Arts


Regarder Hitchcock - Écouter Daphné du Maurier
Écouter le roman de Boris Vian - Regarder Boris Vian (par Michel Gondry)

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