En 1851, Victor Hugo arrive à Bruxelles où il se réfugie, déclaré proscrit par le pouvoir de Napoléon III. Il y séjourne quelques mois avant de partir en exil dans les îles anglo-normandes, à Jersey d’abord de 1852 à 1855 puis à Guernesey. Durant cet exil, long d’une vingtaine d’années, il écrira une grande partie de son œuvre et séjournera régulièrement à Bruxelles.

J’habitais au milieu des hauts pignons flamands ;
Tout le jour, dans l’azur, sur les vieux toits fumants,
Je regardais voler les grands nuages ivres ;
Tandis que je songeais, le coude sur mes livres,
De moments en moments, ce noir passant ailé,
Le temps, ce sourd tonnerre à nos rumeurs mêlé,
D’où les heures s’en vont en sombres étincelles,
Ébranlait sur mon front le beffroi de Bruxelles.
Tout ce qui peut tenter un cœur ambitieux
Était là, devant moi, sur terre et dans les cieux ;
Sous mes yeux, dans l’austère et gigantesque place,
J’avais les quatre points cardinaux de l’espace,
Qui font songer à l’aigle, à l’astre, au flot, au mont,
Et les quatre pavés de l’échafaud d’Egmont.

Aujourd’hui, dans une île, en butte aux eaux sans nombre,
Où l’on ne me voit plus, tant j’y suis couvert d’ombre,

Au milieu de la vaste aventure des flots,
Des rocs, des mers, brisant barques et matelots,
Debout, échevelé, sur le cap ou le môle
Par le souffle qui sort de la bouche du pôle,
Parmi les chocs, les bruits, les naufrages profonds,
Morne histoire d’écueils, de gouffres, de typhons,
Dont le vent est la plume et la nuit le registre,
J’erre, et de l’horizon je suis la voix sinistre. »

Les Contemplations - Livre V – VIII – A Jules J.

« Je n'ai pas oublié le quai d'Anvers, ami,
Ni le groupe vaillant, toujours plus raffermi,
D'amis chers, de fronts purs, ni toi, ni cette foule.
Le canot du steamer soulevé par la houle
Vint me prendre, et ce fut un long embrassement.
Je montai sur l'avant du paquebot fumant,
La roue ouvrit la vague, et nous nous appelâmes:
-- Adieu! -- Puis, dans les vents, dans les flots, dans les larmes,
Toi debout sur le quai, moi debout sur le pont,
Vibrant comme deux luths dont la voix se répond,
Aussi longtemps qu'on put se voir, nous regardâmes
L'un vers l'autre, faisant comme un échange d'âmes;
Et le vaisseau fuyait, et la terre décrut;
L'horizon entre nous monta, tout disparut;
Une brume couvrit l'onde incommensurable; …»

Les Contemplations - Livre V – XV – A Alexandre D.

Les Contemplations, œuvre poétique majeure rassemble des poèmes écrits durant différentes années entre 1830 et 1855. Le recueil sera conçu à Jersey, terminé à Guernesey et publié à Bruxelles en 1856. Il est composé de six livres et divisé en deux parties, « Autrefois », les trois premiers livres  (1830-1843) et « Aujourd’hui », les trois derniers (1843-1855). Victor Hugo choisit la poésie plutôt que la prose pour relater sa vie, se souvenir de sa jeunesse, de l’amour,  de ses révoltes, de ses engagements, il écrit à propos de son travail d’écrivain et de poète, il médite sur l’exil et la mort, sur la misère, sur l’univers et l’humanité. Victor Hugo lui-même explique dans la préface :

« Qu’est-ce que les Contemplations ? C’est ce qu’on pourrait appeler, si le mot n’avait quelque prétention, les Mémoires d’une âme.

Ce sont, en effet, toutes les impressions, tous les souvenirs, toutes les réalités, tous les fantômes vagues, riants ou funèbres, que peut contenir une conscience, revenus et rappelés, rayon à rayon, soupir à soupir, et mêlés dans la même nuée sombre. C’est l’existence humaine sortant de l’énigme du berceau et aboutissant à l’énigme du cercueil ; c’est un esprit qui marche de lueur en lueur en laissant derrière lui la jeunesse, l’amour, l’illusion, le combat, le désespoir, et qui s’arrête éperdu « au bord de l’infini ». Cela commence par un sourire, continue par un sanglot, et finit par un bruit du clairon de l’abîme.

Une destinée est écrite là jour à jour.

Est-ce donc la vie d’un homme ? Oui, et la vie des autres hommes aussi. Nul de nous n’a l’honneur d’avoir une vie qui soit à lui. Ma vie est la vôtre, votre vie est la mienne, vous vivez ce que je vis ; la destinée est une. Prenez donc ce miroir, et regardez-vous-y. On se plaint quelquefois des écrivains qui disent moi. Parlez-nous de nous, leur crie-t-on. Hélas ! Quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas ? Ah ! Insensé, qui crois que je ne suis pas toi ! »

Marqué profondément par la mort de sa fille Léopoldine, il consacrera plusieurs poèmes à l’absente, à ce deuil si douloureux.

« Mère voilà douze ans que notre fille est morte ;
Et depuis, moi le père et vous la femme forte,
Nous n’avons pas été, Dieu le sait, un seul jour
Sans parfumer son nom de prière et d’amour.
Nous avons pris la sombre et charmante habitude
De voir son ombre vivre en notre solitude,
De la sentir passer et de l’entendre errer,
Et nous sommes restés à genoux à pleurer. »

Les Contemplations - Livre V – XII – Dolorosae

Hauteville House

Guernesey sera le lieu d’un second exil. En 1855 Victor Hugo, réfugié à Jersey depuis 1852,  signe une déclaration de solidarité suite à l’expulsion de plusieurs proscrits. Il sera dès lors lui-même contraint de quitter Jersey ainsi que ses deux fils et son ami Auguste Vacquerie. Il s’installe alors à Guernesey et y loue une demeure située rue de Hauteville.

Les Contemplations ayant recueilli un immense succès, il peut acquérir une propriété dans cette même rue de Hauteville. Ce sera Hauteville House, une maison telle une œuvre, entièrement décorée et meublée par des créations de Victor Hugo. Il s’y installe en 1856 et  y écrira entre autre, La Légende des siècles et Les Misérables.

La maison est grande, toute blanche à l’extérieur, lumineuse. A l’intérieur, la décoration est entièrement imaginée et dessinée  par Victor Hugo. Il parcoure les brocantes de l’île et avec la complicité d’artisans, crée son mobilier et décore les murs, réalise un assemblage de meubles, coffres et armoires, faïences, miroirs et mosaïques, étoffes et tapisseries. On passe de pièce en pièce comme d’œuvre en œuvre, entre la lumière, les couleurs et l’ombre, curieux de découvrir ce décor fantasque. Dans chaque pièce, on trouve la signature du maître des lieux laissée là comme un jeu entre devises et monogrammes. Au dernier étage, la vue sur la mer ouvre l’espace à l’univers et à l’imaginaire.

Une lecture des Contemplations

Si la poésie de Victor Hugo, puissante, engagée dans l’histoire et prolifique, peut sembler à certains érodée par le temps il faut l’écouter, lue par des acteurs et lecteurs contemporains. Débarrassée des scansions emphatiques que prêtaient à ses vers le mode déclamatoire d’une époque, cette poésie se révèle alors bien plus proche et nous parle. Le temps s’estompe et « Tout dit dans l’infini quelque chose à quelqu’un… »

L’expérience de cette écoute, de cette lecture vaut la peine. La découverte d’un univers est à la clé. Michaël Lonsdale et Denis Podalydès ont ainsi lu l’intégrale des Contemplations pour les Editions Thélème. Ces deux grands comédiens vivent en intelligence avec les mots, en sensibilité. Leur voix, leur diction les accordent dans un phrasé simple qui allège les vers, les distille en un ton de prose poétique. Ce précieux enregistrement est disponible à la location sous la référence HB0528.

L’intégrale des Contemplations peut être lue sur :

http://fr.wikisource.org/wiki/Les_Contemplations

Les Contemplations (Livres V et VI), un film documentaire d’Éric Rohmer

Au cours des années 60, Éric Rohmer réalise pour la télévision scolaire française une série de films documentaires sur des sujets littéraires. Deux films seront consacrés à l’œuvre de Victor Hugo, Les Contemplations (Livres V et VI) en 1966 et Victor Hugo architecte en 1969. Deux essais qui approchent l’œuvre de l’écrivain et poète. Dans Les Contemplations, Rohmer s’attache aux rapports du poète à la nature sauvage de l’île de Jersey et à  la mer. Il se confronte à l’esprit de l’inspiration. Le film est tourné par Rohmer avec une petite caméra 16mm, en noir et blanc. Entre les commentaires du cinéaste en voix off et les images, des poèmes sont dits par Antoine Vitez. La voix est belle, la diction encore quelque peu emphatique. Mais il faut s’intéresser à l’art du cinéaste et  à celui du poète pour déceler l’accord sensible. L’un sur les traces de l’autre, comme en reportage, veut voir ce que le poète voyait et au-delà,  ce qu’il pouvait imaginer. Le cinéaste se fait ici passeur sincère et humble, approchant l’esprit d’une œuvre sans autres effets que ceux de la nature captés par la caméra et le réalisme d’une enquête.

Les deux films sont disponibles à la location sous la référence : TA 9041 – Edités par la Revue Cinéma /09, Printemps 2005

Éric Rohmer évoque aussi cette période sombre, hantée par la mort de Léopoldine. Victor Hugo se confronte à l’au-delà et à l’infini. Il s’adonne à des séances de spiritisme, aux tables tournantes, plus par curiosité intellectuelle, spirituelle et en un sens scientifique que par désir de parler avec les morts, ce qui sera longuement expliqué dans la préface de l'édition des cahiers relatant les séances, par Gustave Simon, écrivain et journaliste, ami, exécuteur testamentaire et éditeur du poète. Cette édition date de1923, près d'une quarantaine d'années après la disparition de Victor Hugo. «Chez Victor Hugo - Les tables tournantes de Jersey » rassemble les comptes rendus des séances recueillis par Auguste Vacquerie, Victor Hugo et son fils Charles. A propos de cette période de la vie de l’écrivain, un très bon article de Libération commente le livre « Victor Hugo : Pendant l’exil I, 1851-1864, Fayard » de Jean-Marc Hovasse, chercheur au CNRS et biographe de Victor Hugo.

http://www.liberation.fr/culture/2008/12/11/hugo-es-tula_295444

A voir à Bruxelles jusqu’au 29 mars au Musée des lettres et du manuscrit, l’exposition « Victor Hugo en exil »

http://www.mlmb.be/fr

Françoise Vandenwouwer