Vie matérielle : derniers jours !
Ouvrir la prison binaire
La vie matérielle n’est pas la vie matérialiste. Tout le contraire. C’est l’histoire de l’empreinte sensible de nos vies sur les matériaux du quotidien. Et vice versa. Cela raconte les innombrables traces que nous imprimons sur les éléments hétérogènes de nos milieux de vie ainsi que les manières imprévisibles dont ce qui nous environne impressionne nos imaginaires. Au gré de nos interactions avec les objets et matières du quotidien, des choses du domaine des idées se matérialisent, des choses du domaine concret se muent en idées. Là, palpitent les échanges entre matériel et immatériel, humain et non humain, vivant et inerte, objets naturels et industriels. Une invitation à s’évader de la prison du dualisme, l’âme contre la chair, le tangible contre l’intangible, le visible contre l’invisible. Mais non, ça dialogue, ça s’échange et se transforme réciproquement. Sans cesse.
L’extase de petits riens
Qui n’a pas, au moins une fois, en laissant fondre la bouchée de chocolat sur sa langue, lissé l’emballage doré, longtemps, sur le coin d’une table. En regardant le papier devenir de plus en plus brillant, suave, patiné et précieux sous ses doigts, reflétant une magique mélancolie des trésors perdus, enfouis, évoquant l’insatiable recherche des poussières d’or intérieur. Et avoir l’impression que faire cela, y consacrer du temps, est plus savoureux que le chocolat en lui-même, est la vraie finalité détournée de l’achat de Ferrero ? Voilà, tous ces papiers caressés, tous ces instants aveuglants, sont là, réunis en une seule immense icône abstraite, miroitement fascinant, pluriel, de nos infimes rêveries qu’inspire chocolat et praliné. Et y a-t-il meilleur symbole de la matière transformée par nos soins que le chewing-gum, banale produit de consommation ? Malaxé pendant des heures par nos mâchoires, imbibé de notre salive, devenu insipide, est-il autre chose qu’une sculpture intime de nos ressassements indicibles, ressentiments et états d’âme ? Et que l’on recrache, abandonne au sol, avant de recommencer, sans atteindre jamais une quelconque résolution. Représentation informe de ce qui ne passe pas, ne peut se digéré. Rassemblés au sol, ces détritus forment paysage déstructuré, attroupement de restes et de bactéries indestructibles, représentatif de nos rejets surnuméraires que la biosphère ne peut absorber et qui l’étouffe. C’est l’entrée de l’exposition, à la fois plongée dans le consumérisme chevillé à nos corps, et échappée hors des carcans qu’il tente d’imposer, par la poésie improbable, distillée en son contraire même (praline industrielle, massive mastication).
Amortir et transformer la violence
Un vaste totem aérien, coloré, colonne votive qui s’élève, agrégeant près de 300 objets du quotidien d’une artiste, de ces objets qui traînent là, dans l’atelier, toujours sous les yeux et les doigts, inspirant des agencements narratifs variables. Des narrations où dialoguent la réalité objective des choses et leur dimension subjective, la charge affective qui les relie à l’intime de l’artiste. Il y a au loin, cette herse suspendue dans le vide, dont les ombres dessinent un horizon de lignes brisées, herse fantomatique. Un passage ambivalent. De près, cela se révèle être des cordes acérées, ou des « boyaux » de tessons de bouteilles. De part et d’autre, deux grandes images, aux énergies contraires, exerçant une attractivité paradoxale, douce et décapante à la fois. Un déjà vu foudroyant. Ce sont des images extraites de la médiatisation omniprésente de la violence, violences iconiques, capturées, étirées à l’infini, jusqu’à l’abstraction de taches indistinctes, ainsi détournées, floutées, étouffées dans les fibres d’une large bande de laine feutrée, lueurs d’embrasements à présent lointain. A la manière dont, pour se défendre, nos tissus cherchent sans cesse à absorber et neutraliser les attaques extérieurs, les viralités agressives.
Métabolisme des merveilles ordinaires
La grande halle, alors, élargit cet espace des possibles, où l’imaginaire transforme, métabolise sans cesse ce qui tente de le figer en son déterminisme de corps solides. Et c’est une succession, habilement intriquées les unes aux autres, d’émerveillement proliférant. Il y a les squelettes de feuilles et fleurs imprimées à même le papier de soie, vaste luminaire, lanterne magique. Des silhouettes de grands papillons gravées dans le marbre, comme de très anciens fossiles, rappelant la manière dont le monde végétale et animal forme des images dans les strates géologiques de nos mémoires et, depuis l’oubli, remontent à la conscience, réapparaissent, invitent au recommencement. Des collages de débris de plantes évoquant une fragilité insolite, déséquilibrée, si proche de la nôtre, une complétude anarchique faite de cassures. Au sol, un panorama de débris de verre et de métaux éparpillés, mécanisme éclaté, cosmos fracassé au sein duquel une vidéo montre une sorte de mouvement perpétuel, mais chancelant, d’astres elliptiques. Des fragments d’objets, à priori, froids et désincarnés, assemblés en paysages abstraits, autant d’îles lointaines qui appellent, réactivent la confiance en d’improbables rivages à explorer. Un ruissellement de fines lanières de tissu, emmêlant toutes les nuances de pigmentation de la peau, en une seule teinte universelle, chatoyante, autant de languettes imprimées de messages personnels, témoignages de femmes sur la perception qu’elles ont de leurs formes, racontant leur ombre portée influencée par l’image de soi, l’image construite par les autres, par la mode, l’économie, le patriarcat…
Perspectives irisées
Le parcours se termine par un filet de patience et une fresque d’espoir. Une myriade de débris industriels de plastique et de papier, repris avant d’être déversé dans les océans, et noués ensemble, bribe à bribe, jusqu’à former un ample arc-en-ciel hérissé, palpitant, on dirait presqu’une image projetée sur le mur, prête à s’estomper. La beauté tirée de l’agencement d’emballages à foison, multiples du même anonyme, de la production surnuméraire de choses sans qualité, inutiles, invite à avancer vers des modes d’existence où spiritualité et matérialité se combinent pour échapper au matérialisme consumériste, à sa croissance destructrice de nos milieux de vie.
Allons à la rencontre de cette vie matérielle. L’exposition nous montre ce qu’il en est au niveau de pratiques artistiques élaborées. Mais les techniques utilisées, les dispositifs, les éléments de langage plastique évoquent largement des gestes, des actions, des marottes que l’on active, même inconsciemment, au quotidiens et aident à aménager nos espaces de vie, en bonne intelligence avec tous les matériaux qui les constituent. Un mode de relation non colonial au monde.
Pierre Hemptinne
LA VIE MATÉRIELLE
Du 09.12.2021 au 13.03.2022
CENTRALE for contemporary art
https://centrale.brussels/expos/la-vie-materielle/
Commissaires : Carine Fol, Marina Dacci
Artistes : Léa Belooussovitch, Chiara Camoni, Alice Cattaneo, Elena El Asmar, Serena Fineschi, Ludovica Gioscia, Loredana Longo, Claudia Losi, Sabrina Mezzaqui, Gwendoline Robin, Lieve Van Stappen, Arlette Vermeiren
(c) bannière : Vie Matérielle Léa Belooussovitch.