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Viens chez moi, j’expose au 75 : une visite

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Pour ses 50 ans, l’ESA Le 75 inaugurait un dialogue entre école d’art et citoyens voisins, sous la forme d’un parcours dans Woluwe-Saint-Lambert. Former des artistes peut-il se nourrir des habitant·e·s, et inspirer une vie culturelle particulière dans la cité ?

Sommaire

Il pleut et il vente. Sous les arbres, l’ESA Le 75 n’est pas directement reconnaissable. Une vaste tente a été déployée et l’on rentre dans l’école avec l’impression d'évoluer à l'intérieur d'un vaste caravansérail. Atmosphère nomade, célébration de l’hospitalité.

La configuration complète des ateliers, bureaux et couloirs s’en trouve complètement ouverte. Les différentes salles, encore en phase de préparation pour les visites, sont agitées, grouillantes. C’est alors que saute aux yeux l’évidence : il ne s’agit pas simplement d’ateliers où se crée de l’art, comme quand l’on rend visite à un artiste sur son lieu de travail. Ce qui se passe ici est plus complexe et diffus. C’est d’abord un espace de transmission où les professeurs-artistes livrent en partage leurs savoirs et savoir-faire. — Pierre Hemptinne

Ce qui donne lieu à de multiples expériences individuelles ou en groupes. La réception par les étudiants fait émerger leurs contre-savoirs, en fonction de la réalité de leur(s) monde(s) et de la spécificité de l’enseignement artistique : il est certes indispensable d’assimiler les savoirs, mais l’objet réel des cours est l’acquisition de processus susceptibles de faire émerger du « nouveau », d’autres manières de voir, de sentir, de s’exprimer, de rendre capable de créer ce que l’école ne peut ni prédire ni prescrire ! Apprendre à s’abandonner à ces processus et à les maîtriser, car il convient tout de même de conduire à bien et de terminer des « œuvres d’art ». C’est ce qui fait que ces classes dégagent une ambiance de laboratoire, impression que fonde la mise en délibération des aventures esthétiques de tout un chacun. Le caractère non académique est sans doute accentué par le fait que l’architecture a quelque chose d’éphémère, mais aussi par le côté festif, transgressif même, du fait de révéler sans réserve tout ce qui se fabrique à l’intérieur (le principe de la porte ouverte).

L'atelier graphisme

Dans l’atelier « graphisme », la première chose qui attire l’attention, ce sont les éléments « faits main » d’un film d’animation, des dessins, des maquettes en papier, des maisons, des paysages, des personnages. Sur un écran défilent le making of et la séquence réalisée par des étudiants lors d’un workshop avec Patar et Aubier (Panique au village, etc.), un teasing bien déluré pour Viens chez moi, j’expose au 75, soit, à l’occasion du cinquantième anniversaire, une extension de l’école d’art vers quelques maisons de citoyens, tous logés à des numéros 75. Plusieurs plans de ce parcours – formats, iconographies, graphismes, imaginaires différents – sont proposés à l’accueil, on peut s’élancer à pied ou emprunter une navette. Toutes les visites sont guidées. On embarque dans un minibus avec le directeur, Christophe Alix, et quelques visiteurs·euses. On écoute le récit de la naissance de l’école, digne d’un début de roman, ce qui est toujours inspirant pour un lieu où doit se forger une mise en récit infinie et sans cesse différenciée du rapport esthétique à la vie et à la société. Et l’on met le cap sur l'ensemble de maisons qui, le temps des portes ouvertes, formera une extension vivante de l’école. Une manière d’entamer une réflexion sur les relations entre une école d’art et son environnement immédiat, quelles interrelations tacites ou intangibles s’établissent au sein du tissu urbain et de la vie d’une commune ? Quels échanges entre le goût pour l’art des habitant·es, au quotidien, et les formations à la création artistique prodiguées dans l’établissement si proche de leur domicile ?


Première maison

La première adresse, d’ailleurs, reprend ce thème sous la forme d’un saisissant trompe-l’œil. Sur la porte et les fenêtres, de grandes photos de l’intérieur de l’école ont été collées. Et l’on a vraiment l’impression que cette maison, avec son numéro 75, donne accès aux entrailles de l’ESA Le 75, qu’un souterrain plonge et permet de rejoindre le cœur des ateliers artistiques. Le reste de la façade, avec ses hautes baies vitrées étroites, est pavoisé de deux banderoles verticales célébrant le joyeux anniversaire, avec les cabrioles et pitreries des figurines du dessin animé promotionnel. De haut en bas, de bas en haut, du ciel à la terre, une frise d’artistes en herbe, symbolisant tous les ateliers de l’école, se font la courte échelle, reliant tous les possibles, avec fantaisie et débrouille.

Deuxième maison

À la maison suivante, deux photographes – Romain Cavallin et Matthieu Cauchy – sont en train d’installer leurs œuvres dans une entrée de garage, porte close. Les cadres tanguent dans le vent. On dirait une installation à la sauvette. Ils exposent un travail commun réalisé en résidence à l’AJECTA (Musée vivant du chemin de fer, France). Ils ont photographié les bénévoles qui font vivre ce musée, se chargent de l’entretien des machines, réparent, rafistolent et s’impliquent dans les visites. Probablement, en partie, d’anciens cheminots. Tout en pratiquant, avec un appareillage un peu lourd, une chambre photographique, très loin donc des usages numériques. Le défi consiste à rendre compte de l’immédiateté des actions, des relations homme-machine, des atmosphères muséales dédiées à des technologies du passé, tout en évoluant au cœur d’un relationnel profond avec les gens et leur environnement, et en jouant avec des temps de pause parfois contraignants. L’immersion partagée est importante, les prises de vue sont discutées, argumentées à deux et il est difficile de dire à qui appartient le résultat final. Les deux compères sont prolixes, ils déroulent tout le vécu qui entoure la réalisation de chaque cliché – « l’enveloppe des possibles dans laquelle se déplace l’acte » de photographier, pour paraphraser Pierre-Michel Menger –. Cette ouverture d’esprit et de vue contraste, dans le sens d’une problématique dynamique et d’une situation très photogénique, avec leur position acculée contre une porte de garage fermée.


L'atelier peinture

Après, on découvre le site Gulledelle du 75 où loge l’atelier peinture. Les étudiant·es sont là, leurs toiles, leurs établis, leurs matériaux, toutes les traces des procédés et étapes de différentes recherches sont repérables à vue d’œil. Il y a de quoi établir une archéologie artistique passionnante. Soudain, quelque chose bouge et tous ces éléments, relativement statiques, disponibles à une investigation raisonnée et introspective, s'animent, chaque étudiant·e se livrant à une performance au sein même de l’atelier et de son espace de recherche. C’est le résultat d’un stage d’une semaine, sous la conduite de leur professeure Gwendoline Robin et de Robin Pourbaix en invité. La consigne consistait à investir, certes, le médium de l’exhibition, mais en formalisant un vocabulaire corporel et un lexique objectal faisant référence à leur propre univers de peintre. C’est pour cela que les gestes répétitifs, obsessionnels, les mises en danger équilibristes, les manipulations rituelles de certains matériaux, les gestuelles symboliques ou mutiques occupaient l’atelier comme autant de commentaires mimés du devenir peintre de tous ces jeunes artistes, conférant une corporéité indéniable et liante à ce qui, sans cela, pouvait rester confiné à l’intangible.


Troisième maison

Une tout autre configuration nous attendait à la dernière maison visitée. Là, le propriétaire tenait à être présent, à ouvrir sa porte, faire visiter les lieux et présenter le travail des artistes exposés sur ses murs. Le désir d’art des habitant·es a fait « tilt » avec l’invitation de l’école. Entre la famille et les élèves de l’atelier Images plurielles, une réelle rencontre a eu lieu. C’est quoi habiter un 75 ? Les parents, les enfants ont raconté leur installation, les premiers échanges avec l’esprit de la maison, la découverte du jardin, l’ouverture pratiquée dans le mur pour rejoindre le jardin voisin, les premiers souvenirs forts, parfois traumatiques. Le récit d’un ancrage, de ce qui prend racine quand on vit ensemble, quand on se moule et qu’on est moulé par la configuration des lieux, en tissant des liens avec le quartier, du plus proche au plus lointain. Oui, un ensemble d’anecdotes et de moments indéfinissables, de l’ordre du spirituel. Un album de famille. Et c’est tout le contenu de ce collectage que les étudiants ont interprété en images, selon différents styles, l’amorce d’un roman graphique pluriel, en mêlant témoignages et impressions personnelles, intuitions éveillées par la visite de la maison, les musiques des voix, les propres images mentales des habitant·es. Ces planches sont exposées au mur, dans le hall d’entrée, elles racontent ce qui s’est passé ici, l’ADN de ce qui rend désormais indénouable cette famille et ce logis, en une sorte de mise en abîme, inspirée, ludique.

Voilà, de façon exemplaire, le rayonnement que peut avoir une école d’art pour implanter, autrement, l’art au quotidien, via une écoute et un échange des récits de vie.

Pierre Hemptinne

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