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Bons vœux d’imagination

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Qu’espérer pour demain ? De l’imagination. A revendre. Non, pas à revendre, à partager, organiser en communs. Par où re-commencer ? Comment savoir imaginer ? Georges Didi-Huberman nous guide dans cette aventure cruciale : Imaginer Recommencer.

Sommaire

La panne d’imagination

Au début de leur monumental ouvrage “Au commencement était… », David Graeber et David Wengrow épinglent les schémas narratifs caricaturaux, systématiques, qui enferment l’histoire humaine dans une vision univoque comme si tout, depuis le début, convergeait vers un seul type d’organisation sociale indépassable: « A l’appauvrissement de l’histoire qui en découle s’ajoute un rétrécissement de notre perception du champ des possibles. » Ils déplorent ainsi le manque d’imagination dont font preuve les auteurs qui se chargent de raconter d’où vient l’homme et comment s’est forgé la société telle que nous la connaissons. Ce manque d’imagination conduisant en quelque sorte à expliquer qu’il en a toujours été ainsi et qu’il ne pouvait pas en être autrement. Or, face à la crise climatique, l’imagination est convoquée, de partout, et il s’agit précisément de savoir ouvrir et élargir le champ des possibles. Dans le même temps où David Graeber et David Wengrow travaillaient à leur « nouvelle histoire de l’humanité », Georges Didi-Huberman assemblait les innombrables et foisonnantes pièces d’une somme fascinante consacrée justement au besoin d’imagination : « Imaginer Recommencer », deuxième tome de « Ce qui nous soulève ». Une investigation passionnante sur les forces de l’imagination et, en même temps, un formidable mode d’emploi pour les débloquer et en innerver nos corps, nos relations et tout ce qui fait société.

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Imagination, Imaginer Recommencer, page annotée

L’imagination en commun

Le propos de Didi-Huberman est qu’il faut prendre l’imagination au sérieux. Ce n’est pas juste des choses qui traversent l’esprit pour le distraire. Ce ne sont pas des chimères, ce sont autres choses que des « fantaisies personnelles ». C’est à partir de ça que se construisent les modes d’existences et les organisations sociales, les institutions, depuis toujours. Mais quelle imagination et selon quel usage ? Pour ce faire, il s’intéresse et tisse les lignes de force et de fragilité entre les éléments d’une constellation de penseurs, philosophes, autrices, artistes, écrivains qui ont résisté et n’ont cessé d’imaginer ce que pourrait être demain, face à la plus grande adversité qui soit. Depuis le mouvement Spartakus en Allemagne et durant toute la barbarie du troisième Reich, ils-elles ont fait en sorte de maintenir un accès au champ des possibles démocratiques. Conserver la capacité d’imaginer demain pour soi, pour les générations qui suivent. Au cœur de cette constellation, il y a Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, Ernst Bloch et Walter Benjamin. Ces personnages, Didi-Huberman les fréquente intimement depuis longtemps, il les connaît par cœur, il les imagine comme personne d’autre. En le lisant, on les voit, on les entend. Il les resitue dans un tissage d’idées, de concepts et de sensibilités plus large, l’aval et l’amont d’une généalogie où l’on croise Hannah Arendt, Theodor Adorno, Franz Kafka, Bertolt Brecht, George Grosz… A partir de ce tissu qui, de fil en aiguille, se transforme en forêt à perte de vue, Georges Didi-Huberman définit l’imagination comme un bien commun, « notre commune », le fondement des communs de la culture.

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Imagination, Imaginer Recommencer, page annotée 2

Le rôle de la culture

Le rôle de la culture, en tout cas au niveau des politiques publiques non-marchandes, serait de libérer l’exercice des imaginations individuelles, les transformer en imaginations collectives – les communs de l’imaginaire – selon les principes toujours de l’émancipation. C’est le rôle social et sociétal de la médiation culturelle. A l’inverse des plateformes des industries culturelles qui entendent privatiser, à leur profit, les énergies imaginatives individuelles, capturer les désirs qui s’expriment dans le besoin de musique (par exemple) au profit d’une économie qui ne vise que le retour rapide de tout investissement. La courte vue remplace la vision longue.

Ce rôle de la culture a une première fonction au niveau du travail sur le passé toujours ouvert à l’interprétation. Car, « un avenir totalement inédit, cela n’existe pas » (p.540). Cela signifie que même face à l’effondrement – qui vient ou s’est déjà produit -, il serait vain de vouloir penser le futur à partir d’une page blanche. Penser demain, c’est « recommencer », le mot incluant bien une relation à ce qui s’est déjà produit. « Recommencer, par contre, signifie partir à partir d’un retour : ce qui suppose un certain rapport au passé, un certain usage de la mémoire, une certaine lecture de la tradition (ou une certaine tradition de la lecture). » (p.539)

Une certaine, pas n’importe laquelle.

La vie culturelle et ses propositions d’expériences esthétiques – par quoi sont stimulées la sensibilité et l’imagination – aurait vocation à faire en sorte que, face aux défis de transformation que rencontre une société, le plus d’individus se retrouvent disposé-e-s à franchir le pas nécessaire vers le recommencement qui s’impose.

Je me permets de citer longuement l’auteur pour rendre plus perceptibles les mécanismes du recommencement :

« Recommencer, ce n’est pas couper les ponts. C’est couper certains ponts ou passages imposés, sans aucun doute. Mais c’est, aussi, lancer des passerelles ailleurs, là où des ponts avaient été indûment ou injustement coupés. Ce n’est pas séparer absolument – en vue de quelque hégémonie identitaire – mais plutôt reprendre à nouveaux frais toutes les questions d’espace, de temps, de sujet, de justice. Recommencer n’est pas créer quelque chose d’absolument neuf à partir d’un espace absolument vide, une fois décidée la tabula rasa de la « mort de la civilisation ». C’est recréer, par de nouveaux montages effectués sur un matériau composite – choses survivantes du passé, choses urgentes du présent, choses à imaginer du futur -, des configurations capables de rouvrir le temps, de réactiver des possibles jusque-là inaperçus. » (p.538)

Voilà en quoi consiste le travail de la culture contre le « tic-tac faussement immuable de l’horloge à pouvoirs ». Et à quoi s’emploient, de leur côté, David Graeber et David Wengrow quand ils entreprennent de rouvrir, reprendre et réactiver l’histoire de l’humanité, pour jeter des ponts entre des possibles jadis condamnés et susceptibles d’inspirer aujourd’hui de nouveaux élans.

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Imagination, Jonathan Jones, _sans titre (territoire originelle)

Le sensible n’est pas lubie

Elle est tenace, l’opposition instaurée entre imagination et action. Comme s’il y avait un enjeu important et caché à maintenir cloisonnés ces deux champs de l’existence. C’est à partir de l’expérience de Rosa Luxemburg que Didi-Huberman recrée l’articulation indispensable entre expérience esthétique et engagement politique, culture de la sensibilité, fréquentation de l’art et activisme radical. En clair voilà la question qui permet d’affronter une antinomie qui structure la pensée dominante : « Peut-on diriger la Ligue Spartakus et s’abandonner au lyrisme à l’écoute d’un rossignol qui chante sur fond d’orage ? »

En plongeant dans le courrier de la révolutionnaire (qui fut, rappelons-le, emprisonnée et assassinée), en examinant ses récits de relations aux œuvres d’art, littéraires ou picturales, il est manifeste que « la dimension esthétique en général n’avait rien, pour elle, du simple délassement ou du plaisir consolant après quelque rude et « sérieux » labeur d’organisation politique. » (p.155)

Pour bien maîtriser l’importance politique des récits que nous avons à imaginer pour construire un devenir face à la crise climatique, attardons-nous sur le partage du sensible et du politique, via le lyrisme et l’engagement de Rosa Luxemburg : « Si elle ne craignit pas d’être lyrique et d’exercer son imagination à mettre en rapport certaines idées de l’expérience politique avec certaines images issues d’expériences esthétiques, c’est précisément que son idée de la politique s’incarnait dans chaque regard porté sur le monde et dans chaque image à se faire de lui. Lyrisme il y eut donc, et assumé comme tel. Mais ce n’était pas pour la plainte, l’élégie ou la mélancolie. Le lyrisme de Rosa Luxemburg fut tout entier accordé sur la position éthique exprimée par les mots « garde(r) courage, malgré tout ». » (p.159)

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Imagination, Jonathan Jones, _Sans titre (territoire originelle)

Imaginer, désirer, espérer [changer le monde]

Comment agit l’imagination ? Comment agir avec l’imagination ?

L’imagination est faite d’images. Des images qui viennent du passé, remontent de la mémoire, sollicitées ou spontanées, suggérées ou parasites, comme venant de nulle part. Des images qui jaillissent du présent, au point de jonction de notre mémoire et de ce que nous vivons à l’instant. Jeu de correspondances. Des images ensuite par lesquelles nous nous projetons dans le futur, avec lesquelles nous tentons de dessiner comment nous voudrions être plus tard, dans quel genre d’environnement, avec qui et quoi. Ce sont des flux intérieurs et des tourbillons alimentés par toutes les images qui nous traversent, depuis l’extérieur et des temporalités multiples.

Cette mécanique des images que nous imaginons donne forme au désir, à l’espérance, donc à l’agir et s’organise aussi en « savoir ». Imaginer est indissociable des processus qui conduisent à former des connaissances.

« Pour agir, il faut avoir espéré, désiré. Mais pour bien agir, il faut savoir reconnaître le principe de son véritable désir : il faut savoir-désirer. Or pour savoir – et cela nous le savons, au moins, depuis Aristote -, il faut imaginer : savoir imaginer ou, mieux encore dans ce contexte, penser-imaginer. » (p. 307)

Ce savoir-désirer, ce penser-imaginer, ce sont des savoirs, des savoir-faire et savoir-être qui se cultivent, du plus proche, la subjectivité individuelle, mais cherchant à se propager dans l’interdividuel pour s’investir dans une imagination plus vaste, en commun. Laisser travailler nos images. Travailler avec nos images. Mieux comprendre le régime des images qui nous imprègnent.

« Les images surgissent comme les interfaces mouvantes, changeantes, actives, de mémoires souvent enfouies depuis longtemps et de désirs souvent encore informulés. Elles agissent comme des opérateurs de conversion, de métamorphose : par exemple, là où une expérience présente se transforme en espérance, c’est-à-dire en souhait pour l’avenir, en pensée d’advenir. C’est en cela que les images sont, avant tout, des actes, des processus ou, mieux encore, des gestes de temps. » (p.306)

C’est à partir de cette dynamique des images que des récits naissent, se développent, se partagent, se substituent à l’interprétation unique et « officielle » de l’aventure humaine, ouvrent des possibles et peuvent renouveler l’imagination du futur. Si l’image au cœur de la narration est toujours remémoration, souvenir, elle anticipe aussi, elle amorce ce qui vient, elle prévoit.

« C’est donc par-delà sa fonction représentative que l’image prévoit : parce qu’un désir la porte et parce qu’une imagination la met en mouvement. C’est alors qu’elle trouvera les chances, en s’émancipant elle-même, de participer à un processus d’émancipation plus large qu’elle. Elle fait surgir un espace d’imminence dans ce que nous voyons de notre temps présent. » (p.307)

Expérimenter, franchir le pas

Une politique culturelle consiste à encourager le jaillissement multiforme de cette énergie d’émancipation et à empêcher que le travail d’imagination que nous effectuons tous-toutes soit récupéré par les industries du loisir et autres plateformes capitalistes., transformé en data. La culture devrait faire en sorte que les images qui nous innervent « se déploient elles-mêmes comme des vecteurs ou des processus de transformation » et « il faudra reconnaître en elles une force qui nous soulève en véhiculant, en donnant forme à nos désirs d’émancipation ». (p. 327) Bien entendu, à l’intérieur de cette énergie-image, il est nécessaire de choisir, sélectionner, couper, démonter et remonter, de manière à ce que prennent forme des espérances qui rassemblent et puissent peser. Un tel livre nécessiterait que les lectures individuelles que nous pouvons en faire soient confrontées et que les visions qu’il engendre s’augmentent les unes les autres pour densifier, au sein de nos communautés de vivant, le savoir-imaginer. Cela pourrait être le rôle d’un « centre de ressources » qui manquent cruellement pour que le secteur culturelle soit le vecteur de cette transformation de nos imaginaires et puisse avoir prise. Des lieux où apprendre à lire les images de nos imaginations, les mette en commun, en déduire des savoirs prospectifs. « Chaque fois qu’on lit pour de bon, on effectue ce geste de recommencer quelque chose dans l’ordre du lien, du désir et de la pensée. » (.175)

En ce sens, changer le monde par la culture, par l’imagination, par les récits – et les espoirs et désirs qu’ils expérimentent -, ce n’est pas du vent. C’est ce que révèle cet ouvrage foisonnant et bouleversant de Didi-Huberman où entamer l’expérience d’imaginer recommencer.

Face à une politique qui ne trouve pas la parade au manque d’avenir, apprenons à franchir le pas, imaginons.

Pierre Hemptinne

Illustrations dans le texte :
Deux photos de l’installation de Jonathan Jones « sans titre (territoire originelle) ».
L’artiste restitue aux communautés aborigènes de Nouvelle-Zélande un herbier constitué lors d’une expédition voulue par Bonaparte. Des collectifs de migrantes entreprennent de broder les centaines d’espèces issues de cet herbier. C’est l’occasion de se réapproprier les savoirs et histoires qui reliaient les individus à leur environnement via les échanges avec ces plantes. Ces images brodées font remonter un passé et la faufilent dans la trame du présent. Autant d’images de recommencements…

Références :
Georges Didi-Huberman, « Imaginer Recommencer. Ce qui nous soulève, 2 », Les Editions de Minuit, 2021

David Graeber & David Wengrow, « Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité », Les Liens qui libèrent, 2021

(c) crédit photo bannière : Imagination, Tarek Atoui, installation sonore

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