Vues imprenables sur nouvelle vague, en Condroz
Sommaire
Promenade et territoire comme appareil photographique
Ce n’est pas juste une balade pour agrémenter la visite de quelques expositions de photographies. La promenade, à pied ou à vélo, fait partie intégrante de l’expérience esthétique, du cheminement vers et avec les œuvres présentées. Aller à la rencontre d’images, saisir leurs parts de récits qui s’entretissent à nos histoires intérieures, s’effectue de façon située, avec le paysage, qui constitue un écrin d’interprétations, de révélations. La bande-son de la Biennale en sera le pendant de celle du Hoyoux, dense et rapide. Il y a peu il était en crue, rappelant l’hostilité des éléments naturels déchaînés et la dangerosité de la crise climatique. La musique d’eau ruisselante déferlante nettoie le cerveau surchargé, fait lâcher prise aux ornières de la mémoire dont les cristaux alors se polissent mutuellement au gré des courants, à la manière des galets. Cela ouvre la possibilité de nouvelles manières de penser et d’associer ce que l’on voit et entend. Le décor de la Xème Biennale de photographie en Condroz a été soigneusement planté en lien avec le travail des artistes sélectionné·es pour stimuler la réception des œuvres. L’essentiel se trouve bien là : favoriser la conscience de tout ce qui se tisse et s’entretisse à partir de ce qu’éveille l’art, replaçant l’humain à sa juste place parmi le vivant. La promenade, des berges de la rivière au haut de la vallée, revisite les cicatrices d’une vie économique lointaine reprises par la nature, informe sur l’évolution des hameaux, de la vie rurale, la transformation des architectures paysannes. À fleur de territoire, on suit les traces d’un changement incessant déterminé par le capitalisme. Comment capter ces forces d’adaptation et les orienter hors du capitalisme ?
Vers quels au-delàs ?
Une des extrémités du parcours – départ ou arrivée – est une église plantée près de grands hangars industriels quasi désaffectés. Dans l’espace du bâtiment religieux, là où les prières sont censées « monter au ciel », lévitent les grandes images minérales de Sandrine Elberg, suaires d’ailleurs chimériques, inspirées d’imaginaires à la Jules Verne, d’explorations spatiales modernes, exaltant tout autant le sublime des cimes inaccessibles que le romantisme sombre des grandes ruines. Ces superbes topographies d’autres planètes désertes soulignent surtout leur aridité transcendante, radicale inhospitalité. Ils rappellent l’absence de solution de rechange au saccage de notre biosphère, il n’y a pas d’autres terres où migrer. Dans les sacristies intimistes, Nick Verhaeghe ramène le regard sur le mystère de choses proches, complicité d’un arbre et de son ombre, halo de brumes où pointent des joncs, silhouette d’un abri tressé de branches, et Elise Corten surprend une femme priant l’eau fuyant entre ses doigts…
Des récits individuels à la mémoire collective
Tout imaginaire se nourrit d’autres imaginaires, tout récit est toujours déjà l’affluent d’autres récits.
C’est ce que rend très explicite la démarche de Maxime Brygo, photographe et archéologue des représentations, saisissant le vif et l’actuel dans les ramifications de leurs historiques (naturel, social, écologique, technique), questionnant la généalogie des entretissements narratifs pluriels qui forment l’âme de nos paysages. Les images qu’il crée à son tour sont accrochées sur la brique et le plâtre écaillé d’une bâtisse ouverte à tous vents, en résonance avec une sélection puissante d’archives régionales, « collecte de représentations de la Meuse, de rivières et de canaux », s’enfonçant dans les racines territoriales d’une culture spécifique. Un travail personnalisé relié aux multiples formes de la mémoire collective « des relations singulières à l’eau, divers mythes et légendes, récits de navigation… ». Par les accointances entre ce qu’il fait remonter du passé et ce qu’il photographie au présent, l’artiste provoque des troubles temporels, des reflets qui miroitent et révèlent discontinuités et permanences, ruptures et fusions d’imaginaires au fil des siècles. Comment articuler une suite qui tienne ?
L’intime et le cosmos
Enfoui·es dans les strates et les résidus infinis du passé, de quelle corporéité jouissons-nous, de quels corps se saisir ? C’est ce que ruminent les délicats montages de Katrien De Blauwer au moulin de Barse, petite maison nue, ouverte vers la rivière. Collage de bribes photographiques anonymes, de papiers trouvés, de matières cartonnées et encrées, où elle inscrit, au bord de l’évanouissement, une topographie personnelle, fragile et énigmatique. À quoi font écho les expériences de Julie van der Vaart, cherchant à déjouer les entraves autoritaires de la fiction linéaire par diverses manipulations techniques. Elle traque les dimensions cosmiques de nos sensibilités incarnées. Là aussi, de petites images de choses très proches, envahies d’une immensité spectrale, laiteuse, alternance d’apparition et disparition.
Autant de points de bascule où le corps, ce que l’on possède en propre, devient chair insaisissable, onirique.
Bien qu’usant de grands formats, c’est un peu le même registre qu’explore Lore Stessel, en captant les détails de chorégraphies, ce que fait la danse aux êtres qu’elle transporte, transformant leur cohérence, les révélant modelés par une multitude de courants invisibles, forces aériennes, minérales ou aquatiques qui les enveloppent, les absorbent, les recrachent. Plus exactement, ces fragments dansés esquissent un langage pour communier avec l’environnement, adaptant les morphologies humaines au gré d’imprévus atmosphériques dus aux génies (bienveillants, malveillants) du lieu. Ces transes et tourbillons iconiques sont magnifiquement exposés dans la grande machinerie rouillée de l’ancienne scierie qui en paraît, du coup, redémarrée, ses rouages rouillés s’associant à la force des images pour nous remuer profondément.
Albums de famille et géologies oniriques
Michel Mangon joue avec les impuretés organiques, chimiques, temporelles qui ajoutent – surimpressions aléatoires – aux photos du quotidien de surprenants rayonnements. Il présente un corpus d’images évoquant l’archétype de l’album de famille. Des images qui, à priori, ne parlent qu’à ceux et celles qui reconnaissent les gens, lieux, animaux et circonstances figés à un moment donné, précis. Objectivés.
Mais ces clichés semblent s’être égarés, avoir traversé l’oubli et resurgir marqués par les épreuves, patinés, décolorés, auréolés, tachés, accidentés, couverts de sécrétions abstraites et figuratives.
Habités, hantés. Ils acquièrent une dimension universelle à travers ces altérations qui nous parlent, qui agissent et affectent nos propres archives personnelles, nous n’y échappons pas, elles expriment les déformations imperceptibles qui s’immiscent entre le réel et nos perceptions. Elles incarnent les micro-éléments contextuels qui agissent en levures imprévisibles au sein des interprétations que nous nous faisons de ce que nous vivons. Erika Meda aborde, sous un autre angle, une problématique semblable : la famille comme matrice collective où l’on expérimente la vie au grand air, au plus près de la nature. Ici, réminiscences de vacances, de bords de mers, de jeux dans les rochers, de sauts dans le vide, focus sur un drapé végétal ou l’envol emblématique d’un oiseau, tout un bonheur passé éparpillé en images estompées, parcellaires, fossilisées à même la pierre. Tous ces éclats d’un temps heureux, depuis l’exubérance enfantine jusqu’à la mélancolie adolescente, affleurent mystérieusement à même des pavés de roche, encadrés et fichés sur des tiges de fer, le support dur et inerte en devenant presque immatériel. Les résurgences imagées déambulent en groupe de pèlerins puis forment arène dans le décor grandiose d’une carrière, à même le flux immobile d’une vague de gravier, cherchant à ressouder ensemble tous les fragments issus d’un instant magique en allé. Peine perdue. Si proches, si lointains. Inaccessibles et pourtant à chaque regard nous rechargeant d’émotions. À deux pas, dans un container, Mayumi Suzuki pratique un autre exercice de voyance. C’est une chapelle de fortune où elle rend « un hommage émouvant à sa famille disparue » lors du tsunami de 2011, en utilisant l’objectif abîmé de son père photographe. Comme si elle regardait depuis le point de vue du défunt. Paysages, vestiges mémoriels, superposition d’images documentaires, d’archives familiales et de vues poétiques, survol poignant de ce que la catastrophe engloutit. Non pas une catastrophe éloignée, morte, mais l’ombre portée d’une catastrophe qui ne cesse de s’étendre et ronger le monde.
C’est une sorte de chapelle lustrale que dresse Jacky Lecouturier. Un alignement de fleurs, dans des vases transparents, sur fond blanc, cadrées de façon similaire. La nudité, crue et chaude, de ces images fait monter aux yeux un flot d’émotions indicibles. Dans ces gestes simples, empathiques et chirurgicaux, on revoit les fleurs comme à la première fois. Dans la cour intérieure, sur les murs de pierre, le photographe aligne des paysages gris et noirs, comme gravés sur l’ardoise. Arbres, sous-bois, herbes folles, nuées d’oiseaux, ramures et boules de gui, chaque fois des multitudes où s’enfouir, atteindre un oubli virginal où réinventer les connivences entre humains et non-humain. — -
La jeunesse rêve d’un nouvel élan
La biennale accorde beaucoup d’importance au « faire ensemble ». Ainsi avec l’implication des élèves de l’école communale et leurs mots imagés traduisant leurs révoltes. Ainsi de l’atelier Ici Ailleurs de Maxime Brygo investiguant ce qui relie l’immersion lente au sein d’un territoire spécifique et le flot d’imageries que libèrent les ondes numériques saturant nos capacités mémorielles, traquant ce qui rend possible l’émergence d’un récit singulier, bifurquant, sensible et critique. Ainsi aussi de Colin-Maillard, fascinante frise du Comité des artistes de la région hutoise, déroulée au fond d’un beau verger, tissant gravures anciennes, détournement ludique d’imageries populaires, tableaux célèbres réinterprétés et, à travers les imaginaires de divers jeux de société, questionne l’hétérogénéité de nos relations aux autres. Enfin, cette dimension prospective d’un commun narratif est illustrée de façon exemplaire par le travail de Katherine Longly. Elle en a fait le cœur de sa démarche et cela dépasse la dimension d’un atelier ponctuel. Elle tire parti de ses diverses formations – artistique, communicationnelle, anthropologique – pour élaborer des dispositifs d’enquête et de création participative reliant le sensible exprimé par des habitant·es à sa vision personnelle de leurs vies, itinéraires, contextes tant sociaux qu’écologiques. Elle prend le temps d’une enquête lente et rigoureuse.
Ici, en l’occurrence, elle a échangé pendant plusieurs mois avec 26 jeunes de la région, pour écouter leurs rêves, frustrations, attentes, craintes, s’immiscer dans le récit de leurs habitudes, de leur quotidien.
Elles les a accompagné·es dans les lieux qu’ils·elles fréquentent, observé la manière dont ils·elles arrangent coins de nature ou bâtiments abandonnés pour s’y ancrer, se sentir chez elles·eux, y déployer leurs rituels. Il en résulte un vaste ensemble de phrases, de dialogues écrits, de photos, fragments de journaux intimes – entre le reportage sociologique et le roman-photo – qui s’expose en partie au Foyer Saint-Hubert de Terwagne. L’ensemble fait l’objet d’une publication et constitue un document remarquable sur la richesse des liens complexes que tissent les jeunes avec leur territoire, sur l’impact du confinement quant à leur manière de sentir leur place dans le monde. Il s’en dégage le besoin irrépressible de voir venir une vague de renouveau et l’envie de s’y engager.
Ce ne sont que quelques impressions tirées de tout ce que déploie la Biennale. Il y a bien plus à glaner au gré des 15 expositions et du territoire avec lequel elles nous incitent à dialoguer. L’idéal est de prendre le temps, à pied, à vélo, profitant des lieux de détente, de restauration et des animations ou rencontres avec les artistes. C’est à partir de ce genre d’événements culturels que tout peut commencer à changer.
Pierre Hemptinne
Xe Biennale de photographie en Condroz
Du sam. 31 juillet au dim. 29 août 2021 — une vingtaine d’expositions durant 5 week-ends, de 10h à 19h. La Biennale de photographie propose une promenade artistique dans le Condroz liégeois à travers les communes de Marchin, Modave, Clavier. www.biennaledephotographie.be
Image de couverture : Biennale Colin-Maillard dans le verger de la Cense seigneuriale