Who Are You ? : portraits en tous genres à Schaerbeek
Sommaire
Des sculptures, des peintures, des photos, des installations se rencontrent dans les pièces de la maison. Elles s’observent. — Pierre Hemptinne
Certaines proviennent de la collection communale de Schaerbeek, initiée au début du XIXème siècle, et exhument des personnages, célèbres ou anonymes, liés souvent à l’histoire locale. Le regard et les expressions de ces gens-là viennent de loin, d’un autre temps, et croisent des manières actuelles, toutes différentes, de décrire et se décrire, de se tirer le portrait. Pourtant les fluides circulent, toutes les œuvres semblent avoir des choses à se dire. En tout cas, les entités, les individus, les vies racontées dans ces instantanés, se découvrent des convergences. Sans doute est-ce dû au travail de la commissaire qui a su, en suivant intuitions et investigations sensibles, tisser des correspondances, évidentes ou énigmatiques.
L’artiste et la représentation des figures d’autorité.
Les figures de bourgmestres, de bourgeois célèbres, ou d’un commandant des sapeurs-pompiers rappellent la fonction officielle de ces images. Elles affirment un statut, immortalisent des rôles sociaux incarnés avec la nécessité de tenir son rang. En général, ce sont des portraits de circonstance. Leurs habits, leurs décorations, leurs bijoux, leur port cérémonieux cessent d’être des écrins rigides, cérémonieux, et s’en échappent des regards, des physionomies plus souples, gagnées d’humaine incertitude. Cela, grâce à la scénographie, l’âme du lieu et le faisceau d’interactions entre œuvres de styles hétérogènes.
À ces portraits historiques fait écho, plus proche de nous, l’imposant portrait du couple royal (Albert et Paola) par Dirk Braeckman qui, à priori, n’est pas vraiment un photographe de palais. Mais, justement, choisi pour renouveler le look de l’autorité royale, la rapprocher des gens, en déplaçant la distanciation tout en l’affirmant selon des critères esthétiques d’aujourd’hui. Ou comment utiliser le talent de l’artiste pour régénérer l’aura de souverains et en postuler, à travers les époques, une sorte de permanence universelle.
Le groupe, la pollinisation entre image d’ensemble et image d’individu singulier. Les deux plans se nourrissent l’un l’autre.
L’effet de groupe sur la manière de se voir et de s’appréhender parmi d’autres, pris dans un réseaux d’influences réciproques où l’on cherche, soucieux de rester soi, ce qui apparente et nous distingue, nous est jeté à la figure par un rassemblement de bustes, puisés dans les réserves communales, et mis ensemble, là, sur un vaste socle de planches, de manière un peu aléatoire.
L’oublié côtoie celui qui a écrit l’histoire. Les femmes y sont moins nombreuses que les hommes, cela témoigne de l’espace qu’on leur octroyait. — Christophe Veys, catalogue de l’exposition
C’est, bien entendu, un impact du rassemblement hétérogène. Mais ces visages semblent murmurer entre eux, se prendre en considération mutuellement, découvrir que l’histoire ne correspondait pas à la vision unique que pouvait transmettre leur buste isolé, lorsqu’il était exposé dans une salle, dans un lieu public, mais se constitue du va-et-vient entre eux tous, « oubliés » et acteurs actifs. L’installation de David Claerbout prolonge cette immersion dans les relations entre individus et groupes. En projetant la photo d’une classe anonyme, dans les années 1930, de 44 étudiants autour de leur professeur prêtre. Le premier effet est le côté « daté ». Ils semblent tous se ressembler, fondus dans ce qui semble les caractéristiques d’une époque révolue, habits uniformisés, attitudes similaires. Lentement, la caméra s’approche, rentre dans le groupe et s’arrête sur un visage précis. Et alors, chaque visage retrouve toute sa différenciation, semble chercher, dans le vide, inquiet ou plein d’aplomb, un destin qui soit à lui. Du coup, ces jeunes hommes, en même temps que la caméra se focalise sur leur physionomie, remontent le temps et se rapprochent de nous, complètement contemporains.
Des images collectées par la petite fille du XIXème siècle aux dessins d’enfants sans tabous, de nouveaux référents esthétiques émergent
La mise en correspondance de portraits d’époques différentes souligne ce qu’il y a de permanent dans la nécessité de conserver des images de nos apparences – marqueurs du temps qui passe, objets à scruter pour se comprendre – et, aussi, fait ressortir l’évolution des critères esthétiques, de ce qu’il importe de souligner dans l’expérience sensible singulière de chacun, la complexité croissante de représenter tout ce qui constitue une personnalité immergée dans la globalité sociale et environnementale. Les figures bien circonscrites vont de plus en plus disparaître, se diversifier, se ramifier. Le portrait de Lucette Van der Syp par Fritz Hickman mis en regard avec la Vue d’esprit de Maxence Mathieu peut être pris comme un point de départ de ce carrefour. D’un côté, une petite fille bien mise, sage et appliquée, qui collectionne des images dans un cahier, indiquant par là quel genre d’images il convient de conserver, dans un cahier certes, mais comme référents visuels dans le jeune cerveau en train de se forger. La cahier de collage est un premier outil éducatif d’interprétation du monde. Vue d’esprit est un aussi un dessin d’enfance de l’artiste mais où éclate librement tout ce qui était sous contrôle chez la petite fille du XIXème siècle, et qui est revendiqué comme une ligne de conduite jamais reniée.
L’identité devient un réseau de relations avec tout ce qui traverse les vies des uns et des autres, on ne peut plus être assigné à une image fixe
Avec le masque tricoté de Stephan Goldrajch, le rôle de l’artiste comme entité « sacrée », distincte du simple mortel, est mise au rencart : la réalisation est une collaboration entre l’artiste et « un pensionnaire d’une maison de repos ».
Les magnifiques portraits de Pierre Liebaert soulignent la prise en compte de toutes les dimensions sociales et écosystémiques des individus. Ils sont le résultat d’une longue immersion dans le quotidien des personnes photographiées. Là aussi, le surplomb de l’art bascule. La grande photo de Maria Degrève est saisissante : ce qui ressemble à la centralité d’un système nerveux complexe, d’une organologie humaine vue de haut et plongeant dans le tronc central, ou les ramifications pubiennes attachées au bassin, est en fait un maillage de branches et d’arbres. La trame humaine et la trame du vivant en général emmêlent leur sauvage cartographie. Si le portrait historique et officiel se situe dans l’assurance du rôle et de l’identité sociale, le travail de photographie de Tom Callemin et Giancarlo Romeo rappelle que la modernité s’est attachée à rendre tous ses droits à la fragilité, la différence, la perte d’équilibre et de contrôle de soi.
L’autoportrait en chemin de croix abstrait autour d’une chambre vide
En guise d’autoportait, Evelyne de Behr investit la bibliothèque avec une sélection d’éléments de sa « chambre à soi », concept-clé de Virginia Woolf dans son combat féministe. Le principe étant que, les femmes étant totalement prises par les obligations domestiques et ménagères, elles ne disposent ni du temps ni de l’espace pour se constituer, se construire en égalité avec l’homme. Les rayonnages sont occupés par des livres familiers de l’artiste, de passionnants carnets de notes et de croquis, des fardes de documents (fiches de paye, courriers administratifs, demandes de subside), des objets naturels récoltés, des ébauches d’œuvres, des phases de recherches, des moulages, des ustensiles quotidiens pris dans le plâtre (serviettes, draperies), des matériaux en attente. Autant d’outils avec lesquels l’artiste se construit.
Quand on ouvre un bocal rempli de savons usés – évoquant d’abord une collection d’os de seiche et de coquillages – les parfums convoquent de nombreux souvenirs de salles de bain. Dans une vitrine, un dessin est exposé. C’est un de ces savons, photographié, retravaillé sur ordinateur, imprimé. L’artiste rentre dans le savon et ce qu’il évoque pour elle, à la loupe. — Pierre Hemptinne
Par la concentration, la contemplation et l’identification qui s’établit entre l’objet et sa matière – initiale, mais l’usure, provoquée par l’eau et le frottement, est partie intégrante de sa texture –, l’artiste devient ce savon. Et elle le dessine au crayon de couleur sur papier d’imprimante. C’est autre chose que l’hyperréalisme. Dès que vous l’apercevez, illuminé sous sa vitrine, vous y voyez un galet sans âge, tendre et inaltérable, vibrant et vibrionnant comme une semence, le noyau d’une âme. C’est dans ce genre de trajet – le temps de vie du savon qui fond sur la peau –, sa conservation dans une collection en bocal, le cheminement infini que son image-symbole effectue dans l’imaginaire de l’artiste, le tracé de l’indéfinissable qu’il y imprime et, ensuite, l’usage de technologies modernes et ancestrales pour, à la manière d’un acte de magie, représenter son immanence merveilleuse, c’est à travers ce genre de percolation lente et méticuleuse que l’artiste se raconte, peut saisir et dire ce qu’elle est. Il est agréable de rester dans cette bibliothèque tout emplie d’une présence surprenante, palpable, et irréductible à quelque sensation que ce soit. On fouine, on regarde, on feuillette, on reconstitue un puzzle d’indices, qui fait écho à nos propres souvenirs et existences, et on reste tenté par « faire l’expérience de singulières transformations de sa propre identité » (inscription dans un cahier de l’artiste).
Le choix et le parcours d’œuvres sélectionnées par Myriam Louyest est bien plus vaste, il reste beaucoup à découvrir en parcourant les pièces de la maison pleine de charme. La proposition artistique est dense autant qu’aérée. La vision de la commissaire est très présente tout en laissant beaucoup d’espace pour les rêveries et toutes les interprétations personnelles. L’exposition est construite avec un riche programme d’activités, ateliers donnés par les artistes Juan Canizares et Evelyne de Behr, visites commentées par la commissaire, ateliers, dimanches en famille.
Pierre Hemptinne
Choix de 10 autoportraits cinématographiques dans les collections de PointCulture
exposition Who Are You ?
Jusqu'au dimanche 1er décembre 2019
Maison des Arts (Schaerbeek)
147, chaussée de Haecht
1030 Bruxelles