Dossier : Les nouvelles utopies (1)
Y a-t-il encore des utopies ?
L’interpellation sonnant comme un défi à nos oreilles, les quelques pages que la revue Courrier International a récemment consacrées à y répondre nous ont laissé sur notre faim. Pièce maîtresse du succinct dossier, un article du Guardian signé Terry Eagleton. Sur deux pages, l’éminent critique littéraire se contente de retracer l’évolution sémantique du sujet en tentant d’y agréger quelques notions d’éthique fortement teintée d’idéologie. D’une lignée d’auteurs qui voit se succéder Jonathan Swift, William Morris et Karl Marx, Eagleton note que l’ambivalence propre à l’utopie pointait déjà dès l’origine au XVIème siècle dans l’esprit de Thomas Moore. Aussi la société idéale n’est-elle jamais que le reflet de son temps, pouvant être tout et son contraire : libidinale et rationaliste, dynamique, statique, répressive, inégalitaire, critique, totalitaire, progressiste ou téléologique. Prenant en compte l’extrême divergence politique de ces visions particulières, l’auteur de l’article conclut :
« Les mauvaises formes d’utopisme ne font que coller un morceau de fiction sur la réalité, en érigeant le futur en idole (…) La meilleure forme de pensée utopique maintient une tension entre le présent et l’avenir en pointant du doigt les forces qui, actives dans le présent, peuvent nous mener au-delà. »
Pour illustrer ces propos, le journal s'est tourné vers les travaux du photographe Erik Johansson. On y surprend un homme juché sur une échelle, prêt à recouvrir un ciel tourmenté d’un panorama plus clair imprimé sur une toile. Sur une autre page, une barque parcourt les flots d’une pelouse qui s’étend à perte de vue. Surréalistes ou kitsch, comme on voudra, ces paysages photoshopés confèrent leur tonalité verte à la question de l'utopie. Ce souci écologique se voit étayé par quelques initiatives récentes dont le survol constitue le reste du dossier. Un traitement rapide d'où se distinguent quelques figures épinglées dans diverses disciplines : le romancier Kim Stanley Robinson, le magnat Larry Ellison, l’architecte Bjarke Ingels, l’artiste Olivia Louise, la Shimizu Corporation et le théoricien Fredric Jameson dont la savoureuse ironie ne nous a pas échappé :
« Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme. »
Source : Courrier international n°1319 du 11 au 17 février 2016
Le mot de Pierre Rosanvallon
À présent que nous voici lancés sur la piste des nouvelles utopies, voyons ce qu’internet aurait à nous proposer ces jours-ci.
En avril 2010, Libération avait déjà posé la même question à l’historien-sociologue Pierre Rosanvallon et à Daniel Cohn-Bendit, membre du parti Europe Écologie et député européen.
Certains propos de Pierre Rosanvallon ont retenu notre attention (c’est nous qui soulignons) :
«Historiquement, il existe deux familles d’utopies. Les utopies de l’organisation, d’une part, qui naissent au XVIIIe siècle et deviennent puissantes au XIXe. Elles ont connu d’innombrables visages, mais elles pensent toutes que nos sociétés font faillite. Pour s’en sortir, elles proposent un modèle conçu comme des utopies d’en haut, des moules pour la société. Mais les modèles parfaits ne fonctionnent pas car il y a des conflits à régler, des négociations à mener et des citoyens à faire vivre ensemble. Les totalitarismes du XXe siècle sont des utopies d’organisation qui ont mal tourné. Les citoyens n’en veulent plus !
La deuxième famille d’utopies sent que le plus difficile dans la société consiste à organiser la délibération collective et la vie démocratique, à faciliter une certaine fluidité. Les penseurs du libéralisme originel, tel Adam Smith, affirmaient que les mécanismes du marché devaient régir la vie en société, d’autres penseurs sont venus enrichir cette approche, mais cette utopie a également échoué. Aujourd’hui, tout en critiquant les utopies négatives, il faut redonner un sens positif à l’utopie.
Autrefois, la pensée de l’égalité était simple. L’utopie de l’abondance mettait à peu près tout le monde dans le même moule. Notre difficulté aujourd’hui réside dans le fait que nous sommes liés à la limite. Celle de la temporalité, de l’environnement ou de la capacité de production. Les règles de la justice et de la répartition sont devenues essentielles. Il y a là une rupture avec toutes les pensées utopiques du passé.»
Source : Y a-t-il de la place pour de nouvelles utopies ? Max Armanet, Libération, 30/04/1
Rupture totale avec les pensées utopiques du passé ?
C’est exactement ce que retient d’internet le philosophe et professeur en sciences de l’information et de la communication Pierre Musso interrogé par Marie Richeux sur France Culture. Le glissement s’opère d’une utopie scientifique et politique (Moore et Campanella), à une utopie critique sous les Lumières, vers une utopie technologique à partir de1830-1850. En témoigne le succès de la science-fiction chez Jules Verne, Robida et aujourd’hui à Hollywood, voisine, faut-il le dire, de la Silicon Valley. Les ingénieurs et les industriels prennent le pouvoir. La force de cette nouvelle utopie est qu’elle se réalise toujours, là où les autres semblent par comparaison usées… Les utopies socio-politiques, les techniques les absorbent, les amplifient, les réalisent partiellement mais ne les remplacent pas.
Source : Les utopies du réseau, Marie Richeux, Les nouvelles vagues 03/12/14
Dossier monté et écrit par Catherine De Poortere