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Years and Years – L’avenir n’est plus ce qu’il était

years and years
À partir des années 1960, la science-fiction, et avec elle toute forme de littérature spéculative, a vu son optimisme s’éteindre peu à peu. La fin de la naïveté originale du genre, et de son espérance dans la science, dans l’humanité et dans le futur, a lancé une vague de dystopies, une déferlante de futurs angoissants. La série Years and Years vient aujourd’hui ajouter une couche de noirceur à notre vision de l’avenir.

En même temps qu’elle perdait cette candeur et cette ingénuité, la science-fiction renonçait également à s'engager dans des prédictions à long terme, et produisait des œuvres qui traitaient avec une grande pertinence du futur proche. À quelques notables exceptions près, c’en était fini des galaxies perdues dans un futur loin très loin, l’avenir était désormais ce lendemain incertain qui ne pouvait que basculer dans l’horreur. Tout y concourrait, les sujets d’inquiétude ne se comptaient alors pas : la possibilité d’une guerre nucléaire, l’effondrement économique, la corruption, la violence, le dérèglement de la planète, etc. Des années plus tard, même si l’apocalypse annoncée n’est pas encore advenue, c’est effectivement le pire de ce que contenaient ces prédictions qui s’est souvent réalisé. L’emprise des corporations sur la politique, la surveillance généralisée, l’extension du terrorisme, les dérives de l’internet, beaucoup de crises actuelles ont été annoncées par des romans de fiction spéculative. La plupart des auteurs refusent de s’attribuer cette prescience comme un mérite, et pointent du doigt, comme explication la plus honnête de la justesse de leur vision, la probabilité fort élevée que les choses tournent simplement très mal. Comme le disait l’écrivain John Brunner (Tous à Zanzibar) dans une interview : « J’ai dû me résigner au fait que, si horrible soit-il, tout élément de mes scénarios allait être dépassé par les actualités du jour suivant ».

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La situation actuelle s’est-elle rapprochée de cette période sombre ? Avons-nous fait machine arrière ? Le fait est que, parmi les séries qui abordent le futur, la majorité est constituée de dystopies. Après The Handmaid’s Tale et Black Mirror, la série Years and Years, réalisée par BBC One en collaboration avec HBO, est d’ores et déjà présentée comme une des visions les plus anxiogènes de notre avenir proche. Elle a été écrite et réalisée par Russell T. Davies, auteur de séries aussi variées que Queer as Folk ou The Second Coming, et à qui on doit également le retour du Doctor Who à la télévision britannique en 2005. Son point de départ est explicitement la peur de l’avenir, nourrie au quotidien par les journaux télévisés et les menaces pour la liberté, pour l’environnement, pour la paix. Sa première réaction est celle de tout un chacun : « mais où va le monde ?! ».

Pour explorer cette question, Davies utilise une forme qu’il connaît bien, le drame familial, et suit la vie des Lyons, une famille de Manchester. Deux frères, deux sœurs, une grand-mère, des enfants, des conjoints : une proposition statistique crédible de l’Angleterre contemporaine dans sa diversité. Si un lien familial très fort les relie, ils divergent en presque tout, orientation politique, position sociale, préférences sexuelles. Une chose les unit toutefois étrangement : leur usage des technologies numériques. Ce sera l’un des deux fils conducteurs de cette série qui entremêle un grand nombre de thématiques (l’immigration, le racisme, la chute du capitalisme, le Brexit, la guerre, etc.).

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Le deuxième fil est tout autant d’actualité, sinon plus : tout au long d’une période de onze ans, nous suivons l’ascension de Vivienne Rook, une politicienne britannique (jouée par Emma Thompson). Mélange de Donald Trump, Boris Johnson et Marine Le Pen, sa carrière de leader populiste est propulsée par ses déclarations fracassantes dans les médias et ses bourdes qui, comme les modèles précités, font dire au public qu’elle « dit ce qu’elle pense », une recette de charlatan démagogue dont l’efficacité n’est plus à prouver. Plus elle dit ce qui ne se dit pas, plus son langage se défait des artifices de la bienséance, plus elle donne l’illusion d’un projet de bouleversement révolutionnaire. Ses sorties racistes, ses propos xénophobes et sa petitesse mesquine sont interprétés comme autant de preuves de sa différence radicale, de son autonomie.

A l'instar de toutes les autres figures populistes, l’électorat oublie rapidement ses origines sociales (c’est une riche femme d’affaires) pour l’imaginer « hors du système », prête à tout remettre en question, et l’adopter, malgré son absence totale de programme politique, comme figure fantasmée de leur désir de changement radical. Son élévation de simple candidate locale à Première ministre fait écho à ce qu’annonçait Norman Spinrad (Jack Barron et l’éternité) : la capture du discours politique et de l’électorat par le show-business et la manière dont le discours médiatique corrompt la démocratie par son pouvoir de vente et son aptitude à manufacturer de la célébrité.

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C’est dans ce contexte que démarre la série et l’inquiétude est présentée dès les premières scènes. Daniel Lyons (Russell Tovey) accueille son neveu, le nouveau-né de la famille, en pensant à voix haute : « Je ne crois pas que je pourrais faire un enfant dans un monde comme le nôtre… C’est déjà affreux maintenant, qu’est-ce que ce sera pour lui dans trente ans, dans dix ans, et même dans cinq ans ? » La machine scénaristique s’enclenche alors et nous comprenons que c’est ce qui va nous être présenté, une extrapolation, année après année, de ce contexte de départ. Anniversaire après anniversaire, nouvel an après nouvel an, le rythme s’installe rapidement et la marche de l’Histoire avec un grand H suit celle de la vie intime de la famille. C’est par les détails, autant que par les coups de théâtre, que le futur se déploie. Nous voyons le temps passer à travers des bribes d’actualité, lorsqu’un zapping nous montre la disparition des bananes, la raréfaction du chocolat, la reconstruction de Notre-Dame de Paris. Les personnages évoluent dans un monde qui mue par touches minuscules autant que par des événements spectaculaires.

Dans ce contexte, l’évolution de la technologie est un excellent baromètre, et la série a décidé de focaliser la description de la progression technique et des mutations qu’elle entraîne, à travers plusieurs marqueurs précis. Le premier est la communication et l’usage des outils numériques. Les ordinateurs et les téléphones sont omniprésents, et les interfaces vocales sont la norme. Une interface baptisée « Signor » représente le futur de modèles existants comme Siri ou Alexa et converse allègrement avec la famille. Elle sert aussi et surtout à permettre les nombreuses multiconférences où la famille entière, même dispersée, échange nouvelles et ragots. Pas de grande innovation ici, le futur technologique est calqué sur notre réalité, les machines se succèdent au rythme des nouveaux modèles mais les paradigmes restent les mêmes.

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Les grands changements sont annoncés par contre par l’autre marqueur : celui du transhumanisme, représenté par le personnage de Bethany, la fille adolescente du couple Stephen/Celeste. Dans une série qui joue la carte de la synecdoque et où chaque membre de la famille représente une portion de la population britannique, c’est Bethany qui personnifie la frange de la jeunesse future tentée par la « transition », l’abandon du corps humain, jugé trop lourd et surtout trop lent, pour la migration vers la machine. Signes des temps à venir, dans cette époque où les mœurs ont évolué, les parents semblent accueillir avec calme et bienveillance l’annonce de la volonté de leur fille de « transitionner », jusqu’à ce qu’ils comprennent avec horreur qu’elle n’envisage pas un changement de genre mais un départ post-humain plus radical. Cette thématique, assez récente dans la fiction « grand public », est traitée de manière assez originale, avec humour même, et une certaine légèreté. L’exploration du sujet s’arrête toutefois assez vite quand, devant le refus catégorique de ses parents, Bethany semble renoncer à son grand projet pour passer à une métamorphose plus progressive, optant pour un corps augmenté, accueillant sous la peau éléments électroniques et des connexions numériques invisibles avec les machines environnantes. Ce qui commence par un téléphone greffé dans la main devient peu à peu une inscription immersive dans les réseaux de communication et de contrôle. La musique de la série, aux sonorités rappelant irrésistiblement la bande-son de films futuristes comme Ghost in the Shell, ne nous avait pas trompés, nous assistons à l’évolution d’une forme nouvelle de cyborg, aux allures inédites de jeune fille timide et maladroite. Le thème du transhumanisme est temporairement abandonné en cours de route pour ne réapparaître qu’à la fin du dernier épisode, mais ce serait le divulgâcher que d’en dire plus.

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Et parlant de spoiler et de divulgâchage, il faut également parler du seul bémol à apporter à notre enthousiasme devant cette excellente série : son final parait d’un optimisme forcé. Après tant d’angoisse et un tableau si noir du futur, terminer sur un happy end semble une fin imposée, ou une erreur de parcours. Il suffit d’une dizaine de minutes pour détricoter un système fasciste et c’est un soulèvement populaire univoque qui renverse un parti unique jusque-là plébiscité. La révolution qui se déclenche après l’assaut du camp de concentration où étaient enfermées les victimes du régime soutient l’illusion que c’est l’information qui peut sauver le monde, et que la population qui a élu Vivienne Rook ignorait qu’elle allait appliquer sa politique raciste et xénophobe. Dans le vrai monde, il a été prouvé que Donald Trump et son gouvernement enferment des enfants dans des cages, après les avoir séparés de leurs parents, pour le seul crime d’être migrants, or la révolution qui aurait dû éclater après ce scandale n’a toujours pas eu lieu. Et quelques mois à peine après la diffusion de cette série, la population anglaise a élu Boris Johnson à une écrasante majorité.

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Ces quelques dernières minutes de fin un peu empressée, un peu simplifiée, ne parviennent toutefois pas à ruiner une série foisonnante, qui pose des questions urgentes sur l’avenir de la politique, de la technologie, de l’humanité. C’est souvent le rôle de la fiction, et surtout de la fiction spéculative, de tirer des sonnettes d’alarmes et de montrer les conséquences futures de nos décisions. En ce sens, Years and Years illustre à merveille une autre citation de John Brunner. Parlant de la noirceur de ses futurs imaginaires, il disait : « Il faut présumer que les choses vont toujours tourner encore plus mal avant de pouvoir s’arranger, et qu’elles ne pourront pas s’arranger sans un miracle. Mais cela ne me procure aucun plaisir quand mes pires pressentiments quant à l’idiotie humaine se confirment. »


Benoit Deuxant

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