Bob Lens : au-delà de la saccuplastikophilie…
C’est à l’écart du hall d’exposition principal de la Fondation Verbeke, à l’entrée de l’espace assez discret de la galerie des collages, qu’on tombe sur une série de sacs plastiques exposés aux cimaises et sous vitre. Une poignée d’adolescents échappés d’un groupe scolaire ne s’y attarde pas et rebrousse vite chemin. On pourrait presque leur emboîter le pas, mais, au-delà d’une première impression teintée de banalité, quelque chose nous pousse à ne pas abandonner tout de suite, à poursuivre la visite un rien plus loin. Et petit à petit, la quantité semble se muer en qualité et la persévérance et l’endurance se teinter de sens. Notre attention est captée par une photo, à la fois très belle et très modeste, exposée en vitrine dans un tirage aux coins qui rebiquent : une jeune femme qui lit devant un mur où sont accrochés un tableau carré et un sac plastique. On pense aux années 1980, mais la légende fait voler en éclats notre hypothèse : « Den Haag, 1965 ». L’artiste exposé se nomme Bob Lens (La Haye, 1939) et il travaille donc depuis plus de cinquante ans sur cet objet banal, léger, a priori insignifiant, sans valeur marchande, passant de mains en mains, etc. – mais aussi sur cette incarnation à la fois symbolique et ô combien réelle et non biodégradable de la société de consommation, du gaspillage et de la pollution. Bob Lens a porté le sac plastique sur lui comme vêtement, l’a fait voyager, l’a proposé dans un réseau de mail art, en a fait le décor d’une chorégraphie… mais, surtout, il l’a collectionné et exposé. Et, last but not least, il l’a pensé. Dans son « PT-Art-Manifest » (manifeste de l’art du sac plastique) de 1982, il développe le concept de « kringloopskulptuur » (qu’on pourrait traduire par sculpture-cycle, dans une idée de boucle et de recyclage [1] , associée entre autres à la figure de l’ourobouros, le serpent qui se mord la queue). Dans une sorte de prémonition de la dimension planétaire de la pollution (on n’est ni dans l’expression d’un constat univoque ni dans une dénonciation) pollution surtout marine, induite par l’accumulation des sacs plastiques, Lens affirme dans ce même manifeste que la sculpture ne se réduit pas à l’un ou l’autre sac remarquable, mais est constituée par l’ensemble de tous les sacs plastiques du monde et par la manière dont ils circulent. Plus récemment, dans un contexte plus lucide quant à la face sombre de leur usage, l’artiste a lancé deux projets – à la fois presque opposés et totalement complémentaires – liés aux messages textuels, à la propagande consumériste que les sacs colportent : l’un censurant par de gros aplats noirs les messages typographiques de sacs existants ; l’autre réduisant les sacs à un pur support de mots-clés (« Ego », « One Size », « Das Sichtbare », « Substance », etc.) imprimés noir sur blanc dans une typo unique et rigoureusement efficace.
Voilà comment, à côté de nombreux moteurs, containers, d’une tranche d’autoroute grandeur nature ou d’une locomotive rouillée percée d’un arbuste, tous exposés à la Fondation Verbeke, quelques dizaines d’objets de quelques grammes chacun, mis bout à bout sur une ligne du temps ou côte à côte dans un espace d’exposition, prennent leur sens comme traces de l’impact massif de l’homme sur l’environnement.
Philippe Delvosalle
[1] Partant de là, Kringloop est aussi le nom d’un réseau important d’un petit millier de magasins de seconde main dont le réseau couvre tout le territoire des Pays-Bas et de la Flandre.