Celles-là ne sont pas les moins bizarres (Ma Loute, B. Dumont)
On l’appelle simplement Billie. Il ne lui manque rien, ni la jeunesse ni la beauté ni ce quelque chose d’insaisissable, cette pointe d’extravagance qui redonnent de éclat aux qualités devenues communes. En apparence Billie est double. L’adolescent s’affiche tantôt dans des habits de femme, tantôt dans des tenues d’homme. Une chevelure bien disciplinée tombe plus bas que ses épaules dès lors qu’un chignon adroit ne tire pas la délicatesse de cette composition vers quelque chose de plus viril, à la manière d’un catogan. Encore ne s’agit-il pas là de vrais cheveux puisqu’en ôtant la perruque, on voit que le crâne est rasé à l’exception d’une frange latérale parfaitement lisse. À moitié chauve et même débarrassé de ses vêtements, le sexe de Billie ne se devine toujours pas ; il ne transparaît ni de sa voix au timbre neutre ni de sa silhouette ni de son comportement ni de sa démarche, l’ambiguïté semblant être sa nature première, avec ou sans le recours des artifices de la parure. Son visage participe de cette même duplicité. Le nez est fin, droit, le front large, le sourcil fort mais ciselé et la lèvre sensuelle, il n’est pas jusqu’au dessin de la mâchoire qui, dans ses contours harmonieux, n’amène ce qu’il faut d’angles et de rondeur à cette énigme achevée de l’androgynie.
Aristophane, au fil des dialogues consignés par Platon dans les pages du Banquet (380 av. J.C.), définit l’androgyne comme étant l’addition d’un homme et d’une femme. Identifié parmi les mortels en tant que troisième genre, il est, comme l’homme et la femme, bicéphale, pourvu de quatre bras, jambes et mains, mais, à la différence de ses frères et sœurs dotés d’organes génitaux semblables, les siens s’opposent et se complètent. En cet état, hommes, femmes et androgynes ne sont pas des figures doubles mais des êtres idéalement entiers. L’utopie qu’ils incarnent postule une plénitude organique totale, la possibilité de jouir seul de soi-même. De cette séduisante hypothèse, l’androgyne actuel est l’héritier malheureux. Il est vrai que de l’Antiquité à nos jours, l’écart temporel est si grand que nul ne s’attend à retrouver intactes d’anciennes figures qui n’ont jamais cessé de refléter le présent de l’humanité. Dans la déchéance de l’androgyne, il faut néanmoins voir la marque d’un changement brutal, rien de moins en effet qu’un éclat de la colère divine. Contre les mortels indociles, Zeus eut cette fois l’idée de couper chaque sujet en deux : hommes, femmes et androgynes se retrouvèrent ainsi privés de la moitié de leur corps. Dans sa tâche punitive, le maître de l’Olympe prit un soin maniaque à éparpiller les individus divisés de sorte que les couples ne puissent jamais se reconstituer. Platon fait remonter à cette tragédie la naissance du sentiment amoureux. Désormais, chaque vivant n’aura de cesse de retrouver sa part manquante. Pas plus que l’homme ou la femme l’androgyne ne fut épargné. Et peut-être, du fait de la différence qu’il abritait en lui, différence qui le constituait, a-t-il souffert d’un plus grand préjudice. D’avoir été autre, il n’est plus que lui-même, morne sexe sans vis-à-vis, enferré dans sa propre identité. Son corps se creuse de l’absence : la maigreur égalitaire efface les attributs sexuels qui ne disent pas la vérité entière du corps.
À une époque où la norme veut que les femmes s’habillent de jupes et que les hommes portent des pantalons, l’allure mixte de Billie, dans sa rigoureuse alternance, reste conforme aux deux stéréotypes. Apparu tardivement dans le scénario de Bruno Dumont qui, aux dépens de son personnage, voulait « introduire de la mystification dans l’amour » sans bien mesurer qu’en dotant celui-ci de traits positifs et d’une profondeur qui contraste avec la bêtise de son entourage, il obtiendrait l’inverse, à savoir un effet de vérité, Billie, héros romantique, sublime toutes les tares de son milieu et de son temps. Le film se déploie à l’aube du XXème siècle, dans le Nord de la France, entre la nature sauvage d’un bord de mer et une configuration sociale qui ne favorise pas non plus les mélanges : les riches d’un côté, en haut de la colline, les pauvres de l’autre, dans la fange. Les Van Petteghem dont Billie représente avec deux cousines la dernière génération, appartiennent à cette haute bourgeoisie qui, en même temps que la richesse, concentre sur elle tous les signes bouffons d’une incurable dégénérescence. Impossible de les prendre au sérieux. Ainsi cette énigme que figure Billie et qu’un prénom équivoque (par anachronisme) ne dissipe pas, on aura tôt fait de la ranger au nombre des excentricités d’une famille qui ne manque pas de se signaler par sa folie. « Billie », « mon Billie », « mon garçon », c’est un fait que nul, parmi ses proches, ne se réfère à lui, ou à elle, autrement qu’en des termes qui confirment une identité de garçon. Mais tel est le trouble de l’apparence que ni l’usage ni l’évidence du prénom ne suffisent à convaincre de l’adéquation avec le sexe correspondant. Ceux qui, comme Ma Loute, découvrent Billie en cheveux longs et vêtements de fille peuvent aisément n’écouter que leur désir et se satisfaire d’une image partielle en extrapolant le tout à partir de la moitié préférée.
Alors, du nom ou de l’apparence, que croire ? Billie répond résolument : « Je suis une fille ».
Dans la systématisation du travestissement, l’adolescent procède par accumulation de signes, il échappe, par conséquent, au stéréotype de l’androgyne moderne pelé jusqu’à l’os. L’image le montre : le naturel de Billie ne connaît pas de limites de genre : dans sa nudité, il ne prétend qu’à exister, c’est un corps sain, lumineux, pleinement présent. De présence et d’authenticité, de cœur, Billie est d’ailleurs seul à en faire preuve dans une société où tout le monde joue faux : riches, pauvres, parents, enfants, frères, sœurs, maîtres, domestiques, chacun ne fait que dérailler dans un rôle préétabli. Plongé dans un univers grotesque et méchant, le romantisme de Billie dérange. Par son être même, mais aussi par son attitude, par ses aspirations, Billie démontre la fausseté des apparences, des frontières, des conventions, courant à travers les hautes herbes, franchissant les eaux dans les bras de son amoureux, image du désir que rien n’arrête.
Car
Billie est en demande d’amour. Fruit miraculé d’un inceste irrésolu (« C’est
l’usage dans les grandes familles du Nord. Tout ça fait des alliances
industrielles »), adoré de loin par une mère histrionique qui repousse l’enfant
dès qu’il l’approche d’un peu trop près, Billie tombe sous le charme du premier
regard qu’il accroche, et c’est l’œil bleu écarquillé de Ma Loute. D’ailleurs,
n’y aurait-il pas, symétriquement, quelque contradiction similaire avec le
sobriquet « Ma Loute » attribué à un garçon ? Cet équivalent ch’ti de « biloute
», peut certes être traduit par « mon gars », il n’en prend pas moins
ironiquement la forme d’un féminin. Foyer de désir, un temps, on croit que la
grâce de Billie va opérer des merveilles. Abolir les oppositions de classe, de
sexe, transformer le loup en agneau, le crapaud en prince, faire fuir la bête,
affirmer, comme la musique qui accompagne le couple nous induit à le croire, la
fonction purificatrice de l’amour. Mais si l’indétermination comporte tant de
promesses, c’est qu’elle n’est pas perçue comme telle et que la chance qu’elle
représente ne survit pas à son dévoilement. Le fantasme dissipé, ce qu’il avait
ouvert dans le réel se referme avec fracas. Après, ce qui est séparé n’a plus
qu’à le rester : pauvres, riches, hommes et femmes doivent rester solidaires à
leur classe. Ceci, jusqu’à l’absurde de la consanguinité. « Chef, pour moi c’est pas du lard ni du cochon.
Une fille reste une fille, un garçon reste un garçon » : sentence définitive
prononcée par un policier, figure grotesque, certes, et néanmoins figure de la
loi.
Catherine De Poortere