Interview de Julien Celdran (La Société du Carnaval sauvage)
Chaque année le cortège des masques se réapproprie l’espace public pour y défiler en musique et traîner en justice la spéculation et la corruption. Urbain et primitif, il détourne les traditions anciennes et veut rendre sa liberté au sauvage qui est en nous.
On a organisé un Carnaval.
Ce sera le Carnaval du Canal.
Carnaval.
Représentation du désordre, des puissances vitales, de la fête,
valeurs sans lesquelles l'ordre social central est insupportable.
C'est un carnaval et un projet artistique,
c'est un projet collectif.
Parce que c'est drôle.
Parce que c'est chouette
Parce que c'est beau
et parce que c'est important.
(Invitation au carnaval 2013)
Quelle est l’origine du Carnaval sauvage ?
Le Carnaval est toujours parti de la place du Jeu de Balle, mais par contre il ne va pas toujours au même endroit. Il y a toujours eu un lien avec le Jeu de Balle, parce que les personnages, les mannequins de paille qu’on brûle tous les ans à la fin du cortège, c’est toujours le Promoteur immobilier et sa fidèle compagne la Bureaucratie. Ces personnages viennent de la bataille de Marolles, en 1969, quand il y a eu ce projet d’extension du Palais de Justice sur les Marolles, où on a voulu exproprier les gens, démolir le quartier et construire des bureaux pour le ministère de la Justice. Les gens se sont mobilisés, accompagnés par l’abbé Van Der Biest, qui a eu un rôle très important dans cette lutte. La population a finalement obtenu gain de cause et pour fêter l’abandon du projet ils ont organisé un enterrement symbolique de ces deux personnages. C’est donc un peu un point de repère dans les questions de ces grands projets d’urbanisme que Bruxelles affectionne. Historiquement le carnaval sauvage part de la compilothèque, un lieu alternatif sur le canal, un lieu collectif de concerts, de tables d’hôtes, d’expositions, des ateliers d’artistes. Un lieu de la culture alternative bruxelloise, tout petit mais assez actif et assez chaleureux. C’est l’année où on a appris que la compilothèque allait devoir être évacuée à cause des projets immobiliers qui s’installaient au bord du canal, qu’on a organisé le carnaval sauvage, parce que c’était une façon de symboliser le fait que le lieu mourrait mais que nous on restait vivants, puissants, drôles, joyeux, vivants quoi. Il y a un noyau dur d’une cinquantaine de personnes qui s’est constitué à ce moment-là, qui a évolué, mais c’est un projet collectif depuis le départ, qui n’a pas d’auteur, ou plutôt qui a comme auteurs les gens qui participent.
Le masque, c’est une forme d’anonymat, pour renforcer l’aspect collectif ?
La question de l’anonymat est importante quand tu es dans le cortège. Il y a des gens qui pensent que le carnaval, c’est la liberté, et que donc on peut faire n’importe quoi. En fait, je ne connais pas de carnaval où les gens font n’importe quoi. Le carnaval, c’est une forme qui est très codée, c’est une pratique culturelle et sociale. Ça veut dire qu’il y a une entente entre les gens et qu’il y a une façon de faire qui est adéquate. Nous, on a essayé de poser trois règles : on se masque, on n’achète pas les matériaux pour faire les costumes et on essaie de travailler sur trois thèmes : l’animal et l’homme sauvage, qui constitue un groupe, les esprits des morts, spectres et revenants, qui sont le deuxième et un troisième groupe qu’on appelle les archétypes, faute de mieux. C’est là qu’on place le Policier, le Roi, le Soldat, le Juge, l’Avocat, la Mariée, etc. On a aussi un personnage qu’on appelle le Gille de Bruxelles qu’on range là-dedans. C’est le groupe le plus petit et en général c’est difficile de porter ces costumes-là. Nous depuis le début on pose ça mais on n’est pas là pour repousser en-dehors du cortège quelqu’un qui n’aurait pas respecté ces consignes. On donne un cadre, voilà. Mais finalement il se trouve que les gens se mettent dedans, à l’usage.
Est-ce que ça vient du fait que les costumes sont créés en commun dans l’atelier ?
Même pas, en fait. C’est comme ça qu’on a initié le travail, par l’atelier costumes. On y ramène des brols qui viennent du marché du Jeu de Balle. C’est le deuxième lien avec le Jeu de Balle, les objets qui sont balancés aux poubelles en fin de marché. Là-dedans il y a des tas de trucs à récupérer, des tissus, des fourrures, etc. Il y a une sorte de pratique de trappeur urbain qui consiste à trouver de la fourrure dans la rue. On s’est beaucoup inspiré du bouquin de Charles Fréger (Wilder Mann, voir plus loin). Par contre les costumes qui sont dans le livre viennent souvent de la campagne, et ce sont souvent des éleveurs, des bergers, qui les font. Ils ont la matière première sous la main, les peaux, les fourrures, les cornes, que nous avons plus de mal à trouver. Alors on transpose cette esthétique de l’homme-sauvage avec les matériaux que nous on trouve ici en tant qu’êtres urbains. Il y a un rapport différent à la trouvaille. Par exemple dans Fréger on trouve les Ours de brindille, c’est un costume allemand à base de branches de sapin, nous on en a fait une version qui est le Sapin de Noël qui retourne à l’état sauvage.
Le gille de Bruxelles, c’est aussi un détournement ?
Binche, c’est un peu le monument du carnaval coté Belgique francophone. Les flamands ont Alost, les wallons ont Binche. Les Binchois sont très fiers de dire que leur carnaval est celui qui a le moins évolué. Ce qui est intéressant pour nous, c’est qu’à Binche, être Gille ça coûte très cher. Tu ne peux pas acheter un costume de Gille de Binche, tu dois le louer. En revanche tu dois acheter le chapeau parce que les plumes d’autruches, ça ne se conserve pas, donc tu peux le garder trois ou quatre ans puis en acheter un nouveau. Être Gilles à Binche, et dans le reste du Hainaut, ça coûte environ 750 à 1000 euros par an. Au départ je pensais que c’était un carnaval bourgeois, au propre comme au figuré. C’est bourgeois parce que ce n’est plus un carnaval rural mais urbain et du coup ce sont les bourgeois qui mettent la main sur la fête. J’ai un peu changé d’avis sur Binche, parce qu’en fait je n’avais pas compris la notion de sacrifice que ça représente. Le Gille de Bruxelles répond à ce truc-là. Nous on fait un Gille qui ne coûte rien. Le deuxième lien avec le Gille de Binche c’est que le Gille a un rapport au sol, il tape du sabot pour réveiller la terre la fin de l’hiver. C’est un ancien rite agricole : les marches font le tour des villages, et ils réveillent la terre des champs autour des villages. Le costume du gille de Bruxelles on le construit avec des cannettes de bière écrasées, trouvées par terre dans la rue. Ces cannettes ont passé un certain temps en contact avec le sol bruxellois et elles sont chargées des énergies telluriques bruxelloises. Et donc le Gille est habillé de ça, il fait beaucoup de bruit, non pas pour réveiller la terre mais pour réveiller les habitants de la ville.
Quel est le rapport du porteur au masque ?
Les gens peuvent choisir de garder leur personnage et leur costume, mais la plupart du temps on change de costume chaque année. Entre autres parce qu’une partie des costumes est brulée à la fin, donc il faut les renouveler l’année suivante. La façon de porter le masque, c’est quelque chose que tu vis au niveau intime. La première année j’ai eu le sentiment que ce n’était pas moi qui habitait le masque mais l’inverse, un sentiment très étrange qui pour moi explique pourquoi c’est une pratique si répandue à travers le monde. C’est qu’il se passe quelque chose d’assez puissant au niveau intime. Après comment bouge ton masque, comment il danse, comment il crie, c’est quelque chose que tu dois trouver pendant le carnaval. Il faut être un peu en forme, il faut être disponible, il faut se laisser emmener en fait.
Le parcours est différent chaque année.
Il y a une dimension symbolique dans le parcours, dans le rapport à la ville. Ce sont souvent des questions liées à la gentrification parce que Bruxelles souffre beaucoup à ce point de vue-là et que ça complique fort l’existence des gens qui participent au carnaval, qui sont plutôt des gens qui tournent autour du milieu alternatif. Ce milieu alternatif il a besoin de lieux, et en général ce sont des friches industrielles, des anciens bureaux, des immeubles vacants etc. Quand ces endroits sont atteints par la gentrification, ce sont ces lieux-là qui dégagent en premier, et ça change le paysage social de la ville. C’est pour ça qu’il y a un attachement à certains lieux, par exemple pour la fin du parcours. La première année on a fini à la RTT, qui était un lieu d’ateliers d’artistes, de circassiens, de concerts. L’année suivante on a fini à l’imprimerie éphémère, qui était encore une fois un lieu d’ateliers d’artistes qui fermait. La troisième année on a choisi une friche derrière le bâtiment Byrrh, parce qu’on n’avait plus de lieu culturel, ni de squat, qui ait un espace extérieur qu’on aurait pu utiliser. Cette année on a testé la possibilité de faire ça en place publique, sans se donner les moyens de le faire vraiment. On suit attentivement ce que font les gens du Carnaval de la Plaine et de Noailles à Marseille. C’est un carnaval indépendant qui existe depuis 17 ans et eux font leur feu en place publique, le bûcher du caramentran, et ils s’accrochent régulièrement avec les pompiers et la police. Quand les pompiers arrivent ils les empêchent d’éteindre le feu, ils le défendent. La plupart du temps on les laisse faire mais depuis plusieurs années il y a des interventions policières, des affrontements, des échauffourées. Bon, culturellement Marseille et Bruxelles, ce n’est pas du tout pareil au niveau politique. Les gens n’ont pas du tout le même rapport aux forces de l’ordre. En Belgique c’est bon enfant, même du côté des flics. La plupart du temps au carnaval on voit vaguement un policier qui nous dit de faire attention en traversant, c’est tout. Mais ici comme on a fait le feu en place publique, ça s’est heurté à la police parce qu’ils trouvaient qu’on s’était mis en danger, parce que quelqu’un a enflammé son masque. La question est de savoir si on a le droit de jouer avec le feu si on trouve que ça fait partie de la fête, ou bien si on est des gamins de huit ans à qui il faut un papa-policier pour nous dire d’arrêter de faire des bêtises. Il y a un rapport à la sécurité qui ne va pas dans notre société, qui étouffe tout, et à un moment il faut affirmer quelque chose par rapport à ça. Si on se blesse, on ne va pas porter plainte contre la police ou contre les organisateurs, on va se soigner et c’est tout. On l’écrit dans le mail d’invitation : « les participants au Carnaval sauvage sont responsables de leur propre sécurité et de celle de leurs enfants ». Parce que sinon l’alternative c’est qu’on se retrouve avec des barrières, avec des flics de tous les côtés, et ce n’est pas ça qu’on veut.
Ici au contraire c’est un Carnaval sauvage.
Il faut rappeler que c’est la fête, on fait des blagues, on boit, on saute au-dessus du feu. Dans le Carnaval sauvage on ne demande pas d’autorisation parce qu’on pense que c’est un contresens. Et de plus si on demandait on nous dirait soit non, soit oui mais en ajoutant des conditions de sécurité, d’accompagnement, qui ne cadre pas avec ce qu’on veut faire, parce qu’il faut quand même dire que les autorités ne sont pas compétentes en matière d’organisation de carnavals, ils savent bien moins que nous ce qu’il faut faire. Et en plus ils devraient endosser la responsabilité du fonctionnement du carnaval, ce qui ne les arrange pas du tout, donc c’est mieux pour tout le monde. Le carnaval sauvage on l’a aussi organisé parce que le carnaval de Bruxelles a été interdit parce que c’était trop le bordel, et il n’est resté comme pratique que le carnaval de Schaerbeek (le Scharnaval) qui ressemble à la majorité des carnavals belges : barrière nadar, cortèges, chars, des gens déguisés tous de la même façon et ce truc qui avance tranquillement. Tu as plein de gens sur le côté qui regardent passer. Ce schéma n’incite pas à la participation, ni à la fête. Nous on veut tout faire sauf ça.
Il y a des carnavals qui se veulent libérateurs et d’autres qui sont très réactionnaires.
Dans le carnaval il y a une dimension de représentation, comme dans une pièce de théâtre. Il y a des carnavals, des fêtes masquées, où il y a une petite pièce de théâtre. Et il se trouve que cette figure du sauvage que tout le monde croit débridée, en fait elle est toujours encadrée par un élément, par un autre costume, qui représente la civilisation. Le sauvage est toujours soit dominé, soit ridiculisé. Par exemple l’Ours est accompagné par son montreur qui le tient en chaine, il y a l’ours qui est capturé puis jugé, et puis souvent, rasé pour le faire revenir dans le monde de la civilisation. Tout le sous-texte des costumes que tu trouves dans les photos de Charles Fréger, on peut le trouver dans Le Sang noir, le livre de Bertrand Hell. Ces figures de sauvage qui sont mises en corps par les masques, elles sont toujours représentées sous domination d’un personnage qui représente la civilisation. Il y a une mise en scène de sa soumission à l’univers de la communauté du village. En général, de plus, ce sont les hommes qui font le carnaval, ça inclus une domination sur les femmes.
Au-delà du sauvage il y a un dérivé qui est l’étranger, le noir des colonies mais aussi le juif, le gitan, le turc, et ces personnages d’étranger sont présentés comme sales, bêtes, méchants, ridicules. Il y a un groupe d’hommes qui représentent la civilisation, qui va les repousser en dehors du village, ou bien les dominer, ou les emprisonner. C’est en fait une représentation du maintien de l’ordre. Il y a un basculement au moment de la colonisation où ce qu’était la figure du sauvage se déplace sur les autres cultures, qu’on ne connaît pas bien, et qu’on prend pour des inférieurs. Ce sont soit les Indiens, les Incas dans le cas des Gilles de Binche, ou bien les noirs d’Afrique. La figure du sauvage se déplace sur le colonisé, c’est un moment clé qui explique aussi que dans les carnavals urbains on perd ce qu’il y avait dans les carnavals ruraux : l’Homme-sauvage, l’Ours, etc. qui restent à la campagne. Dans les villes, ce sont d’autres personnages qui viennent remplacer la notion de sauvage, qui viennent habiter la figure du sauvage.
Ailleurs dans le monde on trouve des exemples de carnaval libérateur.
A la nouvelle-Orléans il y a une tradition intéressante, celle du Zoulou King, comme on il y a dans la chanson de carnaval « Mardi-gras to New-Orleans » chanté entre autre par Fats Domino. C’est en fait le Roi Zoulou, qui devait être fait par les blancs au départ, et qui est aujourd’hui fait par les noirs, mais en blackface, dans une sorte d’inversion du truc raciste des blancs de l’époque, déguisés en noir d’Afrique. A Haïti, on trouve un carnaval qui a un propos sur l’esclavage, par exemple le personnage des lanse kod (voir le livre de Leah Gordon) qui se couvre la peau d’un mélange de mélasse et de charbon, ce qui leur donne la peau plus noire que noire, plus noire que la peau des gens de là-bas. Visuellement c’est super puissant. Après ce que ça veut dire, c’est peut-être une vision de blanc. C’est aussi un carnaval « réactivé », ce n’est pas une tradition ininterrompue, ils inventent de nouveaux personnages. C’est aussi inspiré des carnavals européens, qu’ils se sont réappropriés.
Il y a toujours un rapport à la hiérarchie dans le carnaval.
Nous bien sûr au carnaval sauvage, on a toujours dit qu’on ferait le contraire, c’est-à-dire que s’il y avait une figure à représenter comme devant être dominé, ce serait le Roi, le Juge, le Flic ou le Soldat, et non le contraire. On inverse un peu la narration, et ça se fait très naturellement. La hiérarchie, c’est un schéma qui est très rural, c’est la vieille manière de voir le carnaval. Ce ne sont plus du tout les mêmes enjeux en milieu urbain.
Propos recueillis par Benoit Deuxant.
Photographies : Fabonthemoon (sous licence Creative Commons)