Le Monde perdu
« Du haut des falaises de Scylla, sur la mer
que parcourut Ulysse,
un pêcheur guette l’ombre bleutée de l’espadon.
Lorsqu’il en aperçoit un, il crie dans un jargon de grec ancien
et sa voix est
portée par la mer jusqu’à Charybde. »
(Alan Lomax)
On se souvient d’une image : une mer bleue – d’un bleu au grain et aux reflets pas du tout naturalistes –, une ligne d’horizon presque à la moitié du cadre ; une barque, six hommes à bord ; une profusion d’obliques : les rames, le mât de la vigie, le harpon du pêcheur à la proue de l’embarcation. Une image dynamique. Une énergie, une tension : celle d’une pêche à l’espadon qui à ce stade, n’ayant plus rien à voir avec l’attente mais s’étant transformée en poursuite effrénée et sans merci, se rapproche de la chasse. Par contre, on ne se souvenait pas à quel point c’était un son – le cri de la vigie, sa harangue en boucle : « Foncez par là ! Faites-moi avancer cette barque ! Foncez par là ! » – qui faisait basculer le film de l’inaction à l’action et de la sieste à un déchainement d’énergie (rythmé par un montage frénétique, presque soviétique). Plus tard, lors du harponnage de l’animal, c’est aussi à la conjonction de l’image et du son (captés séparément en son non-direct mais rapprochés au montage par De Seta) que se marque la deuxième rupture du film, son second changement de niveau d’énergie : les cris cessent, laissent la place à une autre parole ; les rameurs se rassoient, on laisse filer la corde du harpon…
Comme dans son premier opus, le cri d’un homme fait basculer le film d’un avant à un après, par la série de dix courts métrages qu’il tourne de 1954 à 1959 dans le Sud de l’Italie (Sicile, Calabre, Sardaigne) – et regroupés 60 ans plus tard sur un DVD au titre évocateur : Le Monde perdu – Vittorio De Seta enregistre, sur une autre échelle du temps – le temps long de l’Histoire des hommes – le moment de rupture entre un avant et un après. Habité par le pressentiment de la disparition d’un monde, le cinéaste capte en dix films de dix minutes l’extinction d’une société archaïque où l’individu faisait partie d’un tout, d’une communauté (avec aussi, bien sûr, hors champ, le poids du contrôle social que ce vivre-ensemble impliquait). Par l’immigration (vers le Nord du pays, le Nord de l’Europe, vers la Belgique) et « le vaudou du Progrès » (« Ce que les fascistes n’avaient pas réussi à obtenir par la ‘répression scolaire’ des dialectes, la télévision y parvint en quelques années à peine »), ce monde, sa culture, ses moyens de subsistance, son rapport à la nature et au travail manuel et collectif allaient très vite se retrouver atomisés. Un pressentiment sombre et hanté que De Seta partage avec les ethnomusicologues et collecteurs de musiques populaires Alan Lomax et Diego Carpitella dont il croise la route.
Cinquante ans plus tard, le documentariste néerlandais Roggier Kappers suit le parcours du voyage européen d’Alan Lomax et arrive jusque dans le Sud de l’Italie où il rencontre De Seta. À Bagnare, en Calabre, il interviewe Fillippo Ianni, pêcheur à l’espadon des années 2000, sur son grand bateau motorisé. Sa parole est sans appel : « Dans ces kilomètres de filets, les dauphins se font prendre au piège. Et les espadons aussi. Tous y restent emmêlés. J’ai toujours voulu avoir un grand bateau. Une fois adulte, j’en ai construit un. Avant, on avait un bateau de dix mètres avec un petit mât. On pouvait voir jusqu’à dix espadons par jour. Aujourd’hui, avec le grand bateau, on revient sans un seul poisson. Nous sommes ruinés. » Les poissons ont disparu, la mer a tout donné. Et le pêcheur est triste et seul sur son bateau trop grand.
Philippe Delvosalle
captures d'écran: (c) Vittorio De Seta, 1954