Wadada Leo Smith: America's National Parks
Né en 1941 dans le Mississippi, Leo Smith – pas encore Wadada – commence son parcours musical discographique en 1971 par un album solo dont le titre peut se lire comme un manifeste (Creative Music, où il joue d’une quinzaine d’instruments à vent et de percussion: trompette, buggle, cithare, tambours, plaques de métal, etc.) puis, les années qui suivent, par des disques aux côtés d’Anthony Braxton et de Marion Brown. Issu d’une famille baignant dans la musique (son beau-père est un bluesman proche de B. B. King), d’abord batteur avant de passer aux cuivres et à la trompette, formé dans les groupes musicaux scolaires et dans les marching bands (fanfares) locaux, le futur pédagogue Leo Smith perfectionne et diversifie son apprentissage d’abord à l’armée, dans les années 1960, puis en étudiant l’ethnomusicologie à la Wesleyan University au milieu des années 1970 (une période où il se met aussi à donner cours lui-même). À Chicago à la fin des années 1960, il se rapproche de l’AACM – l’Association for the Advancement of Creative Musicians –, la coopérative que le pianiste Muhal Richard Abrams vient de créer en 1965 pour soutenir, nourrir, jouer, enregistrer et enseigner une musique créative faisant souvent le pont entre le jazz, la musique contemporaine et des éléments de musiques ethniques. À la même époque, de passage à Paris, il participe au côté de l’Art Ensemble of Chicago à l’enregistrement du mythique album Comme à la radio de Brigitte Fontaine. Vingt-cinq ans plus tard, au milieu des années 1990, la carrière de Smith – désormais Wadada depuis son adhésion au rastafarisme – connaît une sorte d’accélération et de changement d’échelle, à la fois par le nombre de disques qu’il sort et par leur ampleur (les doubles albums – et même un quadruple – se multiplient). De 1996 à 2014, John Zorn édite une petite douzaine de ses disques sur son label Tzadik sans que cela n’empêche en rien, en parallèle, Wadada Leo Smith de publier de nombreux opus auprès d’autres officines et de commencer à exposer dans les galeries et les musées les très belles partitions graphiques de ses compositions.
America’s Best Idea
À l’été 2016, le musicien publiait donc America’s National Parks afin de célébrer le centième anniversaire de l’Acte du Congrès américain qui, le 25 août 1916, mettait en place le National Park Service. Une agence fédérale qui, à l’échelle du pays, coordonnerait une politique de préservation de la nature et des paysages déjà expérimentée à l‘échelle locale par exemple à Yellowstone (premier parc naturel américain – et sans doute mondial – décrété en 1872). Il y a évidemment une dimension utopique et visionnaire dans cette volonté d’assurer « la conservation et la protection des paysages, des sites naturels et historiques, de la faune, de la flore afin de les transmettre intacts aux générations futures de sorte qu'elles puissent elles aussi les admirer comme nous l'avons fait en notre temps » exprimé en plein milieu de la Première guerre mondiale par le Congrès américain. Pour le compositeur, l’inspiration est double : elle prend racine à la fois dans ses recherches sur le parc de Yellowstone et dans l’imposante série documentaire de douze heures The National Parks (America’s Best Idea) que Ken Burns leur avait consacré en 2009. Comme le peintre belge E.D.M. qui, interviewé par Catherine De Poortere pour notre magazine Détours, avouait peindre des paysages montagneux selon des reproductions, Smith reconnaît avoir dédié des pièces musicales à des parcs nationaux qu’il n’a pas visités in situ (« Debussy a composé La Mer sans être un marin. Je défends son droit à le faire et je considère que La Mer est un chef d’œuvre qui reflète clairement sa connexion psychologique avec l’idée de mer. »). Pour lui, plus que la réalité physique et géographique des parcs, c’est l’idée de parc naturel qui compte. Un concept au croisement d’une vision de la nature où « l’homme, les étoiles, la lumière et l’eau sont une même réalité, une diffusion d’énergie » [x] et d’une conception de la société où ce qui est commun et partagé prévaut. Du coup, sur l’album, aux côtés des plages consacrées à Yellowstone, à Yosemite ou à Sequoia and Kings Canyon National Park, on retrouve des plages consacrées au fleuve Mississippi (« a National Memorial Park »), à la Nouvelle Orléans (« The National Culture Park ») et à Eileen Jackson Southern, musicologue afro-américaine et fondatrice de la revue The Black Perspective in Music (« A Literary National Park »).
Le double CD comporte six plages qui articulent des durées variant entre 7 et 31 minutes, où se déploient – dans un certain apaisement et avec un indéniable sens de l’écoulement du temps – les notes éparses de la composition de Smith pour son Golden Quintet (lui-même à la trompette, Anthony Davis au piano, John Lindberg à la contrebasse, Pheeroan akLaff à la batterie et Ashley Walters au violoncelle). Une fois de plus, le musicien brouille les pistes et fait sauter les barrières entre jazz et musique contemporaine, étiquettes-carcans qui ne veulent pas dire grand chose pour lui : « Quand vous vous levez le matin, vous ne vous dites pas ‘je vais composer du jazz’, mais plutôt ‘tâchons de créer quelque chose de nouveau, d’aller plus loin que la dernière fois’. »
Philippe Delvosalle
Wadada Leo
Smith était en concert avec Vijay Iyer
à Flagey, ce vendredi 13 janvier 2017
dans le cadre du Brussels Jazz Festival
[x] Cet intérêt pour la nature n’est pas nouveau pour Wadada Leo Smith comme en témoignent de nombreux titres d’albums et de compositions qui émaillent sa discographie : Touch The Earth (1980), Cosmos Has Spirit (1992), Condor, Autumn Wind (1998), Grand Oak Trees at Dawn (2000), The Sweetness of the Water (2004), Lake Biwa (2004), Twine Forest (2013), The Great Lakes Suites (2014), etc.