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Culture Sound System : un rituel de résistance | Article

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Reggae, Dub, Angleterre, Jamaïque, article, Musique, rituel

publié le par Dany Ben Felix

À l'occasion de son 30e anniversaire, Culture & Démocratie consacre un deuxième numéro de son Journal à identifier et rendre accessible l’émergence de rituels positifs et bienfaisants. Ces rituels, amorces de fictions, contribuent à renforcer le besoin d'une culture des communs, étroitement liée à des pratiques du changement qui s'inscrivent dans l'intelligence collective, fondement de la démocratie. On pourra notamment y retrouver la contribution de notre médiateur culturel et créateur de contenu Dany Ben Felix avec l'article « Culture Sound System : un rituel de résistance ». Bonne lecture ! 👇

Sommaire

Journal 57 Dossier

Image de couverture : Fen D. Touchemoulin

Culture Sound System : un rituel de résistance

Dany Ben Felix, médiateur culturel à PointCulture

20-11-2023

Le sound system est un phénomène qui a laissé une empreinte profonde dans l’histoire de la Jamaïque, mais aussi celle de la Grande-Bretagne et au-delà. Véritable culture, son influence s’est répandue à l’échelle mondiale, transformant de manière durable la musique telle que nous la connaissons aujourd’hui. La figure du·de la DJ par exemple, mais aussi le rap, la block party, la rave et la free party, les musiques house, techno, dubstep, drum and bass, jungle et l’art du remixage sont directement issus de cette tradition. Survoler cette histoire au basses envoutantes, depuis les racines jusqu’aux formes les plus actuelles, c’est entrevoir une culture musicale émancipatrice, des foyers de narrations sonores tournés vers un autre monde, une autre société, un autre partage de la planète.

Naissance des sound systems

L’apparition des sound systems dans les années 1940 en Jamaïque est étroitement liée à un contexte social, économique et culturel complexe, ainsi qu’au mouvement rastafari(1) émergent. Ces premières expériences musicales ont jeté les bases d’une culture riche et diversifiée, caractérisée par la créativité, la compétition et l’engagement communautaire. Les sound systems jamaïcains, initiés par des pionniers tels que Duke Reid, Sir Coxsone et Prince Buster à la fin des années 1950, demeurent une institution culturelle vivante. Un sound system est à la fois une technologie de sonorisation composée d’enceintes acoustiques, d’amplificateurs, de platines vinyles, etc., et un collectif humain. Il s’agit d’une discothèque ambulante, animée par un selector, sorte de maitre de cérémonie, avec la participation de DJ chanteurs et de danseurs (à l’origine des hommes, mais plus seulement aujourd’hui).
Pour de nombreux·ses Jamaïcain·es, il est un moyen de s’engager, rassemblant régulièrement la communauté noire et servant de « voix du peuple ». Les danses de rue emblématiques des sound systems incarnent la relation entre la célébration communautaire et l’appropriation de l’espace public, créant une expérience sociale et physique transformative. L’affrontement créatif est au cœur de cette culture, avec des compétitions régulières entre sound systems appelées soundclash. Ces duels incorporent des éléments de jeu de rôle et de joutes oratoires, ajoutant une dimension narrative complexe à la musique. Bien que certaines critiques aient soulevé des préoccupations concernant la violence symbolique et les contenus provocateurs de ces compétitions, d’autres les considèrent comme des formes de résistance non violentes, voire carnavalesques(2).

Les danses de rue emblématiques des sound systems incarnent la relation entre la célébration communautaire et l’appropriation de l’espace public, créant une expérience sociale et physique transformative.

Le sound system jamaïcain : musique reggae et rastafarisme

La musique jamaïcaine trouve son expression musicale la plus emblématique dans le reggae. Bien que, comme toutes les musiques populaires, ces musiques de Jamaïque évoquent l’amour et les défis quotidiens, elles trouvent leurs racines dans la spiritualité, l’histoire et les traditions de l’ile. Le reggae occupe une place centrale en tant que véhicule d’exploration des questions sociales, traitant de sujets allant des quartiers défavorisés du centre de Kingston aux relations complexes entre la population, les gangs et les institutions politiques. Le sound system, en propageant la musique reggae, se transforme en foyer d’expression d’une identité singulière, subversive, militante et libératrice. Il devient un lieu propice pour remettre en question les systèmes sociaux et politiques hérités de l’esclavage et du colonialisme. Dans la culture jamaïcaine et dans le mouvement rastafari, le terme « Babylone » désigne un système englobant la politique, l’éducation, la religion et toutes les institutions eurocentriques qui ont été imposées aux Noir·es avec leurs normes morales, leur pouvoir intellectuel et leurs règles de gouvernement. Le reggae s’oppose à ce corpus d’idées et d’idéologies qui maintiennent l’oppression.

L’héritage culturel et politique en Grande-Bretagne

L’immigration massive de travailleur·ses jamaïcain·es en Grande-Bretagne après la Seconde Guerre mondiale, connue sous le nom de « génération Windrush(3) », apporte avec elle sa culture, sa musique et ses traditions, nourrissant ainsi l’émergence des sound systems britanniques qui recréent l’ambiance festive des soirées jamaïcaines tout en renforçant les liens communautaires. Duke Vin The Tickler a été le premier du pays, et dans les années 1970 puis 1980, Saxon Sound, Coxsone et Jah Shaka ont poursuivi cette tradition.
La dimension politique des sound systems dans ce contexte est évidente : les identités noires étaient alors marquées par l’hostilité de la société britannique envers la jeunesse noire et une immigration principalement issue des milieux ouvriers pauvres. Le sound system est devenu emblématique de la défense de ces identités culturelles populaires dans l’Angleterre de l’époque, un refuge contre le racisme, l’exclusion et les violences policières. Les idéaux du mouvement rastafari, exprimés dans la musique reggae, portent une vision positive de la négritude, des thèmes antiracistes, et l’appel à un changement progressif et révolutionnaire de la condition du peuple noir. Les sound systems ont joué un rôle central dans la diffusion de ces messages, contribuant à l’émergence d’une conscience politique au sein de la communauté noire. Que reste-t-il aujourd’hui de la dimension politique des sound systems en Angleterre et ailleurs ? Quelles valeurs ont été transmises à la nouvelle génération ?

Les idéaux du mouvement rastafari, exprimés dans la musique reggae, portent une vision positive de la négritude, des thèmes antiracistes, et l’appel à un changement progressif et révolutionnaire de la condition du peuple noir. Les sound systems ont joué un rôle central dans la diffusion de ces messages.

Les sound systems aujourd’hui

La culture sound system a connu avec le temps des ajustements significatifs. Musicalement, sans abandonner le reggae, les sound systems modernes ont exploré de nouveaux horizons sonores, faisant naitre puis englobant d’autres genres musicaux (dubstep, drum and bass, jungle…) et diversifiant ainsi leurs publics. Ils ont aussi intégré les avancées technologiques : les systèmes de sonorisation se sont sophistiqués, offrant une qualité sonore augmentée. Ils revêtent aujourd’hui une dimension multiculturelle et leur message englobent désormais des luttes anticapitalistes, féministes, environnementales et liées aux questions de genre(4). Dans le même temps, la participation des femmes au sein de la culture sound system, initialement surtout limitée au public, gagne en importance(5) avec de plus en plus de figures féminines de DJ et selectress.
Bien que devenue une pratique internationale qui s’invite désormais aussi dans des festivals et salles de spectacle, la culture sound system demeure une pratique collective et créative, ancrée dans une tradition populaire. Dans de nombreux pays, elle est liée à des communautés spécifiques, à leur territoire, aux conditions socio-politiques et aux luttes qui les animent. Le récent projet européen Sonic Street Technologies mène des recherches sur les sound systems contemporains des Suds et des communautés subalternes, et leur rôle dans la vie sociale, politique et économique de leur pays. Leur « Sonic map(6) » montre bien l’essaimage de ces pratiques à l’échelle mondiale. En Belgique, la culture sound system est très active avec pas moins de 87 sound systems recensés sur la carte. La culture sound system fonctionne de manière autonome, avec tou·tes les acteur·ices impliqué·es depuis la conception jusqu’au démontage des équipements, en passant par la performance. Sa visibilité est principalement assurée par le bouche-à-oreille, internet et les réseaux sociaux, sur un mode très horizontal, sans hiérarchie entre les artistes, les sound systems et le public.

Un hybride composé d’individus et d’équipements audio

Le sound system n’est pas qu’une installation sonore : il incarne une culture musicale où la technologie fusionne harmonieusement avec la passion des membres de l’équipe. D’un point de vue technique, il se compose d’un ensemble électronique sophistiqué incluant des amplificateurs puissants, des préamplificateurs, des égaliseurs, des enceintes, des platines vinyles et une table de mixage, tous méticuleusement préparés par les membres du collectif. Pourtant, l’essence véritable du sound system, ce sont les individus qui le constituent. Le selector ou la selectress est un·e véritable architecte musical·e, tissant des histoires sonores, ajoutant sa propre voix et improvisant avec les morceaux, tandis que l’ingénieur·e du son joue un rôle central en ajustant le son en temps réel et en recourant à des effets sonores comme la réverbération et l’écho pour créer une expérience immersive. Chaque collectif cultive sa propre empreinte sonore en combinant sélection de disques, contrôle sonore en direct et ajustements personnalisés(7).

Participer à un sound system n’est pas qu’une expérience musicale : c’est une immersion sensorielle profonde. Le mur de baffles représente une sorte de totem. Les basses y sont dominantes et créent des vibrations physiques qui favorisent la synchronisation des corps.

Transcendance et pouvoir : l’éveil sensoriel des sound systems

C’est une historique riche et complexe qui prend ses racines dans la culture hybride que le sociologue et historien Paul Gilroy appelle l’Atlantique noir(8), qui rend l’expérience du sound system unique par rapport à d’autres types de manifestations musicales. Il existe plusieurs portes d’entrée vers cette culture spécifique, que ce soit une fascination pour la technologie, un gout pour la musique reggae et dub ou l’adhésion aux messages portés lors de ces évènements. Mais participer à un sound system n’est pas qu’une expérience musicale : c’est une immersion sensorielle profonde. Le mur de baffles représente une sorte de totem. Les basses y sont dominantes et créent des vibrations physiques qui favorisent la synchronisation des corps.
Li Huang, professeure assistante en comportement organisationnel à l’INSEAD(9), mène des recherches sur le pouvoir de la musique et son influence sur nos comportements. Dans le cadre de l’expérience « The Music of Power : Perceptual and Behavioral Consequences of Powerful Music », des chercheur·ses ont manipulé les niveaux de basses dans une composition musicale, révélant que les personnes qui écoutaient la version avec des basses plus marquées ressentaient un plus grand sentiment de puissance. Cette expérience, qui met en évidence la capacité de la musique à influencer nos émotions et nos actions, souligne aussi son rôle central dans la création de représentations, de références et d’idéaux.
Les sound systems sont une expérience sonore puissante, collective, qui libère les émotions, crée un sentiment d’interconnexion culturelle(10), de communion. Les vibrations des basses créent une connexion viscérale entre la musique, le corps et l’esprit pouvant amener à l’état de transe individuelle ou collective. C’est une célébration d’unité et de paix par la musique et la danse, rassemblant des personnes de tous horizons et dépassant les barrières sociales. Le sound system offre un moment d’évasion de la réalité où l’expression individuelle se fond dans la célébration collective, créant une expérience de transcendance sociale et culturelle.

Le sound system transcende la simple célébration musicale pour devenir un rituel aussi ancien que l’humanité elle-même, nous rappelant notre besoin intrinsèque de nous rassembler en communauté autour du feu, de la musique et de la danse, tout en partageant des histoires.

Dimensions rituelles

La dimension rituelle des sound systems est manifeste, de la préparation minutieuse du dispositif jusqu’à la performance elle-même. Les sons de basses, les rythmes hypnotiques, les paroles inspirées pouvant amener à la transe rappellent les rites afro-caribéens anciens. Les participant·es prennent part à une sorte de communion collective dans l’esprit de la philosophie ubuntu, un terme issu des langues bantoues qui signifie « je suis humain parce que je fais partie, je participe, je partage ». Cette philosophie, chère à Desmond Tutu(11), souligne l’importance des relations humaines dans la définition de notre humanité. Le sound system symbolise une mémoire ancestrale profonde, évoquant la tradition millénaire de rassemblement autour du feu, où la danse, les tambours et les récits étaient partagés. Cette pratique, qui puise ses racines aux débuts de l’humanité, perdure au sein de la culture sound system. Les rythmes hypnotiques des percussions, les effets d’écho de la musique reggae/dub et les messages scandés par les DJs incarnent la continuité de cette expérience. En fin de compte, le sound system transcende la simple célébration musicale pour devenir un rituel aussi ancien que l’humanité elle-même, nous rappelant notre besoin intrinsèque de nous rassembler en communauté autour du feu, de la musique et de la danse, tout en partageant des histoires.
La culture sound system révèle et cultive la capacité des personnes à collaborer en partageant leurs ressources et leurs cultures − un atout précieux pour le présent et l’avenir de nos sociétés. Réaliser des projets collectifs avec des ressources limitées favorise les solidarités et contribue à façonner une culture des communs. Dans le monde à venir, ces solidarités et nos richesses culturelles seront des ressources essentielles pour notre résilience collective.

Ce que propose cet article est le fruit de précieuses discussions avec des chercheur·ses − parmi lesquel·les Jean-Christophe Sevin et Giulia Bonacci, que je tiens à remercier −, de nombreuses lectures dont je donne quelque références ci-après, ainsi que de ma propre expérience au sein de cet univers fascinant.

BIBLIOGRAPHIE

Livres
Perrine Goyau, Objectif sound : from Jamaica to the UK, Afromundi, 2015.
Lloyd Bradley, Bass Culture: When Reggae Was King, Penguin, 2001.
Brian D’Aquino, Black Noise, Tecnologie della diaspora sonora, Maltemi, 2021.
Sébastien Carayol et Thomas Vendryes (dirs.), Jamaica Jamaica ! Catalogue de l’exposition à la Philharmonie de Paris, La Découverte, 2017.
Giulia Bonacci, Negus Christ : Histoires du mouvement rastafari, Afromundi, 2016.
Paul Gilroy, L’Atlantique noir. Modernité et double conscience, trad. Charlotte Nordmann, Amsterdam/Multitudes, 2010.
Carolyn Cooper, Sound Clash: Jamaican Dancehall Culture at Large, Palgrave Macmillan, 2004.

Films
Small Axe, Steve McQueen, 2021.
United We Stand, Alexandre Gaonach, 2016.

Articles
Jean-Christophe Sevin, « Le vinyle, le reggae et les soirées sound system. Une écologie médiatique », in Volume !, 13:2, 2017
Raphaëlle Dannus, « Mixité, influences et tensions : cultures jeunes et culture jamaïcaine en Grande-Bretagne 1976-1994 », mémoire de master 2, Paris IV – Sorbonne, 2014.

1

Mouvement social, culturel et spirituel dérivé du judéo-christianisme, né dans les années 1930 en Jamaïque, autour de la figure du dernier empereur d’Éthiopie Tafari Makonnen (Haïlé Sélassié Ier).

2

Raphaëlle Dannus, « Mixité, influences et tensions : culture jamaïcaine et cultures jeunes en Grand-Bretagne 1976 - 1994 » (Mémoire de Master 2), Université Paris IV, 2014.

3

Du nom du navire Empire Windrush qui débarqua en 1948 en Angleterre le premier groupe important d’immigrant·es en provenance des Antilles britanniques.

4

Voir notamment : Yewande Adeniran, « Rebel music : celebrating the UK’s inclusive soundsystems », Gal-dem, https://gal- dem.com/uk-inclusive-soundsystem-community/ (dernière consultation le 21/09/23).

5

Voir notamment : Emma Snaith, « Sound system innovators : the women shaking up the scene », EastLondonLines.co.uk, https://www.eastlondonlines.co.uk/2018/01/sound-system-innovators-women-shaking-uk-scene/ (dernière consultation le 21/09/23).

6

Sonic-street-technologies.com

7

D’après un entretien avec Jean-Christophe Sevin. Voir aussi Jean-Christophe Sevin, « Le vinyle, le reggae et les soirées sound system. Une écologie médiatique. », in Volume! 2017/1, p.61-79.

8

Paul Gilroy, L’Atlantique noir. Modernité et double conscience, trad. Charlotte Nordmann, Amsterdam, 2017 (1993).

9

Paul Gilroy, L’Atlantique noir. Modernité et double conscience, trad. Charlotte Nordmann, Amsterdam, 2017 (1993).

10

D’après un entretien avec Giulia Bonnaci, autrice notamment d’EXODUS ! L’histoire du retour des Rastafariens en Éthiopie, L’Harmattan, 2010.

11

Archevêque anglican sud-africain, prix Nobel de la Paix en 1984 pour son combat contre l’apartheid.

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