Filmfriend : sélection du moment
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Alice Rohrwacher : Heureux comme Lazzaro [Lazzaro felice] (2018)
Dans un hameau reculé du Latium, au centre de l’Italie, une cinquantaine de paysans cultivent le tabac, vivent les uns sur les autres dans une grande précarité, sous la coupe d’une marquise qui les maintient, par la croyance que le servage est toujours permis, sous un statut de métayers. « Les êtres humains sont des bêtes. Les libérer signifie les rendre conscients de leur statut d’esclave et donc les condamner à la souffrance. Aujourd’hui ils en bavent mais ne le savent pas. » raconte celle qu’ils ont surnommée « La Vipère » à son fils. Les paysans répercutent à leur tour le processus d’emprise et de domination sur Lazzaro, un jeune homme naïf et bon, dont ils profitent allègrement. Lazzaro porte, va chercher, fait le café, garde le poulailler la nuit, etc. – mais, in fine, sa bonté le sauvera.
Alice Rohwacher sublime cette histoire en la tirant d’une stricte approche sociale vers la fable et le réalisme magique. La cinéaste explique que c’est lorsque le personnage de Lazzaro est « entré dans [sa] vie » qu’elle a pu dérouler le fil de l’histoire de cette marquise qu’elle avait découvert via un article de presse alors qu’elle était une petite fille sur les bancs de l’école. Un fait divers qui ne l’avait jamais quittée et qui, selon elle, résume les cinquante dernières années de l’histoire de l’Italie mais que le personnage principal permet d’aborder de manière moins rhétorique ou didactique, plus ludique. À ses yeux, « Lazzaro n’est pas un personnage original mais un personnage originel », un cousin des saints, des idiots, des anges et de tous les personnages innocents qui peuplent l’histoire de l’art, de la littérature, du cinéma. Comme pour chacun de ses longs métrages, Rohrwacher est épaulée par la directrice de la photographie Hélène Louvart dont le tournage en pellicule Super 16 soutient à merveille son désir de cinéma (« le Super 16 dégage une forme de poésie, de ‘fébrilité d’image’ et nous aimons la sensation de nous faire toujours un peu surprendre par le rendu des images » révèle la cheffe op). (PD)
Ritesh Batra : The Lunchbox (2013)
Puissant vecteur social, la nourriture la plus cinégénique est souvent représentée en tant qu’objet de partage. Dans The Lunchbox, une famille attablée autour d’un repas n’est qu’un prétexte pour souligner la solitude de Sajaan, homme veuf et sans progéniture. D’une âme en peine à l’autre, le film croise sa trajectoire avec celle d’Ila, femme au foyer négligée par un mari absent. Si l’élaboration d’un repas à l’attention d’autrui constitue parfois un acte d’amour, c’est d’autant plus le cas au sein de ce sous-continent indien dont la gastronomie suinte par tous les pores : le déjeuner préparé par Ilia comme tentative de ramener à elle sa moitié témoigne de ce rôle central de l’alimentation dans les relations interpersonnelles locales. Mais la diversité des couleurs qui le composent s’étale finalement telle une palette de peintre sous l’œil interloqué du mauvais destinataire, en l’occurrence Sajaan. Ainsi s’amorce entre les deux protagonistes une correspondance épistolaire qui, bien que ce ne soit pas là l’essentiel, semble s’acheminer vers une romance... (SD)
Michael Dudok de Wit : La Tortue rouge (2016)
La solitude, la peur, la faim et le désespoir sont autant d’épreuves qui guettent le naufragé ayant survécu à une tempête. L’angoisse qui s’exprime à travers ce personnage aussi peu héroïque que le genre humain pris dans son ensemble, revient sous le terme de robinsonnade dans nombre de fictions dont le message peut se résumer ainsi : survivre c’est se réinventer.
Face à l’homme, il y a l’île. En s’associant au studio Ghibli – haut lieu de l’animation japonaise –, Michael Dudok de Wit s’intéresse à ce lieu-dit désert car étranger au monde civilisé, et à l’aventure, forcément intérieure dont l’ile dresse les contours dès lors qu’on cherche à lui échapper.
Muet, le film s’abrite derrière la limpidité émotionnelle du dessin et de la bande son pour susciter un trouble. Existe-t-elle seulement, cette tortue rouge mise à l’honneur par le titre ? Et cette femme qui en surgit, et l’enfant qui vient après ? Miracle ou délire, on pourrait difficilement assigner un genre à une narration qui, en s’appuyant sur des actions banales, grimper, nager, construire un bateau, oscille entre le fantastique, le merveilleux et la tragédie humaine la plus nue.
Le trouble, c’est que l’histoire se raconte du point de vue de l’ile – d’une ile qui regarde et qui pense avec les yeux du naufragé. On se demandera alors si une rencontre, un dialogue, une alliance avec le monde sauvage est seulement possible ailleurs que dans le rêve de l'homme civilisé ? (CDP)
Anca Damian : L’extraordinaire voyage de Marona (2020)
Si la réalisatrice roumaine, Anca Damian, est déjà connue pour ses films d’animation, c’est la première fois qu’elle s’adresse spécifiquement aux enfants. Pour Marona, cette petite chienne ballotée de foyers en foyers, l’existence n’a pas toujours été rose. Elle nous retrace, en voix-off, ce parcours chahuté et en profite pour nous partager ses considérations sur l’homme, cette étrange créature : « parfois, il semble comprendre qu’il ne faut pas grand-chose pour être heureux ». C’est qu’elle est bien placée pour en parler, du bonheur. Elle a vite appris à le saisir dès qu’il se présentait et s’étonne que nous n’en fassions pas autant. Si le contexte est assez sombre, le film n’en est pas moins lumineux et empli de fantaisie. Tout concourt à nous émerveiller. Tant visuellement, grâce à la collaboration du dessinateur belge, Brecht Evens, coloriste virtuose et créateur de personnages fantastiques et aux décors de Gina Thorstensen et Sarah Mazzetti ; que musicalement avec les compositions de Pablo Pico. Sur le fond, le film devrait toucher toute la famille tant les thèmes abordés sont universels et variés : évocation du racisme, réflexion sur le bien-être animal ou la recherche du bonheur, au travers d’une galerie de personnages d’une diversité bienvenue, l’acrobate, l’ingénieur en bâtiment, la vieille dame, la maman solo, la petite fille, l’adolescente, le grand-père… (GB)
Alice Diop : Vers la tendresse (2016)
« C’est les Blancs qui connaissent l’amour. Ils connaissent bien l’amour parce que leurs parents leur ont montrés. Mais chez les Arabes et les Noirs c’est trop tabou ! J’ai jamais vu mon père embrasser ma mère. »
Une demi décennie avant son premier long métrage de fiction (Saint Omer, en 2022 – César du meilleur premier film, Prix Jean Vigo), la cinéaste Alice Diop, elle-même originaire de la banlieue parisienne interroge, en prévision d’un futur film de fiction, quatre jeunes hommes, tous originaires de la Seine-Saint-Denis, sur le thème de l’amour. Ce film -là ne se fera pas mais, de l’enregistrement de ces conversations à deux voix (Alice Diop y est clairement présente, pose des questions, intervient, renvoie la balle à ses interlocuteurs) est née l’envie d’un autre film, hybride entre terreau documentaire et procédés de mise en scène habituellement associés à la fiction. « J’ai mis deux ans et demi à comprendre et à décider d’utiliser ces enregistrements minables que j’avais faits pour documenter les entretiens. J’ai dû mettre des images sur ces voix. » (interview de la réalisatrice par Laure Vermeersch pour Vacarme). Diop fait donc entendre les enregistrements sonores initiaux à une bande de jeunes hommes de sa rue (« qui sont là tous les jours, par tous les temps, été comme hiver ») et leur demande de jouer le film, de rejouer ce qu’ils font quotidiennement (à la salle de boxe, à la terrasse du snack turc, au café PMU, jusqu’une virée dans le quartier chaud de Bruxelles…). Et comme aucun dispositif n’est aussi intéressant que lorsqu’on casse la règle par une exception, elle laisse aussi incarner un des récits par celui qui le lui a raconté à l’origine : un ami homosexuel qui profite du film pour faire son coming out. César 2017 du meilleur documentaire. (PD)
Floriane Devigne : Dayana Mini Market (2012)
« Tu crois qu’on a fait 18.000 km juste pour ouvrir une épicerie ? » C’est la réponse que fait Nalini à sa fille Dayana qui lui demande pourquoi elle a emménagé en France. Fuyant la guerre au Sri Lanka, elle s’est installée à Paris avec son mari trente ans auparavant. Elle y devient femme de ménage et lui cuisinier. Quelques temps plus tard, avec leurs économies, ils ont ouvert un « mini-marché ». Mais tout ne s’est pas passé comme prévu. Les dettes s’accumulent, les loyers deviennent impayables, les recettes ne suffisent plus. Quand le film commence, la famille Kamalanathan est en train de se faire expulser de son logement. La seule solution qui s’offre à elle est de s’installer, deux adultes et trois enfants, dans la minuscule arrière-boutique. La réalisatrice Floriane Devigne s’invite chez eux et filme leur quotidien, essayant de comprendre comment ils en sont arrivés là, et par quels moyens ils vont pouvoir s’en sortir. Sans intervenir, elle laisse la famille conduire elle-même le film. L’urgence est de se débattre avec les démarches administratives et ce sont les enfants qui traduisent en français pour les parents. Malgré l’entassement dans un espace exigu et les difficultés financières, la famille reste unie et optimiste et ce sont leurs conversations qui structurent la narration. On parle de tout, d’argent, de la vie à la campagne au Sri Lanka, de l’intégration en France, mais aussi de l’avenir, de leurs rêves. Dayana a donné son nom à la supérette, mais elle a d’autres ambitions, l’école hôtelière en premier lieu pour ensuite gérer son propre établissement, mais peut-être aussi faire du cinéma. Quand les explications ne suffisent plus, il reste encore la musique et la famille se retrouve dans des chorégraphies bollywoodiennes pour chanter leur vie. (BD)
Anonyme : Fragments d’une révolution (2011)
En 2009, des manifestations éclatent dans les principales villes d’Iran suite à la réélection contestée du conservateur Mahmoud Ahmadinejad à la présidence de la République islamique, aux dépens du réformateur Hossein Moussavi. Celles-ci, en dépit de leur ampleur, sont réprimées dans le sang par les forces de l’ordre et des groupes « affiliés » qui n’hésitent pas à faire le coup de feu, tandis que les autorités verrouillent les principaux organes de presse et Internet. Et pourtant, Iraniennes et Iraniens ont photographié, filmé, enregistré, témoigné des évènements sur le vif avec leurs caméras et téléphones. De ce matériau brut, de ces fragments (images souvent granuleuses, au son approximatif) d’un drame en train de se jouer, deux anonymes en exil à Paris tentent d’en reconstituer le fil, des manifestations et actes de résistance passive au procès télévisé – une mascarade digne des tribunaux soviétiques – de quelques contestataires « repentis » qui ont passé des mois dans les geôles de cette trop résiliente théocratie. Un narratif alimenté par des témoignages écrits et des lectures de courriels sans cesse mis en parallèle avec les discours et images officiels. Un film fébrile, courageux et désespéré, mais qui hélas ne cesse de nous renvoyer à toutes les tentatives ultérieures d’amender ce régime qui ont jusqu’ici toutes échoué. (YH)
Hugues Nancy : Une si belle époque (2019)
Bâtir un film sur des images anciennes, restaurées et colorisées, peut faire craindre le pire. Compiler de belles images cinématographiques de la France d’antan, et principalement de ce qu’on appelle « la Belle Époque » pourrait se limiter à cela, justement, de belles images, une nostalgie un peu factice d’une période mal connue et idéalisée. Le film réalisé par Hugues Nancy échappe à tous ces écueils, et si les séquences qu’il a sélectionnées sont belles, souvent drôles, et parfois étonnantes, son montage est une réelle narration, un regard documentaire sur la vie d’un pays entier pendant un moment charnière de son histoire. Plus qu’une accumulation de vignettes, le réalisateur a voulu, à l’instar des travaux de Ken Burns sur les États-Unis, faire parler ses images entre elles et construire un récit. Entre le début du 20e siècle et la Première Guerre mondiale, la France connait une série de bouleversements politiques, sociaux et technologiques. La voiture, le téléphone, l’industrie, et bien sûr le cinéma qui rend possible ces images, vont transformer le paysage et la vie des Français. Des terroirs et des régions, rurales et traditionalistes, sont à présent rassemblés dans une république centralisée, un empire même, si on compte les nouvelles colonies. Les campagnes où vivent trois quarts de la population commencent à se vider et les paysans et paysannes se transforment en ouvriers et ouvrières. Mais en ce début de siècle, la préoccupation du gouvernement est l’organisation de l’Exposition internationale de Paris. L’attraction brassera les milieux, les classes, les dialectes du pays dans une visite du monde entier, concentrée sur une centaine d’hectares, et des millions de curieux assisteront à cet évènement célébrant un avenir qu’on annonce resplendissant. (BD)
Une sélection de PointCulture (Catherine De Poortere, Geoffroy Briquet, Philippe Delvosalle, Simon Delwart, Benoit Deuxant et Yannick Hustache).