Julos Beaucarne, quand l’âme boit et reboise
Sommaire
Peut-être faut-il se faire non-violence pour entrer dans le petit royaume de Julos Beaucarne. Plus qu’un sempiternel retour vers son histoire et ses albums, c’est un voyage dans le temps, à travers la poésie et l’imaginaire d’un humain à l’écoute des sons, des âmes et de la nature. Les chansons ne définissent pas toujours leur auteur, elles nous emmènent au gré de nos interprétations, qui se renouvellent constamment.
Poète certainement. Facétieux et naïf par moment. Révolté quelques fois. Amoureux toujours.
Julos Beaucarne se joue de l’élitisme, des mondanités et de l’arrogance. Il rappelle qu’« À force de péter trop haut, le cul prend la place du cerveau. » (1)
Premières chansons (1970)
Premières chansons est déjà le quatrième album de Julos Beaucarne, alors qu’on eût pu s’attendre à ce qu’il soit le premier. En effet, cette compilation regroupe six titres issus de Julos chante Julos en 1967 et six autres qui n’étaient pas encore paru dans les trois disques précédents.
Il installe « Le petit royaume »(1) dès l’abord : un monde de simplicité volontaire, sans simagrées, un univers qui tient dans la maison, accueillante, emplie d’éléments qu’on poétise, avec le paradis tout au bout. On ne sait pas vraiment en quoi consiste ce petit royaume. Il ne fait pas la démonstration d’un idéal. Et même s’il glisse quelques pistes, la poésie prend le pas sur les idées.
« Toute Dame et Damoiselle », est l’autre joyau du disque. À la fois ode aux femmes et ritournelle sensuelle, la chanson évoque les ballades du temps jadis, mêlées de poésie bucolique. Musicalement, si les quatre premiers évoquent un air de Brassens (2) dans un autre tempo, la mélodie est tout en finesse, délicate, jouée principalement à la guitare classique et à la flûte. « Ainsi donc, de belles en belles, on arpente l’univers… ».
Passé le petit royaume et les damoiselles, ces premières chansons révèlent, comme souvent dans ses albums, un chant en wallon (« Les Sinistrés », une attaque cinglante sur le détournement de dons), un virelangue (« Diri bi chi coups »), des chansons nostalgiques (la valse lente « Y’a plus d’histoire d’amour », … ») et des interprétations de grands auteurs comme Edmond Rostand (« Souvenir vague… »).
La musique reste dans le style des années 1960, des chansons à textes, souvent jouées à la guitare et secondées par un orchestre, assez évocateur dans « Ma sœur la pluie », plus oriental et plus hypnotique dans « Diri bi chi coups ».
« Les Bourgeois » adopte un thème cher à Brel, joué à la guitare et scandé "à la Brassens", sans que ça ne puisse ressembler à aucun de ces deux grands maîtres. Enfin, l’album referme la porte tranquillement sur un air « Tout doux », dans un jardin ordinaire où « même si le temps s’effrite, faut en garder tout son content ».
Front de libération des arbres fruitiers (1974)
Les chansons et les textes de ce disque en ont fait un album majeur dans la carrière de Julos Beaucarne, de la production wallonne et même de toute la francophonie.
Lui qui joue tellement bien avec les mots et leur sonorité y proclame une langue française décomplexée et universelle, dans ses origines latines ("Amaryllis", une ode de Virgile), dans sa variantes wallonne ("Elle me l’avait toudis promis") et à travers des textes d’auteurs. Cette fois, il parodie et moque Lamartine ("Le lac").
Dans Front de libération des arbres fruitiers, se trouvent tous les thèmes, tous les attachements et toutes les ambiances de l’album.
"Front" car Julos Beaucarne propose un idéal humain et environnemental en plein choc pétrolier. Il ressent qu’il faudra lutter pour qu’il soit admis dans cette société déboussolée. "Libération", parce que rendre la liberté, c’est aussi permettre que le bien privé devienne commun, ou que notre cycle d’attachement au matérialisme puisse nous conduire à une élévation de l’âme. "Des arbres", puisqu’ils sont le poumon du monde et qu’il faut les aimer et les caresser : Julos est au cœur d’une conscience écologique encore embryonnaire en 1974. "Fruitiers", cet adjectif adoucit le reste du groupe nominal : on est bien dans un combat, mais savoureux. La pomme du jardin d’Eden n’aurait-elle pas libéré le genre humain ?
Enfin, ce nom d’album égratigne les Fronts de tous bords des années 1970, mais avec un petit côté gentil et malicieux (5).
Si son album a pu rallier les humanistes et les écologistes de tout poil, il a été adopté également par de nombreux mouvements de jeunesse catholiques (tendance JOC). Certaines valeurs transparaissant dans ses textes (amour, amitié, pardon, humanité,…) ont sans doute plu aux jeunes croyants des années 1970 et des chansons comme "Le Christ" ou "Le petit Jésus" ont peut-être renforcé leur attachement au chanteur. Pourtant Julos était un adversaire des dogmes et des religions, refusant de se laisser embrigader « par un dieu quel qu’il soit, au nom duquel on a écrasé et écrase encore tellement de peuples ».
Dans un roman de Robert Sabatier (6), les enfants sont les professeurs et le professeur apprend tout d’eux. À l’écoute du premier titre, Julos utilise également l’inversion pour un concert rêvé (7). Rêve qu’il exprimera très souvent au début de ses concerts. Par ailleurs, ces monologues poétiques qu’on retrouve tout au long de l’album seront une autre marque de fabrique de Julos Beaucarne jusqu’à son dernier album. Ces poèmes et ces réflexions sur le monde, la vie et les gens seront régulièrement transcrits dans toutes ses publications, de 1973 à 2009.
Dans tout cet arc en ciel bucolique, climatique, poétique, Julos Beaucarne évoque un passé collectif : « Je me souviens » rappelle Hiroshima, même si "À vous mes beaux messieurs" nous dit que "les nuages ne tuent pas les hommes".
"Sans bruit" préfigure la transition écologique des années 2010-2020 (panneaux solaires, éoliennes, voitures électriques,…).
Musicalement, l’orchestre est beaucoup plus présent que sur ses Premières chansons, même si un petit clin d’œil au rythme de Brassens est lancé sur "Miss Univers" Le clavecin (« L’ogre"), la flûte, le violoncelle et le violon s’accordent avec délicatesse - la deuxième partie de "Sans bruit" est d’une musicalité saisissante.
L’album se clôt par "La p’tite gayole", traditionnel wallon célèbre (8) dont Julos Beaucarne a été le plus célèbre interprète. Elle est suivie par un manifeste à la langue française dans le monde puis d’un instrumental reprenant la musique de « Le cheval de corbillard » (Premières chansons) jouée sur un rythme carnavalesque puis reprise sur un tempo plus pop.
Ainsi, avec cet album magistral, fort de ses racines et de notre passé collectif, Julos pressent le futur, se pose en citoyen du monde, tout en défendant avec finesse et tendresse l’environnement et l’humanité qui nous est propre.
À vous mes beaux messieurs (1974)
Chandeleur 75 (1975)
Sur la lancée de Front de libération des arbres fruitiers, Julos Beaucarne aurait pu utiliser le même schéma d’album, mêlant poésies, virelangues, instrumentaux, chansons en wallon, …
Et c’est ce qu’il a réalisé en partie avec Chandeleur 75, l’augmentant d’une chanson engagée en l’honneur de Victor Jara (« Lettre à Kissinger »). Mais cet album est aussi celui d’un cataclysme…
Fin de l’hiver, ce 2 février 1975, dimanche de la chandeleur, Loulou, l’épouse de Julos, est brutalement assassinée par un détraqué à qui le couple avait offert l’hospitalité.
Le lendemain soir, dévasté, Julos écrit le texte suivant :
"Amis bien aimés, Ma Loulou est partie pour le pays de l'envers du décor, un homme lui a donné neuf coups de poignard dans sa peau douce. C'est la société qui est malade, il nous faut la remettre d'aplomb et d'équerre par l'amour et l'amitié et la persuasion.
C'est l'histoire de mon petit amour à moi, arrêté sur le seuil de ses trente-trois ans. Ne perdons pas courage, ni vous ni moi. Je vais continuer ma vie et mes voyages avec ce poids à porter en plus et mes deux chéris qui lui ressemblent.
Sans vous commander, je vous demande d'aimer plus que jamais ceux qui vous sont proches ; le monde est une triste boutique, les cœurs purs doivent se mettre ensemble pour l'embellir, il faut reboiser l'âme humaine. Je resterai sur le pont, je resterai un jardinier, je cultiverai mes plantes de langage. À travers mes dires vous retrouverez ma bien-aimée ; il n'est de vrai que l'amitié et l'amour.
Je suis maintenant au fond du panier de tristesses. On doit manger chacun, dit-on, un sac de charbon pour aller en paradis ? Ah, comme j'aimerais qu'il y ait un paradis, comme ce serait doux les retrouvailles.
En attendant, à vous autres, mes amis de l'ici-bas, je prends la liberté, moi qui ne suis qu'un histrion, qu'un batteur de planches, qu'un comédien qui fait du rêve avec du vent, je prends la liberté de vous écrire pour vous dire ce à quoi je pense aujourd'hui ; je pense de toutes mes forces qu'il faut s'aimer à tort et à travers. »
Chandeleur 75 est incontestablement un album marqué par le drame, un hommage à Louise-Hélène France (Loulou). Les chansons et les textes qui lui rendent hommages sont empreints de douleur. Et d’amour aussi.
"Ça commence il était une fois" esquisse le canevas de l’album : un conte de fée, mais la fée s’en va, "ses yeux bleus ont viré au noir…". De l’enfance à l’amour, du désastre à la solitude, des souvenirs qui le hantent aux réflexions sur l’au-delà. Puis de l’espoir à la reconstruction. Et tout au bout, la paix de l’âme.
Ce que nous vivons au quotidien, notre parcours de l’enfance à la mort, n’est qu’une série de bons moments interrompus par des instants plus durs que nous tentons, à chaque fois, de franchir pour reconstruire d’autres lendemains plus heureux. Julos Beaucarne a vécu cette déchirure terrible. Chandeleur 75 est l’album de la résilience.
D’abord.
D’abord, il y a l’enfance, Julos se rappelle sa vie de petit moineau, ces moments volatils qui reviennent à sa mémoire comme un souvenir familier, une prose en musique accompagnée par la guitare et le cor anglais (« Tel un moineau »).
Vient la rencontre avec Lolotte, "Pou l'premier coup c'est là qu'j'ai vu Lolotte, Ri qu'd'y pinser, sintez comm' em' cur bat" (9), une chansonnette en wallon où Lolotte n’est autre que sa Loulou. La vie à deux s’embellit de deux petits. Allo, Loulou, y’a l’téléphone qui sonne et Loulou répond ("Voix De Louise Hélène France").
Un jour tout bascule ("Car à l’instant même du désastre"), Loulou est assassinée, « c’est le premier jour de son grand voyage … Elle a perdu corps, c’est pour prendre espace ». Julos Beaucarne compose une musique vibrante sur les mots délicats du poème de Liliane Wouters (« C’est le premier jour ») (10).
Tout retourné, il écrit aussi sa « Chanson pour Loulou » et ses mots « Il paraît qu’on t’a vue passer dans les pays de l’autre côté » font écho à ceux de la poétesse « Elle ouvre les yeux Dans l’autre univers ». Sa spiritualité évoque un ailleurs, sans qu’il soit nécessairement affaire de religion. Enfin, il dépose sur les vers de Verlaine, une douce mélodie, comme il dépose « des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches » et puis son « cœur qui ne bat que pour vous ».
L’instant du traumatisme passé, la résilience commence. Une sensation de vide encercle tout l’être : « Parfois on ne sait plus rien » et « il y a des centaines de silences qui assassinent pendant des siècles », deux textes réverbérés, comme dans la nef d’une collégiale.
Petit à petit, l’esprit ressasse les moments passés en couple, en famille. Si « rien ne remplacera le trésor de souvenirs communs », « s'il y a parfois l'appel d'un souvenir qui se réveille dans une mémoire inconsciente » , la peine submerge l’individu tout entier, « c’est l’heure et du temps qui passent, un jour qui part, un jour qui vient, pour à tout faire de la place, même à la peine ou au chagrin… ». Ces textes et cette douce chanson aidée du hautbois, sur un beau poème de Max Elskamp, égrène le chapelet des semaines qui se suivent sans encore ramener la sérénité et la paix (11).
La vie sans elle. La vie sans ailes. Pas le paradis, ni Heaven & Hell. Julos Beaucarne brûle encore, bien qu’ayant tout brûlé : « Je fis un feu, l'azur m'ayant abandonné, Un feu pour être son ami, Un feu pour m'introduire dans la nuit de l'hiver. Un feu pour vivre mieux. Un feu pour vivre mieux. » (« Je fis un feu » sur un poème de Paul Éluard).
Enfin après nombre de silences, de souvenirs renaissants, comme les primevères avant le printemps, après que le feu des cierges soit soufflé en même tant que la chandeleur, vient le chant de l’heure d’éclore le bonheur, la vie, l’amour de soi … et des siens. « Nous sommes toujours les oiseaux d’une île nouvelle, tout est toujours à recommencer… ». (12)
La quiétude revient. Julos clôt l’album avec l’instrumental de la première chanson de son premier 33 tours « Tout doux », refermant ainsi la boucle d’une période de sa vie. La mélodie jouée à la guitare, avec une instrumentation raffinée est apaisante. Et ceux qui se rappellent les paroles peuvent encore murmurer que « rien que pour ces moments, madame, valait la peine d’être né. Ce n’est pas vrai que l’on se damne. On n’en finit pas d’espérer ».
Liens didactiques :
Lettre de Julos Beaucarne la nuit du 2 au 3 février 1975
“Voici des fruits des fleurs” (“Green”) - Paul Verlaine
« Je fis un feu » – Paul Éluard
(1) Citation qui rappelle celle de Montaigne dans les Essais : « Si haut que l'on soit placé, on n'est jamais assis que sur son cul. » (De l’expérience, 1588)
(2) Le titre de ses tout débuts, première chanson de son premier album Julos chante Julos, s’est transformé en un recueil de ses textes, de ses poèmes et de ses chansons de 1964 à l’an neuf, en 2009.
(3) À l’écoute des quatre premiers vers, on retrouve les notes de "La marine" de Georges Brassens (1954). Comme dans beaucoup de cas, le chanteur n’a pas plagié un autre. Il s’agit sans doute d’un air entendu et repris non sciemment ou d’une coïncidence fortuite.
(4) Un virelangue (ou fourchelangue pour faire plaisir à Harry Potter) consiste en une locution ou quelques phrases qui sont difficiles à prononcer et donnant l’occasion de trébucher, souvent avec un caractère facétieux. C’est aussi le titre d’un des ouvrages de Julos Beaucarne, Le Virelangue, Actes Sud, 1992.
(5) En 1973, la ligue Communiste devient le Front Communiste Révolutionnaire. Et en 1974, Jean-Marie Le Pen présente sa candidature au nom du Front National lors de l’élection présidentielle.
(6) SABATIER, Robert, Les enfants de l’été, Albin Michel, Paris, 1978, p. 118-120.
(7) Puissé-je moi aussi rêver de présenter un article où je serai lecteur de vos textes…
(8) "La p’tit gayolle" a été écrite par Oscar Sabeau en 1941.
(9) En français : La première fois, c’est là que j’ai vu Loulou. Rien que d’y penser, sentez comme mon cœur bat. La chanson a été écrite par le chansonnier Jacques Bertrand (1817-1884), à qui l’on doit aussi « Pays de Charleroi ».
(10)Julos Beaucarne a mis en musique quelques poèmes de Liliane Wouters, poétesse et aussi auteure, traductrice et essayiste belge (1930-2016). Il chante « Le premier jour » également lors des funérailles du roi Baudouin.
(11)Max Elskamp est un poète belge (1862-1931) qui a été l’artisan de son œuvre (il s’est auto-publié entre autres). Julos a chanté quelques uns de ses poèmes.
(12)Tous, tout : combien de tous/tout y a-t-il dans cet article ? Et pouvez-vous en expliquer l’orthographe dans chaque situation ?