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« Keep Your Laws off My Body» | Médiagraphie avortement

Lukasz_Katlewa_Protest_in_Gdansk_against_Poland's_new_abortion_laws_24.10.2020
Ces derniers mois, des événements, se déroulant tant dans le champ législatif que dans la rue, en Pologne et en Argentine, ont remis la question de l'avortement en « une » des actualités internationales. À l'occasion du 8 mars, une médiagraphie de documentaires, films de fiction, séries télévisées et de chansons abordant l'interruption volontaire de grossesse du XVIIIe siècle à nos jours.

Sommaire

Le jeudi 22 octobre 2020, dans un pays qui avait déjà l’une des législations les plus strictes en la matière, le Conseil constitutionnel polonais a rendu un arrêt très controversé stipulant que les IVG même dans les derniers cas encore autorisés jusque-là à savoir une « malformation grave et irréversible du fœtus » ou une « maladie incurable ou potentiellement mortelle » étaient inconstitutionnels. Cette décision a suscité d’énormes manifestations à travers tout le pays pendant plusieurs semaines, rassemblant régulièrement plus de 100.000 personnes à Varsovie (malgré la situation sanitaire et l’interdiction de manifester) mais aussi des manifestations dans de plus petites villes dont des bastions habituels du parti PiS (« Droit et justice », droite catholique) au pouvoir. [cf. photo de bannière ci-dessus]

À l’autre bout du monde, en Amérique du Sud, dans un autre pays très catholique, l’Argentine, la dynamique inverse s’est confirmée quelques semaines plus tard. En effet, en décembre 2020, au terme d’années de débats, de mobilisations et de dissensions, la Chambre puis le Sénat argentin ont voté une loi dépénalisant l’avortement (jusque-là, la loi ne l’autorisait que dans les cas de viol ou de danger pour la vie de la mère). Fin janvier 2021, une juge suspend cependant la nouvelle loi à la demande d'un groupe conservateur, pour non-respect de la Constitution. Affaire à suivre... [cf. documentaire ci-dessous]


Juan Solanas : Femmes d’Argentine (2019)

Alors que le Sénat argentin n’a que très récemment voté le projet de loi sur la légalisation de l’avortement, c’est plusieurs décennies de luttes féministes au sein d’un pays aux accents religieux fondamentalistes qui sont contées dans ce documentaire de Juan Solanas (déjà auteur d’un film de fiction, Nordeste, sur la maternité et le trafic d’enfants). C’est autour de ce dialogue de sourds entre le camp dit des « pro-choix » et celui des « pro-vie » que se construit Femmes d’Argentine. Si l’effort de nuance se fait quelque peu attendre, il finit par survenir et prend de l’ampleur à mesure que le film s’épanouit. [d’après SD – lien vers l’article en entier ci-dessous]


Bruce Miller : Handmaid’s Tale (2017 – en cours)

Comme tout bon récit de science-fiction, La Servante écarlate, série dérivée d’un roman de Margaret Atwood publié en 1984, jette une lumière crue sur les risques de dérives du monde actuel. Aux États-Unis, ce n’est pas un fait anodin que des manifestantes aient revêtu l’uniforme de la servante (robe rouge et toque blanche) pour protester publiquement contre le « Trumpcare », texte visant à supprimer le système d’assurance-santé introduit sous l’administration d’Obama, lequel avait contribué à faciliter l’accès à la contraception, à l’avortement et au dépistage de cancer. En effet, dans la République de Gilead qui, selon Margaret Atwood, a tout d’une dictature théocratique, les femmes ne sont pas propriétaires de leur corps. Sous prétexte de crise sanitaire, un gouvernement d’hommes s’est arrogé tous les droits sur l’autre sexe. Dès lors, il ne s’agit même plus de condamner l’avortement. En poussant à l’extrême la logique d’une loi visant à proscrire l’interruption de grossesse, on établit que les femmes sont au service de la procréation. À Gilead, suivant un protocole strict réservé aux hommes riches, il est légal de violer celles qui n’ont plus d’autre fonction sociale que de mettre un enfant au monde, enfant qui, bien entendu, leur sera retiré dès la naissance. En appuyant son propos sur une esthétique rappelant le soin des apparences dont seul un régime autoritaire peut se prévaloir, la série offre le tableau effrayant d’une société qui, en situation d’urgence, ne regarde pas aux causes réelles de son effondrement. De plus, en désignant des boucs émissaires pour restreindre les libertés individuelles, elle écope d’un remède pire que le mal. [CDP]


Laurie Nunn : Sex Education (2019 – en cours)

Les films et les séries TV ont souvent eu tendance à dramatiser l’avortement. Dans l’épisode 3 de la première saison de Sex Education (Netflix), ce n’est pas le cas. Il y a évidemment de la place pour les sentiments – l’avortement est malgré tout important dans la vie d’une femme – mais les images montrent une procédure courante, détaillant pas à pas le parcours de Maeve. Elle doit d’abord braver les manifestants anti-avortement devant la clinique avant de remplir des formulaires. Elle attend, avec d’autres patientes. Puis, la tension retombe quand la plus âgée des trois femmes prend l’initiative de soutenir les jeunes filles assises près d’elle. Après quelques plans dans la salle d’opération lors de la préparation de Maeve, on la voit de nouveau dans la chambre de réveil. Elle n’est plus enceinte… Quelques minutes plus tard, elle reprend le cours de sa vie. [ASDS]


Eliza Hittman : Never Rarely Sometimes Always (2020)

Pennsylvanie, zone rurale. Autumn, 17 ans, est confrontée à une grossesse non désirée. Après s'être renseignée dans un centre proche de chez elle et comprenant qu'il n'y est pas possible d'avorter dans de bonnes conditions, elle décide de partir à New York en compagnie de sa cousine. Avec peu d'argent en poche, elles passent de lieu en lieu jusqu'au moment où Autumn peut se faire avorter. Un film sobre et délicat, d'une écriture fine, qui décrit avec sensibilité le poids terrible qui pèse sur les épaules de l'adolescente et le périple qu'elle doit mener dans un pays souvent hostile à l'IVG. La réalisatrice s'attache à filmer de près les personnages, tout en retenue, avec juste ce qu'il faut de dialogue. Discrète, l'émotion est sous-jacente et perce à quelques moments, comme lors du QCM auquel Autumn doit répondre : jamais, rarement, souvent, toujours. [DM]


Tony Kaye : Lake of Fire (2006)

Avouant tirer son intérêt premier pour le sujet de la décision de sa compagne d’avorter, en 1978, mais aussi de la vivacité sans commune mesure du débat qu’il découvre aux États-Unis lorsqu’il s’y installe, le réalisateur britannique de clips et auteur du film American History X a consacré plus de quinze ans (tout au long des années 1990 et du début des années 2000, sous les présidences de Bill Clinton et de George W. Bush) à filmer la controverse souvent très violente entre « pro-life » et « pro-choice ». Filmé en noir et blanc (par lui-même – Kaye est aussi le directeur photo du film) et d’une durée de presque deux heures et demie, le film multiplie les scènes de marches, de manifestations et aborde l’omniprésence du religieux (de l’ultra-religieux, même) et du patriotique dans le discours du camp « pro-life ». Des mots de haine pouvant aller jusqu’au passage à l’acte et à l’assassinat de médecins pratiquant des IVG. Entendant probablement ne rien éluder du sujet, Kaye inclut dans son film des images très explicites d’IVG, soit filmées par lui et commentées par le médecin qui le pratique, soit tirées de VHS de propagande « pro-life » qui ont énormément circulé à l’époque. Une série de témoignages de jeunes filles dans la salle d’attente d’une clinique, souvent seules, émues et évoquant la dureté de la décision à prendre vient casser ce déchainement de slogans, de comparaisons à l’emporte-pièce (avec l’Holocauste par exemple) et contredire par le témoignage le fantasme d’un « avortement par commodité » soutenu par les opposants à l’avortement. [PD]


Une chanson de Dog Faced Hermans

« Keep Your Laws off My Body » (1994)

Keep your laws off my body
What I have I'll not return
I will live in no dark ages
But in the light

Clear as glass is my decision
What I have I'll not return
I will fight this territory
It's mine to fight

Mister when you're in the sunshine
And a shadow falls across
Just look up and you will find me
I'm in the light

Au cours de la même décennie (des années 1990, donc), également dans le monde anglo-saxon, le groupe anarcho-punk d’origine écossaise (mais qui tourne souvent aux États-Unis et en Europe continentale) Dog Faced Hermans consacre une chanson au sujet en lui donnant l’intitulé d’un slogan, d’une des variantes de la formule « My body, my choice » (dont on situe l’apparition dans le champ féministe à la toute fin des années 1960). Autant le titre de la chanson est « sloganesque », autant le morceau lui-même ne l’est pas du tout, ouvrant l’écriture du texte à une sorte de détermination poétique et renonçant aux cris et à la colère collective des manifs pour une tension tout en retenue et une diction toute personnelle, à la limite du chuchoté par la chanteuse et trompettiste Marion Coutts. [PD]

Version live à Lincoln, Nebraska (1994) :


Cristian Mungiu : 4 mois, 3 semaines et 2 jours (2007)

1987, Roumanie, quelques années avant la chute du communisme. Dans un pays où l’avortement est un crime, deux jeunes Roumaines décident de faire appel à un médecin clandestin pour mettre fin à la grossesse de l’une d’elles. Le découpage en longs plans séquences cerne magnifiquement les protagonistes, leur humanité sise entre fatalisme et besoin de révolte. Le réalisateur sait placer sa caméra là où convergent les forces motrices de son film ; en utilisant le regard oblique de son actrice principale, il évite un pathos trop évident sans pour autant enlever les émotions nécessaires à l’exposition de son propos et en nous permettant d’avoir une vision plus globale de la situation. Le réalisateur prend son temps pour planter son décor protéiforme. Et c'est sans doute dans cette pluralité que se situe la vraie force du film. À la fois drame social, thriller et burlesque (façon roumaine cela va de soi), il touche à tous les genres, les entremêlant sans les étouffer. Ce subtil mélange de tons à la fois grave, sérieux et parfois même ridicule, loin d’affaiblir le propos, sert de liant aux situations. Tel un peintre impressionniste, il agit par petites touches souvent d'une grande force, mais toujours très nuancées. [d’après MA – lien vers l’article en entier ci-dessous]


Yann Le Masson : Regarde elle a les yeux grands ouverts (env. 1980)

Dans le portrait de groupe que Yann Le Masson (cinéaste-baroudeur, communiste, ancien para « défroqué » s’étant mis au service du FLN à son retour d’Algérie) consacre au groupe (et coréalise avec le groupe) d’Aix-en-Provence du MLAC (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception), il y a bien plus que ce à quoi le spectateur pourrait s’attendre d’un film militant de la fin des années 1970. Il y a bien sûr, aux deux tiers du film, de longues séquences consacrées à leur procès de mars 1977 (manifestations, slogans, chansons, foule qui attend devant le palais de justice des nouvelles de celles qui sont à l’intérieur, etc.) mais, en écho à son titre, le documentaire s’ouvre et se referme aussi sur deux très belles scènes d’accouchements, très bien filmées en pellicule 16mm couleurs (et répondant à mes yeux à la scène d’accouchement de Milestones de Robert Kramer en 1975). Dans la première de ces séquences, après une minute de film, la caméra filme de très près le visage de la femme enceinte, sa respiration. Puis, on entend, d’abord hors champ, la parole attentionnée d’une femme (« ça ne te gêne pas ? Tu te mets comme tu veux ! Tu n’es pas obligée d’être dans cette position pour pousser. »), la caméra dézoome et on découvre que la femme qui accouche est entourée de six ou sept amies bienveillantes. Regarde elle a les yeux grands ouverts est avant tout un film de parole – et d’émotions : des mots que se disent les femmes avant, pendant et après, des mots joyeux et des mots tristes, des mots de l’intime et des mots du politique (la longue séquence de discussion sur l’arrêt ou non de leurs activités une fois la loi Veil votée). Pour Patrick Leboutte, « le document le plus juste sur les utopies communautaires et politico-sentimentales des années 1970 ». [PD]

Yann Le Masson : "Regarde elle a les yeux grands ouverts"


Une chanson d’Anne Sylvestre

Non, tu n’as pas de nom (1974)

Non non tu n'as pas de nom
Non tu n'as pas d'existence
Tu n'es que ce qu'on en pense
Non non tu n'as pas de nom


Oh non tu n'es pas un être
Tu le deviendrais peut-être
Si je te donnais asile
Si c'était moins difficile
S'il me suffisait d'attendre
De voir mon ventre se tendre
Si ce n'était pas un piège
Ou quel douteux sortilège

Non non tu n'as pas de nom...

Savent-ils que ça transforme
L'esprit autant que la forme
Qu'on te porte dans la tête
Que jamais ça ne s'arrête
Tu ne seras pas mon centre
Que savent-ils de mon ventre
Pensent-ils qu'on en dispose
Quand je suis tant d'autres choses

Non non tu n'as pas de nom...

Déjà tu me mobilises
Je sens que je m'amenuise
Et d'instinct je te résiste
Depuis si longtemps j'existe
Depuis si longtemps je t'aime
Mais je te veux sans problème
Aujourd'hui je te refuse
Qui sont-ils ceux qui m'accusent

Non non tu n'as pas de nom...

À supposer que tu vives
Tu n'es rien sans ta captive
Mais as-tu plus d'importance
Plus de poids qu'une semence
Oh ce n'est pas une fête
C'est plutôt une défaite
Mais c'est la mienne et j'estime
Qu'il y a bien deux victimes

Non non tu n'as pas de nom...

Ils en ont bien de la chance
Ceux qui croient que ça se pense
Ça se hurle ça se souffre
C'est la mort et c'est le gouffre
C'est la solitude blanche
C'est la chute l'avalanche
C'est le désert qui s'égrène
Larme à larme peine à peine

Non non tu n'as pas de nom...

Quiconque se mettra entre
Mon existence et mon ventre
N'aura que mépris ou haine
Me mettra au rang des chiennes
C'est une bataille lasse
Qui me laissera des traces
Mais de traces je suis faite
Et de coups et de défaites

Non non tu n'as pas de nom
Non tu n'as pas d'existence
Tu n'es que ce qu'on en pense
Non non tu n'as pas de nom

Il y a dans Regarde elle a les yeux grands ouverts de Yann Le Masson une scène très touchante où la voix off nous fait entendre, dans leurs nuances et leur complexité, les pensées intérieures d’une jeune femme filmée dans l’autocar qu’elle prend pour aller avorter (« Un enfant possible. Que j’imagine. Boucles brunes, yeux clairs. Et un rire… Et pourtant, j’ai décidé qu’il n’existerait pas. Parce que... Parce que. Je sais seulement que je ne peux pas faire un enfant maintenant. »). Puis, en « voix in » cette fois, elle chantonne le premier et dernier couplet de la chanson d’Anne Sylvestre.

Autour des questions de l’avortement – et, plus fondamentalement, du choix de donner ou non naissance – plusieurs échelles, actrices et acteurs s’expriment : d’abord la femme elle-même bien sûr, le père, le couple, les amies parfois, la société ou la nation toute entière. L’intime y rentre en collision, souvent violente, avec le social, le politique, le religieux. Le morceau d’Anne Sylvestre, cette chanson en « je » écrite en « tu », s’inscrit clairement dans le registre le plus intimiste et personnel de ce choix de vie. Sa chanson a été reprise dans le champ féministe (par ex. dans le film militant de Le Masson et du MLAC d’Aix-en-Provence) mais dans un entretien radiophonique avec Jean-Noël Jeanneney la chanteuse – et excellente parolière – précise « J’ai toujours protesté en disant que ce n’était pas une chanson sur l’avortement mais une chanson sur l’enfant ou le non-enfant. » [PD]

Version en concert, plus tardive (Olympia, 1998) :


François Luciani : Le Procès de Bobigny (2006)

Il faut mettre la loi en accusation et faire de ce procès un événement public. — Anouk Grinberg, interprétant Gisèle Halimi dans le téléfilm

Ce téléfilm raconte le célèbre Procès de Bobigny au cours duquel, à l’automne 1972, Gisèle Halimi assura la défense d’une jeune fille mineure, de sa mère et de trois femmes l’ayant aidé à avorter suite à un viol. Sur les conseils de l’avocate et de Simone de Beauvoir qui préside l’association Choisir (Choisir la cause des femmes), de reconnaître les faits mais de se déclarer « non coupables » en faisant porter la responsabilité à la loi pénalisant l’avortement. Devenant un procès politique de cette loi, l’affaire est très médiatisée, des manifestations ont lieu devant le tribunal, des personnalités féministes telles que Simone de Beauvoir ou Delphine Seyrig – mais aussi des hommes de science et de lettres, des Prix Nobel – témoignent à la barre, la presse couvre les débats et rend même public le réquisitoire final du procureur malgré l’interdiction de publication. Très peu de temps après, Choisir publie chez Gallimard, le livre de poche Avortement. Une loi en procès. L'affaire de Bobigny, qui reprend la transcription intégrale de l'audience et qui se vend à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires. Pour revenir au téléfilm, de facture très classique (si ce n’est un certain sens de l’ellipse), très didactique dans son propos, il tient surtout grâce à l’interprétation de Sandrine Bonnaire (la mère de la jeune fille) et d’Anouk Grinberg (Gisèle Halimi). Ce n’est pas la première référence cinématographique à cet évènement-clé de la dépénalisation de l’avortement en France, entre le manifeste des 343 (avril 1971) et la loi Veil (décembre 1974-janvier 1975) : en 1977, dans L’Une chante, l’autre pas, Agnès Varda montre les manifestations féministes qui accompagnent le procès. [PD]


Mike Leigh : Vera Drake (2003)

Londres, 1950, dans une Angleterre encore marquée par les séquelles du second conflit mondial, Vera Drake, une petite dame infatigable, le sourire aux lèvres en toutes circonstances, est un vrai rayon de soleil pour son entourage. Épouse (de Stan) et mère comblée d’une famille ouvrière modeste, entourée de ses deux enfants, Ethel et Sid, elle prend aussi soin de sa vieille mère désœuvrée, de ses voisins, tout en étant femme de charge auprès de quelques familles plus fortunées. Mais en secret, elle aide des jeunes filles en détresse à avorter, sans contrepartie financière. Mais suite à des complications médicales pour l’une de ces femmes qui se retrouve à l’hôpital, Vera Drake est arrêtée, peu avant Noël, chez elle et devant les siens, par la police, puis déferrée devant un tribunal qui la condamne à la prison.

Film sensible plutôt que militant, Vera Drake est un film qui aborde la question difficile de l’avortement, avant tout sous l’angle social, dans une société profondément inégalitaire et où les hommes décident seuls des lois. Vera est le seul recours pour des jeunes femmes esseulées et pauvres, épuisées ou pas prêtes pour la maternité, tandis que d’autres issues de « bonnes familles » peuvent recourir aux services discrets de cliniques privées. De même, Leigh montre le spectre contrasté des comportements humains (la culpabilité de Vera, les reproches moraux de Sid, le dilemme d’un officier de police compréhensif mais tenu d’appliquer la loi) face à ce qui, pour l’époque, est toujours un acte sociétal grave, lourdement sanctionné. [YH]


Céline Sciamma : Portrait de la jeune fille en feu (2019)

« Il existe hélas très peu de représentations de l’avortement dans l’histoire de l’art » : formulé par Céline Sciamma, ce constat, fait écho au propos d’Annie Ernaux qui, dans son récit autobiographique L’Événement, tente de pallier un silence du même ordre dans la littérature en revenant sur sa propre expérience d’un arrêt volontaire de grossesse. Avec les moyens du cinéma, Céline Sciamma se propose à son tour de remédier au déficit iconographique en soumettant une double représentation de l’acte incriminé. Démarche engagée qui, de toute évidence, participe d’un appareil critique plus vaste, faisant de ce film l’emblème d’un cinéma renouvelé par le regard féminin. Ainsi, dans Le Portrait de la jeune fille en feu, une première séquence décrit le déroulement d’un avortement clandestin réalisé sur une femme de modeste condition. Celle-ci, toutes les tentatives de provoquer une fausse couche ayant échoué, se voit forcée de recourir à l’intervention chirurgicale sous peine de perdre son emploi. L’entraide étant plus forte que le désespoir, la scène surprend par son calme, sa douceur, l’atmosphère d’intimité et de confiance qui y règne permettant qu’un jeune enfant caresse le visage de celle qu’on opère. Cette vision relativement tendre de l’avortement en tant qu’il ne s’oppose pas à la vie, encore moins à l’amour, se prolonge dans la séquence suivante. L’acte y fait l’objet d’une reconstitution devenant l’argument d’une peinture. Et c’est cette seconde représentation qui vient à sa manière réparer l’Histoire iconographique, combler la carence constatée dans les musées. Par la finesse de sa double approche, le film prend donc le contrepied de l'imaginaire morbide que l’on associe d'ordinaire à l’événement. Sans compter que le récit des faits qui conduisent à la prise de décision d’interrompre la grossesse crée une profondeur de champ qui recentre la dimension tragique de cette affaire de femmes sur les conditions sociales dans lesquelles il arrive que ce recours s’inscrive comme une nécessité. [CDP]


Une médiagraphie collective de PointCulture, coordonnée par Philippe Delvosalle

avec l'aide de Catherine De Poortere, Anne-Sophie De Sutter, Michael Avenia, Simon Delwart, Yannick Hustache et Daniel Mousquet.



photo de bannière : Lukacz Katlewa, Protest against Poland's new abortion laws held in Gdansk on 24.10.2020 (Creative Commons / WikiMedia)