Le carnaval | sauvagerie et extravagance
Sommaire
Les origines du carnaval
Le carnaval est une fête liée au cycle des saisons et de l’agriculture. Il marque la fin de l’hiver et le retour du printemps, et est célébré comme un festival de la fertilité pendant lequel la saison froide est chassée. C’est donc à l’origine un rite de passage. Il a connu de nombreux aménagements, récupérations et réappropriations au fil du temps. Il rappelle des traditions de l’Antiquité, de Mésopotamie d’abord, mais aussi de la période romaine, avec des fêtes comme les Saturnales et les Lupercales. Pendant la période médiévale, la religion catholique s’est réapproprié ces traditions païennes préexistantes, superposant la notion de Mardi Gras et de Carême à une période où les réserves s’amenuisaient et où la population pouvait encore faire une dernière fois bombance avant la disette.
Il implique des célébrations publiques, des parades, de grandes fêtes de rue pendant lesquelles défilent des chars très décorés et des personnes portant des costumes élaborés et des masques. C’est une période où les gens mettent entre parenthèses leur individualité et jouent un autre rôle, inversant les conventions sociales qui régissent la vie le reste de l’année. Le carnaval permet l’excès, le danger même, et permet de jouer avec le feu. C’est une célébration de la révolte et de l’extravagance, c’est un moment où tout est permis jusqu’à l’outrance. Selon les lieux, les époques, les fêtards s’en prendront soit à l’ordre établi soit à quelques minorités ciblées : maîtres/esclaves, riches/pauvres, hommes/femmes, etc. D’un pays à l’autre, d’un village à l’autre, seront moqués et chahutés des boucs émissaires différents. Mais pour chaque carnaval où le sauvage, l’animal, l’étranger, est capturé et tourné en ridicule, il s’en trouve un autre où c’est la liberté qui est célébrée, et l’oppresseur qui est bousculé et renversé.
Aujourd’hui, on peut distinguer quatre types principaux de carnavals, aux frontières parfois floues : des carnavals traditionnels, souvent de petite envergure, célébrés très localement dans les villages ; des carnavals très organisés ; les carnavals d’Amérique, qui ont intégré de nombreux éléments des religions africaines ; et enfin, des carnavals modernes, urbains et sauvages à la fois.
Les carnavals traditionnels des villages
Partout en Europe existent des carnavals locaux, perpétuant des traditions très anciennes liées au rythme des saisons. Ce sont des carnavals « pauvres » : les habitants des villages fabriquent des costumes avec ce qu’ils ont sous la main : des objets du quotidien, des instruments agraires, des cloches ou sonnailles qu’on attache au cou des animaux, des peaux de bêtes ou des végétaux comme des sapins, des feuilles, des herbes… L’idée des processions est de faire du bruit pour chasser l’hiver.
-- Les Mamuthones de Sardaigne --
En Sardaigne, on peut citer la parade des Mamuthones, des hommes costumés avec des peaux de bêtes et des sonnailles, cloches, clochettes, grelots, semblables à ceux qu’on attache au cou des chèvres et des moutons. En déambulant et se mouvant dans les rues, ils créent des rythmes particuliers, des séquences variées de sons.
-- Les Kukeri de Bulgarie --
On trouve dans tous les Balkans des rituels destinés à chasser les mauvais esprits, qui sont pratiqués entre le Nouvel An et le carême. Les Kukeri de Bulgarie sont des personnages masqués et costumés avec des éléments zoomorphiques, des fourrures, des cornes, qui défilent en groupe, de village en village, en agitant des cloches pour apporter à la population la santé, la joie et des récoltes abondantes. Chaque village rivalise de grandeur et d’originalité dans le costume de sa troupe.
-- Les Kurenti de Slovénie --
Une tradition équivalente est celle des Kurenti (ou Korent) en Slovénie. Lié autant à des rites de fertilité qu’à d’anciennes divinités hédonistes, leur costume est généralement en peau de mouton, décoré de rubans multicolores et complété par un masque à la longue langue rouge. Les célébrations comportent encore bien d’autres personnages-type, comme les « jolis » qui traînent une charrue symbolique et fouettent la terre pour la réveiller, les « vilains » qui pourchassent les enfants mais aussi « la femme qui cherche un mari », le « policier », le « maire », qui tous vont de maison en maison demander des offrandes d’œufs, de saucissons et de vin.
-- Les Schnappviecher du Tyrol --
Parmi les monstres les plus étranges des traditions carnavalesques, les Schnappviecher du Tyrol occupent une place à part. Ces créatures de près de trois mètres de haut, à la tête surmontée de cornes, cavalcadent à travers les rues en faisant claquer leur énorme mâchoire. Quelque part entre le cheval, le crocodile et le dragon, les Schnappviecher (ou Wudele) avancent en troupeaux bruyants et leur parade doit chasser l’hiver et appeler les forces du printemps.
-- Les Gilles de Binche --
En Belgique, le carnaval de Binche, bien que très organisé et proche des carnavals bourgeois, renvoie à des traditions ancestrales : c’est une célébration d’avant carême et un rituel pour favoriser la prospérité : les Gilles, quand ils défilent, frappent le sol avec leurs sabots pour réveiller la terre à la fin de l’hiver. Il est accompagné d’un répertoire de 26 airs traditionnels qui sont joués par une petite fanfare composée de cuivres, tambours et grosse caisse.
Les carnavals bourgeois
Les carnavals populaires du Moyen-Age ont été interdits pendant plusieurs centaines d’années mais, au 19e siècle, ils reprennent vie. Ils sont fort différents : organisés par des guildes et comités de fêtes, ils sont très réglementés. Ce sont des chars de notables qui prennent d’assaut les rues dans des défilés et cortèges accompagnés de marches militaires. Malgré cette organisation très précise, ces carnavals célèbrent toujours le renversement des valeurs et il existe de nombreuses festivités en marge de la parade principale.
Ces carnavals qualifiés de « bourgeois » sont très répandus dans des grandes villes comme Nice, Venise, Alost ou Maastricht et se déroulent selon un schéma précis : un cortège de gens déguisés défile dans la cité avec des chars tandis que le public les regarde passer depuis le côté, sans vraiment participer. Ce sont des carnavals spectacles accompagnés de marches militaires, de fanfares mais aussi de percussions ou aujourd’hui de techno.
-- Le carnaval de Maastricht --
Le carnaval de Maastricht est un bon exemple : il a été créé en 1840 par une association de bourgeois et commerçants locaux et se déroule encore aujourd’hui dans les rues de la ville dans une cacophonie de sons.
Les carnavals d’Amérique
Il y a des carnavals partout sur le continent américain et, comme en Europe, c’est un moment pour relâcher les tensions et sortir du quotidien. Mais s’y rajoute un élément lié à l’histoire du continent : c’était le moment, à l’époque coloniale, où les esclaves prenaient le pouvoir pour quelques jours, se moquant des maîtres, des notables, des figures d’autorité. Ces carnavals d’Amérique superposent diverses traditions : ils marquent la rencontre de l’Europe et de l’Afrique et le syncrétisme religieux qui s'en est suivi. On y trouvera donc des personnages liés au culte vaudou en Haïti ou des loas du candomblé au Brésil. A la Nouvelle-Orléans, le mélange a été encore plus poussé, avec l’intégration d’éléments amérindiens dans les parades des Black Indians.
-- Le carnaval de Rio --
Le carnaval de Rio est connu de tous, c’est une attraction populaire attirant les télévisions du monde et des milliers de touristes qui admirent un spectacle aujourd’hui très policé et encadré, sponsorisé par des multinationales, et se rapprochant des carnavals bourgeois cités plus haut. Il intègre cependant des influences africaines, tout particulièrement dans les ensembles musicaux qui interprètent les rythmes de la samba et de la batucada.
-- Les carnavals du Nordeste brésilien --
Les carnavals du Nord du Brésil (Bahia, Pernambouc) sont moins touristiques, et différents. Ils sont dominés par les Trios Elétricos. Les musiciens s’installent sur des véhicules, et ceux-ci paradent en ville, diffusant la musique par l’intermédiaire d’immenses sound systems. Ils connaissent un grand répertoire de musiques tropicales, de la samba au paso doble, mais ils privilégient le frevo. Ce style de musique trouve ses origines dans la marche-polka des fanfares militaires de la fin du 19e siècle et dans la capoeira. C'est une marche au rythme frénétique, syncopé, dont la chorégraphie, le passo, s'improvise individuellement. Il existe un genre purement instrumental, le frevo de rua qui est interprété par un genre de fanfare avec cuivres, bois et percussions tandis que le frevo-canção comporte une partie chantée.
-- Haïti et le rara --
A Haïti, les carnavals sont fêtés dans les villes et villages, et ils sont accompagnés par un style de musique particulier, le rara, qui est lié aux rituels vaudou. C’est une musique de rue qui rassemble les foules, utilisant percussions et instruments à vent, des genres de cors ou trompettes primitives fabriquées en bambou, mais aussi plus récemment des cuivres. Lors des processions, les parties musicales alternent avec les chants dialogués tandis que la foule, devenant de plus en plus grande, danse tout en marchant.
Le carnaval de Port-au-Prince est assez connu mais il existe des fêtes plus spontanées et moins officielles, comme la parade de Jacmel, une ville côtière au sud du pays, superbement documentée par Leah Gordon dans le livre Kanaval. Vodou, Politics and Revolution on the Streets of Haiti.
-- Les Black Indians de La Nouvelle-Orléans --
En marge du carnaval principal de la Nouvelle-Orléans, très populaire et très touristique, existent d’autres parades, notamment celle des Black Indians. Cette tradition est issue de l’héritage afro-américain et de l’esclavage, mais aussi des populations amérindiennes. En effet, un certain nombre d’esclaves se sont réfugiés auprès de communautés indiennes et ont assimilé certaines de leurs traditions. Lors des processions, ils racontent leur histoire commune sur le modèle des chants à réponses et défilent dans les rues sur les rythmes des percussions. Ils se rassemblent en tribus et se rencontrent aux divers carrefours de la ville, ce qui engendre une « discussion » devant définir quel groupe passera en premier.
Les nouveaux carnavals
Depuis le début des années 2000, il existe un nouveau type de carnavals dans de nombreuses villes européennes. Alternatifs et urbains, ils retournent aux sources des traditions païennes, des célébrations rituelles de la fin de l’hiver, mais ils sont ancrés dans les villes, remettant en question, entre autres, la spéculation immobilière. Farouchement indépendants, ils s’organisent spontanément et inventent de nouvelles traditions. Celui de Marseille, un des plus anciens : le carnaval indépendant de Noailles, de la Plaine et des Réformés en est à sa 20ème édition. Celui de Bruxelles, le Carnaval Sauvage, voit défiler des ours, des sapins et des spectres, traînant le promoteur immobilier et sa maîtresse la bureaucratie vers le bûcher. Il est guidé par un berger et par le Gilles de Bruxelles, au flamboyant costume de canettes de bières écrasées.
-- Le Carnaval Sauvage de Bruxelles --
La prochaine édition du Carnaval Sauvage aura lieu à Bruxelles le samedi 21 mars.
Une playlist de PointCulture
réalisée par Benoit Deuxant et Anne-Sophie De Sutter
photo de bannière :
Carnaval Sauvage de Bruxelles, 2019 - photo de fabonthemoon en Creative Commons