Compte Search Menu

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l’utilisation de cookies permettant d’améliorer le contenu de notre site, la réalisation de statistiques de visites, le choix de vos préférences et/ou la gestion de votre compte utilisateur. En savoir plus

Accepter
Pointculture_cms | playlist

Le monde musical des jeux de Sokal

Hommage musical à Benoît Sokal
Loin des jeux américains, populaires et à grand budget, Benoît Sokal a développé une esthétique virtuelle unissant l’architecture, la peinture, la poésie et la musique. Parti au "Paradise" ce 28 mai 2021, il nous lègue, en filigrane de ses mondes numériques, les mélodies qui ont accompagné ses aventures.

Sommaire

La musique dans les jeux

Il est difficile d’imaginer un jeu sans aucun son. Les bruitages stimulent notre adhésion et nous permettent d’intégrer le personnage auquel nous nous identifions par ses actions vis-à-vis des autres créatures ou des objets qui l’entourent.

La musique, elle, ajoute aux arts ludiques plusieurs fonctions. Elle nous communique des informations : un signal musical indique, par exemple, que nous avons réussi un niveau ou que nous avons débloqué un passage. Parfois, une mélopée caractéristique, mystérieuse ou angoissante, nous renseigne sur l’imminence d’un événement, sur la proximité d’un nouveau passage, sur la rencontre prochaine avec des ennemis ou la découverte d’un nouvel indice.

Elle génère une atmosphère dans laquelle nous pouvons nous immerger de manière optimale. Comme lorsque nous regardons un film, la bande-son participe à l’ambiance. Elle nous donne des frissons dans un jeu d’horreur. Elle renforce notre énergie devant une action musclée à effectuer. Elle nous intègre dans l’aventure exotique. Elle transforme notre expérience de jeu en nous plongeant quasiment physiquement à l’intérieur de celui-ci.

Elle indique également la facture du jeu, lui imprimant un ton qui le distingue de tout autre style. Forte et ardente dans les jeux d’action, évocatrice dans les jeux d’aventure, plus légère et sautillante dans les jeux de plateformes, la musique signe sa marque rendant tout jeu directement identifiable.

Enfin, comme dans tout art, l’univers musical suscite notre émotion. Quoi de plus fort qu’une mélodie grave et touchante lorsqu’un personnage meurt, qu’un air magique au célesta pour stimuler notre enchantement devant un paysage féérique, ou qu’une ballade jouée à l’oud pour nous fondre dans le monde oriental.

À des degrés divers, la musique donne un sens à l’œuvre d’art multicolore de Sokal, autant visuelle que poétique. Elle nous accompagne dans le jeu en nous communiquant les événements notables, y affermit l’ambiance, contribue à distinguer l’œuvre de Sokal de toute autre et contribue à notre plaisir.

Boite à musique Voralberg.

L’Amerzone : le testament de l’explorateur

Benoît Sokal est avant tout un auteur et dessinateur de bandes dessinées. C’est avec les albums de son personnage Canardo, un canard détective anthropomorphe, qu’il se fait connaitre. Tiré du cinquième album des aventures de son héros en 1986, L’Amerzone se décline en jeu d'aventure en pointer-et-cliquer, à partir de 1999, avec un scénario différent de la bande dessinée.

Alexandre Valembois, vieil explorateur proche de la mort, a exploré jadis la région d’Amerzone et a voulu prouver l’existence d’oiseaux blancs. Il confie au jeune journaliste que nous sommes la mission de rapporter un œuf resté dans une Amerzone bouclée par un dictateur, en démêlant tous les indices qu’il y a laissés.

Afin de garder une certaine authenticité, les concepteurs du jeu ont privilégié les effets sonores à la musique. C’est le saxophoniste Dimitri Bodianski, ex-membre d’Indochine, qui signe une musique plutôt sobre, rare, jouée aux synthétiseurs. Une mélodie modérément cadencée imitant un accordéon chromatique sert de thème principal à cette aventure exotique.


Syberia

En 2002, avec Syberia, Benoît Sokal fait entrer le pointer-cliquer dans la légende. Enfin un jeu où on peut prendre son temps pour admirer et réfléchir, tout à l’inverse des jeux ultra-populaires essentiellement voués à la violence. Pour cela, il plante un monde crédible et cohérent, d’une grande réussite graphique, magnifié par des décors somptueux, évoquant l’Art nouveau, l’Art déco, parfois baroque, parfois de la froideur industrielle toute soviétique.

Nous sommes Kate Walker, une avocate américaine qui vient finaliser le rachat de l’usine d’automates d’Anna Voralberg. Pour retrouver un héritier, nous nous rendons en Europe de l’Est. Nous effectuons un voyage onirique, côtoyant des automates qui parlent et des machines sans électricité qui dégagent une poésie unique. Au fur et à mesure de notre quête, en tant que Kate, nous commençons à nous humaniser au contact des automates, et à éprouver de l’empathie pour la famille Voralberg.

La musique est beaucoup plus présente que dans le jeu précédent. Syberia, avec son ambiance romantique et son univers d’Europe de l’Est, a mis les moyens pour offrir de petits joyaux comme le « Thème de Valadilène », un morceau orchestral nostalgique et délicat qui s’accorde à merveille avec l’ambiance du jeu. Dimitri Bodianski est toujours de la partie avec le Britannique Nicholas Varley, connu grâce à ses compositions pour les séries Les Mystérieuses Cités d’or, Power Rangers Megaforce, Sabrina, l’apprentie sorcière, Luna Petunia

Durant le périple où nous jouons Kate Walker, nous nous arrêtons à Aralbad, une station thermale qui fut autrefois un haut lieu du tourisme. Nous aidons la chanteuse Helena Romanski à retrouver sa voix et celle-ci se met à entonner « Les Yeux noirs », un classique de la chanson russe popularisée par Fédor Chaliapine et reprise également par Sinatra, Ivan Rebroff, Pomplamoose, Django Reinhardt… Et c’est la chanteuse française Caroline Daparo qui interprète le titre dans Syberia.


Syberia II

Après le succès de Syberia, une suite directe s’imposait en 2004. On y retrouve le même environnement original, avec des interactions plus diversifiées et des énigmes plus consistantes. Le scénario nous emmène cette fois, en tant que Kate, en compagnie de Hans Voralberg, rencontré lors du premier jeu de la série. Nous nous mettons à la recherche des derniers mammouths dans l’île légendaire de Syberia. Nous nous retrouvons dans des lieux insolites, comme par exemple dans un gigantesque village souterrain en os de mammouth et nous rencontrons le peuple des Youkols, qui a, depuis la préhistoire, domestiqué les grands éléphantidés.

Cette nouvelle aventure, ces nouveaux paysages demandaient sans doute un nouveau compositeur. L’Américain Inon Zur, pianiste et compositeur, s’est fait connaître pour ses musiques de films, de téléfilms et de jeux vidéo, dont Dragon Age, Le Seigneur des anneaux : la guerre du Nord, Prince of Persia. Ses propres compositions sont jouées régulièrement en salle. Il sort son premier album solo Into the Storm en 2019. Depuis Syberia II, il devient le compositeur attitré des autres suites du jeu.

Les thèmes font la part belle à la musique symphonique, teintée d’accents russes : percussions, trompes, chœurs, flûtes… Un enchantement assez rare dans les jeux à succès.


Paradise et L’Île noyée

En 2003, Sokal délaisse temporairement l’éditeur de jeux Microïd et crée le studio White Birds Production, qui rappelle les oiseaux blancs de l’Amerzone, « Pour être plus libre. Et surtout pour pouvoir explorer tous les champs du possible » (1). Deux jeux fort différents y seront conçus et réalisés. Paradise lui donne l’occasion de créer à nouveau des espèces animales ou végétales fantastiques et de changer de contrée tout en conservant une ambiance irréelle et fabuleuse. Si la jouabilité est moindre, le scénario est toujours prenant.

Après l’écrasement de notre avion, nous nous réveillons dans la peau d’Ann en Mauranie, amnésique, ne sachant pas ce qu’elle fait en Afrique. Accompagnée d’une panthère noire, elle essaie de recouvrer la mémoire et de retrouver son identité.

Par l’utilisation d’instruments tels que les percussions nord-africaines, la zorna (2) ou le gong, Dimitri Bodianski ajoute une dimension orientale à sa musique principalement orchestrale.

En 2006, le jeu L’Île noyée adapte la bande dessinée du même nom où l’inspecteur Canardo (Jack Norm dans le jeu) tente d’élucider un meurtre. Aux Maldives, sur l’île de Sagorah, le richissime Walter Jones a fait bâtir une gigantesque tour Art déco et invite ses petits-enfants. Nous sommes Jack Norm et, en tant que policier, nous devons élucider la mort de Walter. Le meurtrier se trouve sur l’île, coupée du monde par une tempête incroyable, et nous devons interroger les personnes présentes et relever les indices.

La bande-son est en retrait et la musique trop discrète, nous laissant plutôt concentré sur l’enquête. Et c’est dommage car celle-ci sauve un peu l’ambiance d’un jeu au scénario certes intéressant mais pourvu d’une résolution inférieure à celle des jeux des années 2000 et d’animations peu fluides.

Compositeur de musiques de films (Le Grand Tout, Ocean Wonderland 3D), Christophe Jacquelin livre une musique orchestrale à l’atmosphère angoissante ou plus apaisante suivant l’étape du jeu, ainsi que d’agréables segments musicaux au piano.


Syberia III et Syberia : le monde d’avant

En 2017, Syberia III reprend les ficelles qui ont rendu la série mythique : de l’aventure, du mystère et un graphisme original et impeccable. Benoît Sokal avait envie de retrouver ses personnages et l’univers de l’Europe de l’Est et des déserts glacés du Nord, après l’épisode Paradise et L’Île noyée.

Retrouvés à nouveau dans le corps de Kate Walker mourante auprès d’un lac gelé, nous sommes emmenés dans un hôpital dont nous nous évaderons pour rejoindre les Yukols et leurs autruches géantes. Il nous faudra dépolluer une rivière, sauver un horloger, diriger un navire entouré de glaces et échapper à des radiations.

La musique d’Inon Zur est beaucoup plus développée et le thème de Kate est un hymne épique impressionnant, chanté par Aeralie Brighton, une chanteuse au registre vocal saisissant.

Le quatrième opus, Syberia : le monde d’avant, est en cours de finalisation et devrait sortir en 2021, malgré le décès de Benoît Sokal. Un prologue époustouflant a déjà été dévoilé, une prouesse technique où l’on découvre Dana Roze, meilleure étudiante de l’académie de musique de l’année, invitée au concert de printemps. Elle monte dans le kiosque au centre de la place, remonte le mécanisme, pose sa partition et exécute au piano un morceau classique qui, avec le concours des automates musiciens, gagne en puissance, prend des airs de valse et termine en apothéose. Un grand moment de musique et d’animation dans l’univers de Sokal.

Je suis persuadé que tous les arts peuvent se marcher les uns sur les autres. — Benoît Sokal

Bonus

En 2017, le musicien, guitariste et compositeur français Alexandre Lamia crée une ré-imagination de la bande son des deux Syberia. Ce fan de la série a conçu une musique originale pour orchestre, avec vingt-huit compositions. « Chaque morceau représente le ressenti qu’il a pu avoir en rencontrant ces personnages légendaires, ces lieux si inspirants, et ces événements qui ont forgé ce qu'il est aujourd'hui. »

Un tel hommage à Benoît Sokal devait incontestablement figurer dans cet article.

(1) Interview de Benoît Sokal, 14/11/2006, BDTheque.

(2) De la zorna ou bien de la ghayta. Ce sont des instruments à vent à anches utilisés souvent dans les fêtes.