Lisbonne au cinéma
Sommaire
Modernités: entre XVIIe, XIXe et XXIe siècles
La Religieuse portugaise (Eugène Green)
En 2009, après trois films français, le cinéaste (et spécialiste du théâtre baroque) Eugène Green tourne un film au Portugal : une jeune actrice française parlant le portugais, langue de sa mère, mais n'étant jamais venue à Lisbonne, découvre la ville, où elle doit tourner dans un film inspiré des Lettres de la religieuse portugaise (d’abord publiées anonymement à Paris en 1669 et dont la majorité des spécialistes pense qu'il s'agit d'un roman épistolaire de Gabriel de Guilleragues). « Son court séjour portugais, agrémenté de fados renversants, lui fera rencontrer plusieurs hommes, vivre diverses aventures charnelles et spirituelles, dialoguer avec son modèle, et même rencontrer le fameux roi caché de la légende portugaise, Dom Sebastiao, qui a quitté sa retraite messianique pour lui apparaître en discothèque. » (Jacques Mandelbaum, Le Monde).
Les Mystères de Lisbonne (Raoul Ruiz)
En 2010 pour un de ses derniers films, le cinéaste franco-chilien Raoul Ruiz décline en deux versions au long cours (d’une part, un montage en film de cinéma de 4h30 ; d’autre part, une série TV de six épisodes d’une heure) les histoires pleines de rebondissements imaginées par le sur-prolifique écrivain portugais Camilo Castelo Branco (1826-1890). Dans ce que la cinéaste et critique Axelle Ropert a nommé « une sorte de Lost portugais du XIXe siècle », le Père Dinis, un des personnages centraux de l’intrigue, conserve dans un petit musée secret les traces (postiches, déguisements, etc.) de ses transformations passées et de ses différents emprunts d’identité (prêtre, mendiant, soldat, écrivain, aristocrate libertin, etc.). Multiplicité des personnages, des situations et des géographies dans ce voyage fou aux quatre coins du monde.
Je pratique le Portugal depuis trente ans. C'est toute une vie ! Le Portugal, c'est comme le Chili… en mieux. Je ne sais pas si c'est la bonne formule, mais il y a une forme de mélancolie que nous partageons. (…) La définition de la saudade, c'est le souvenir de choses qui n'ont pas eu lieu — (Raoul Ruiz - Positif, octobre 2010)
Singularités d’une jeune fille blonde (Manoel de Oliveira, 2009)
Même si en 1933 il joue dans le premier film portugais sonore A Canção de Lisboa, Manoel de Oliveira est avant tout un cinéaste de Porto, ville où il est né en 1908 et à laquelle il consacre ses premiers films, portrait avant-gardiste du fleuve traversant la ville portuaire du nord (Douro activité fluviale, 1931) et portrait néo-réaliste d’une bande de gamins pour son premier long métrage, Aniki Bóbó (1942). Plus d’un demi-siècle plus tard, pour l’un de ses derniers films, le cinéaste nonagénaire inscrit pourtant dans le vieux centre commerçant de Lisbonne son adaptation d’une nouvelle de l’écrivain naturaliste Eça de Queirós (1845-1900). Transposant discrètement le Lisbonne de 1874 en Lisbonne de 2009, le vieux maître filme une histoire d’amour à distance – de fenêtre à fenêtre, d’un côté à l’autre de la rue – entre un comptable et une jeune fille aux pratiques étranges…
Avril 1974, entre radios et œillets
La Nuit du coup d’état – Lisbonne –
Avril 1974 (Ginette Lavigne, 2001)
« D’ici sont partis pendant des années des soldats à destination de
l’Angola, du Mozambique et de la Guinée. » À part un (assez long) prologue
sur les quais brumeux du port de Lisbonne, quelques travellings nocturnes dans
les rues désertes de la ville et moins d’une minute d’images d’archives presque
à la fin du film, ce documentaire qui raconte la nuit où le Portugal commença à
s’extirper de 48 ans de dictature salazariste est essentiellement un huis clos.
Dans un parti pris de mise en scène aussi original et radical qu’efficace,
Ginette Lavigne fait rejouer in situ, dans un local aux fenêtres obstruées à
Pontinha (à 20 km de Lisbonne), à un des militaires de la Révolution des
œillets, la direction des opérations qu’il mena cette nuit-là. Otelo de
Carvalho (qui, avant d’embrasser la carrière militaire, se rêvait acteur)
manipule cartes et plans de ville, radios et téléphones pour nous montrer,
démontrer et démonter – quasi en l’absence d’images – comment une opération
militaire a pu faire aider à sortir un pays de son état « pauvre, exsangue
et isolé ».
Les Grandes Ondes (À l’Ouest) (Lionel Baier, 2013)
Une équipe de la télévision suisse est envoyé en reportage au Portugal pour y filmer l’aide économique de l’État suisse. Emmené par une jeune journaliste néophyte et ambitieuse, un reporter de guerre, blasé et sourd et un preneur de son expérimenté et maniaque entament un périple qui va s’avérer foireux et inutile. Mais des événements inattendus vont donner une importance historique à leur voyage. En effet, nous sommes début avril 1974 et tout à coup les œillets fleurissent un peu partout à Lisbonne. Une révolution se met en marche. À travers cette comédie drôle et burlesque, Lionel Baier nous propose une réflexion sur l’espoir d’un changement politique pacifique, sur l’évolution du féminisme et sur la manière dont un fait historique peut modifier à jamais le destin de de héros décalés. [MV]
- Sur la Révolution des œillets, voir aussi Capitaines d'avril (Maria de Medeiros, 2000) et sur les guerres coloniales portugaises, un des volets de Non ou la vaine gloire de commander (Manoel de Oliveira, 1990).
Amours / Voyages
Dans la ville blanche (Alain Tanner)
Et si un des plus beaux films sur Lisbonne était suisse ? En 1982, Alain Tanner filme un mécanicien de bateau cargo (interprété par Bruno Ganz ; futur ange veillant sur Berlin pour Wenders, quatre ans plus tard) qui profite d’une escale dans le port de Lisbonne pour déserter « l’usine flottante » dans les entrailles tonitruantes de laquelle il trime et parcourt le monde. Il prend une chambre dans une petite pension avec vue sur les docks de l’autre côté du Tage. Il reste là ; ne fait pas spécialement grand-chose. Il se repose, il dort ; il parcourt la ville (dont les murs portent encore les traces de la Révolution des œillets et de la réforme agraire) à pied, fait l’expérience de ses courbes, explore ses recoins cachés, la filme en Super 8, boit et danse dans les bars de marins. Il s’éprend de Rosa (Teresa Madruga), femme de chambre et serveuse au bar de la pension où il s’est arrêté et commence une relation avec elle… Sans scénario bétonné au préalable, ce film d’errance sensuel, ce rêve éveillé, a été tourné dans l’ordre chronologique en improvisant chaque matin la suite de l’histoire…
Un Lisbonne fantasque et fantasmé
La « Trilogie de Jean de Dieu » (João Cesar Monteiro)
En 1989, pour Souvenirs de la maison jaune, le
cinéaste-dandy cinéphile Joao Cesar Monteiro (1939-2003) change à la fois le
cours de sa propre existence et celui de son cinéma en créant le personnage de
Jean de Dieu et en passant des deux côtés de la caméra (dans la lignée des
burlesques, Keaton, Chaplin, Tati – mais dans une version plus bizarre et
complexe, plus inquiète et blessée). À la fois Don Quichotte et Don Juan, quasi
sosie du Nosferatu de Murnau, érotomane et délicat, fou et génie, maniant le
sacré (Monteverdi) et le profane (la chanson populaire « Deixa eu cheirar teu
bacalhau, Maria » ou Laisse-moi sentir ta morue, Maria), l’alter-ego du
cinéaste se pare à la fois d’allures de presque mort-vivant et de la verdeur
jubilatoire d’une incroyable célébration du désir et de la vie. Vivant dans une
pension de famille d’un vieux quartier proche du port de Lisbonne, Jean de Dieu
invente de stupéfiants rituels, collectionne les poils pubiens, prend des bains
de fleurs avec des jeunes filles et, voyeur, observe la fille de sa logeuse –
une pervenche clarinettiste – par tous les interstices… Avant de finir dans la
cour panoptique du « pavillon de sécurité » de l’hôpital
psychiatrique Miguel Bombarda (où Antonio Reis et Margarida Cordeiro tournèrent
leur splendide court métrage Jaime consacré à l’artiste brut Jaime Fernandes
qui y fut incarcéré)…
Six et huit ans plus tard, Monteiro filma les volets suivants de sa
trilogie : La Comédie de Dieu (1995) et Les Noces de Dieu (1998).
Un bidonville, une communauté
Le « cycle de Fontainhas » (Pedro Costa)
En 1997, Pedro Costa filme la fiction Ossos dans le
bidonville de Fontainhas, à la limite Nord-Ouest de Lisbonne sans remettre en
cause les us-et-coutumes d’un tournage art et essai européen de l’époque :
pellicule 35mm, équipe de techniciens, rails de travellings, rampes de spots,
etc. Jusqu’à ce que le cinéaste se rende compte de l’indécence de tournages de
nuits sur-éclairés troublant le sommeil d’ouvriers manuels et de femmes de
ménages devant se lever chaque jour à cinq heures du matin… Costa décide dès
lors de baisser la lumière et de ranger définitivement le matériel devenu
excédentaire et, ce faisant, il découvre l’éclairage en clairs obscurs, à une
source lumineuse, qui fera la singularité picturale de ses images. Pour son
film suivant dans le quartier capverdien, il décide de filmer seul, avec une
petite caméra, quelques miroirs pour réfléchir la lumière et un enregistreur
DAT et – surtout – de laisser le temps aux gens. Pendant un an, tous les jours,
il prend le bus pour aller filmer Vanda Duarte – marchande des quatre saisons (et
actrice principale de Ossos) minée par la drogue – et les siens, passant de
maison en maison au fur et à mesure qu’on détruit leur quartier…
Voir aussi le troisième volet du cycle de Fontainhas, En avant jeunesse (2006)
et le documentaire d’Aurélien Gerbault consacré au cinéaste au travail, Tout refleurit (2006).
Philippe Delvosalle
(sauf Les Grandes Ondes = Michel Verbeek)
image principale: Dans la ville blanche (Alain Tanner)