Médiagraphie | Intelligences artificielles
Sommaire
Celles présentées dans cette médiagraphie, qu’elles datent des années 1960 ou de la dernière décennie, sont justement le reflet des espoirs et des craintes de leur époque vis-à-vis d’une technologie qui, la plupart du temps, n’existait pas encore. Ainsi, les médias sélectionnés, en projetant un futur régi par des machines – humanoïdes ou non - dotées d’une conscience et de sentiments, soulèvent des questions relatives à l’éthique, mais aussi à la connaissance, aux relations, aux émotions, interrogeant souvent en creux ce qui fait notre humanité.
Ridley Scott : Blade Runner (Director’s Cut) (1982)
Chef-d’œuvre absolu, Blade Runner porte bien au-delà de la noirceur de son intrigue SF : avec l’arrivée illégale sur Terre de six « Nexus 6 » - des androïdes dotés d’une intelligence et d’une sensibilité semblables à ceux de l’humain - Rick Deckard, ancien membre de la police, doit reprendre du service.
« Je pense, Sebastian, donc je suis », dit Pris, l’androïde, à l’un de ses créateurs. En plus de la ressemblance entre le nom Deckard et celui du philosophe Descartes, Ridley Scott souligne par ce dialogue le cogito cartésien qu’il utilise pour interroger notre humanité face à ces intelligences artificielles qui semblent nous dominer. Plus encore, ce sont ces mêmes intelligences qui imposent, à travers le film, un scepticisme philosophique qui met en doute la réalité de l’homme et rejoint une réflexion solipsiste* dans la scène mémorable de la mort de l’androïde Roy Batty. Par là même, le film pose aussi la question de l’homme, s’imposant comme dieu créateur de vie et dispensateur de mort. Au final, qui reste le plus humain, l’I.A. ou son créateur ? (JJG)
* Solipsiste : de solipsisme, théorie d'après laquelle il n'y aurait pour le sujet pensant d'autre réalité que lui-même.
Peter Graham Scott : The General (série Le Prisonnier) (1967)
Le contexte qui a vu naître la série TV Le Prisonnier est lié à la guerre froide. Un ex-agent des services secrets britanniques est retenu captif d’un village dont on ne sait où il se situe. Un lieu quadrillé de micros et de caméras, dans lequel les individus portent des numéros à défaut d’identité. Qui sont les gardiens ? Qui sont les prisonniers ? La paranoïa règne, y compris au niveau des Numéros 2 qui se succèdent au fil des épisodes et tentent, par divers stratagèmes coercitifs, d’obtenir des renseignements du Numéro 6.
Parmi les thématiques visionnaires qu’aborde la série, il y a la manipulation et l’uniformisation du savoir par l’intelligence artificielle. Dans l’épisode The General, un professeur d’histoire promet une rapide acquisition des connaissances (3 ans de cours en 3 minutes !). Le « Général », un ordinateur qui a réponse à tout s’il est suffisamment « nourri » d’informations, restitue les données du professeur par voie télévisuelle ; en réalité, un formatage des esprits grâce à une technologie innovante plongeant les « étudiant·es » en état d’hypnose devant leur écran. (MR)
Quantic Dream : Detroit : Become Human (2018)
Sorti en 2018 et développé par le studio français Quantic Dream, ce jeu d’aventure se déroule dans un futur proche à Detroit, une ville où des androïdes sophistiqués font partie intégrante de la société.
Il aborde le thème de l'intelligence artificielle sous plusieurs angles, en explorant les implications sociales, éthiques et émotionnelles de la création d'androïdes. Il pose la question fondamentale de savoir si les androïdes peuvent acquérir une conscience et un libre arbitre similaire à ceux des humains.
Dans le jeu, ceux-ci sont initialement utilisés pour servir les besoins des humains. Cela soulève des parallèles avec des questions d'oppression et de discrimination, où les androïdes sont considérés comme inférieurs et exploitables en raison de leur nature artificielle.
Detroit : Become Human encourage les joueurs à réfléchir aux défis complexes posés par l'IA, y compris les conséquences imprévues de la création de machines conscientes, les implications morales de leur traitement et la manière dont les humains pourraient interagir avec de telles entités. (TM)
Kôji Fukada : Sayônara (2015)
Dans un Japon sinistré, une jeune femme attend de mourir auprès de son androïde. Fait inédit, le rôle de cette dernière échoit à une véritable intelligence artificielle. Comme l’on peut s’y attendre, le lien de solitude qui unit les deux personnages renforce leur intimité. La nature robotique de l’une influe positivement sur la qualité de la relation tout en la rendant plus déchirante pour la fraction d’étrangeté qu’elle contient. L’androïde se borne à poser des questions et à y répondre. Contrairement à l’humaine, elle connaît ses limites. Elle sait qu’elle ne sait pas. Elle ne se hasarde pas à supposer, à inventer, à mentir. Socratique, elle interroge – et offre les réponses qu’elle possède. Ainsi, de même que ce défaut d’imagination représente une forme de sagesse, son absence d’affects pourrait bien constituer le socle d'une sensibilité vraie, ayant pour corollaire la curiosité, l’attention. Il n’est rien de ce qui se dit entre la femme et la machine qui ne puisse se dire entre deux personnes humaines. Ou entre deux machines. (CDP)
Jonathan Nolan, Lisa Joy : Westworld (2016-2022)
À Westworld, quand on naît robot, vivre et revivre n’est guère une option enviable. C’est toute une population d’androïdes que ce parc conçu pour le divertissement d’humains fortunés retient prisonniers. Dotés d’une identité personnelle et d’un but à atteindre, ils agissent selon les grandes lignes d’un script dont ils ne peuvent pas dévier. Loin du mythe de l’Éternel Recommencement qui, avant d’irriguer l’hypothèse transhumaniste, postulait celle d’une conscience parvenue à la maîtrise de ses temporalités intimes, l’immortalité des robots convoque une savante malédiction. Les réparations multiples dont ils font l’objet ne sont pas seulement absurdes, de par leur caractère traumatique elles sont avant tout cruelles. Leur soumission repose sur un conditionnement fragile. Leurs gestes, leurs propos, leurs élans ont beau tenir en quelques algorithmes qu’un simple glissement de doigt sur une tablette peut modifier, conçus à l’image des usagers, ils portent leurs qualités et leurs défauts à un dangereux niveau de perfection. (CDP)
Mamoru Oshii : Ghost in the Shell (1995)
Sorti en 1995, Ghost in the Shell est un film d'animation japonais réalisé par Mamoru Oshii et basé sur le manga du même nom de Masamune Shirow. Il est souvent considéré comme un chef-d'œuvre du genre de la science-fiction cyberpunk. Le film se déroule dans un monde futuriste où la ligne entre l'homme et la machine est floue. On explore les conséquences éthiques de l'omniprésence de la technologie et de la cybernétique dans la société. Par exemple, les êtres humains ont des implants qui améliorent leurs capacités, mais cela soulève des questions relatives à la vie privée, la sécurité et la vulnérabilité face aux cyberattaques. Ghost in the Shell est bien plus qu'un simple film d'animation. C'est une œuvre qui explore des questions fondamentales sur l'identité, la technologie et ce qui définit l'humanité. (JDL)
Steven Spielberg : A.I. Intelligence artificielle (2001)
Projet de longue date, initié par Stanley Kubrick dans les années 1970 puis achevé finalement par Steven Spielberg, A.I. est une adaptation de la nouvelle Supertoys Last All Summer Long de Brian Aldiss. À sa sortie, le film reçut un accueil plutôt mitigé, certains reprochant à Spielberg d’avoir édulcoré le travail de Kubrick. Si l’on retrouve bien des réminiscences du “style Spielberg” (notamment Rencontre du troisième type), A.I. recèle cependant quelque chose de particulier, loin des blockbusters auxquels le cinéaste nous avait habitués. Dans cette revisite moderne du conte Pinocchio, le scénario prend le parti de nous livrer le point de vue d’un androïde en quête d’humanité. Mais quelle est donc cette humanité à laquelle il aspire et surtout pourquoi ? A.I. soulève bon nombre de questions sur ce qui définit l’humain et sur son devenir, mais aussi sur l’asservissement de son environnement et ses conséquences. (MA)
Alex Garland : Ex Machina (2015)
Variation sur plusieurs thèmes : le mythe de Pygmalion, le savant fou, la révolte des machines, la créature de Frankenstein, etc., le film d’Alex Garland est un thriller cérébral qui pose de nombreuses questions. On y suit le jeune programmeur Caleb, invité par son patron, Nathan, dans sa résidence isolée afin de faire passer un test de Turing à la gynoïde Ava. Génie auto-proclamé, Nathan se révèle instable, amical un moment et méprisant le suivant. Sa création, au visage de femme et au corps cybernétique, vit enfermée dans une chambre vitrée. Elle semble posséder une conscience propre et éprouver une grande curiosité pour le monde extérieur, et développer des sentiments pour Caleb. Le trio entame un ballet dangereux, observé en coin par Kyoko, servante et souffre-douleur de Nathan. Huis-clos hypermoderne, Ex Machina est une réflexion cyberpunk et féministe qui revisite le classique thème gothique de créatures supérieures, réduites en esclavage, se révoltant contre leur seigneur et maître. (BD)
Harald Hamrell et Levan Akin : Real Humans (2012)
Dans un futur proche, en Suède, l’usage des robots humanoïdes s’est répandu dans l’ensemble de la société. Les « hubots », comme on les appelle alors, sont non seulement affectés au travail en usine, mais également aux tâches ménagères, devenant domestiques, nounous, infirmiers, etc. Rapidement, selon la personnalité de leurs « propriétaires », ils deviennent plus que cela : compagnons, voire partenaires sexuels. Ils sont flexibles, programmables, exploitables. Cela ne suffit pas à rassurer une partie de la population, inquiète de la place prise par ces nouveaux arrivants, et un mouvement anti-robots, les Äkta människor (les ”vrais humains” du titre) commence à prendre de l’ampleur, organisant des pogroms et cherchant à prendre le pouvoir. Au même moment un chercheur développe un nouveau programme permettant aux hubots des pensées autonomes et des sentiments, et ceux-ci comprennent alors leur condition d’esclaves. Ils doivent alors choisir entre la fidélité et la révolte violente. (BD)
Cette médiagraphie a été réalisée par PointCulture avec les contribution de Catherine De Poortere, Michael Avenia, Jean De Lacoste, Benoit Deuxant, Jean-Jacques Goffinon, Thierry Moutoy et Marc Roesems.
Dans le cadre du n°7 de la revue Prisme (revue en ligne de l'ULB) consacré aux intelligences artificielles.
Cet article fait partie du dossier Médiagraphies | 2022-24.
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