Migration et musiques (3) : Quitter l’Afrique | Rejoindre l’Europe
Quitter l’Afrique | rejoindre une Europe idéalisée | traverser la Méditerranée | commencer une nouvelle vie. Telles sont les aspirations de beaucoup d’Africains qui se lancent dans un voyage périlleux. De nombreuses images ont marqué les esprits – des bateaux de fortune surpeuplés, des navires de sauvetage d’organisations internationales errant de port en port à la recherche d’une autorisation pour accoster, des camps entourés de barbelés, la route difficile depuis l’Italie vers un ailleurs…
Ceci n’est qu’une facette de la problématique des migrations mais elle a inspiré des musiciens de part et d’autre de la Méditerranée, certains d’entre eux composant juste une chanson, d’autres y consacrant un album entier. Dans les grandes villes africaines, de Dakar à Lagos, les artistes reflètent la vie quotidienne et les aspirations de leurs concitoyens dans les paroles de leurs chansons. Ils s’approprient des conversations pour créer leurs textes, exprimant les espoirs et les angoisses qui taraudent les Africains. Dans ces mégalopoles, les télévisions bombardent sans interruption la population d’images d’une vie rêvée, une vie qui semble tellement plus belle si on possède une voiture rutilante ou un appartement dans un gratte-ciel new yorkais, avec une superbe piscine pour se prélasser. Tout est tellement plus beau que les réalités du quotidien : les jeunes n’ont en effet que peu d’espoir d’une amélioration sur place, les gouvernements locaux n’investissant pas dans l’éducation et la création d’emplois, préférant s’enrichir eux-mêmes plutôt que de donner un avenir à leur pays. L’envie de partir ne fait que croître, elle semble être la seule solution pour une vie meilleure, quitte à tout abandonner, quitte à devenir illégal, quitte à mourir en cours de route, dans le désert ou en mer.
Dans un même morceau, le rappeur nigérian Rapturous décrit ce qui attire tant de ses compatriotes en Occident, mais très vite parle également des dangers de l’immigration.
« Gimme the glitz, the glamour, the fame, the fortune, that euro that dollar, that Dolce & Gabbana(…)I see the future when I follow my dreams, but things don’t always look the way that it seems » — "Money Talk" - Rapturous
Tony Allen, compositeur et batteur, proche collaborateur de Fela Kuti et créateur avec celui-ci de l’afrobeat, vit aujourd’hui à Paris. Dans son morceau « Boat Journey », il déconseille ce type de voyage.
« Now you jump into the boat To cruise the ocean with all your family Lookin lookin' for better situation across the ocean But you never arrive Don't take the boat journey, my brothers! Don't take the boat journey, my sisters! » — "Boat Journey" - Tony Allen
Afel Bocum est un autre musicien qui parle du voyage. Chanteur et guitariste malien, il a travaillé avec Ali Farka Touré. Il poursuit sa carrière en composant des chansons dans le style de Niafunke dont il est originaire. Dans ses paroles, il met en avant l’importance des cultures peule et songhoï et de l’éducation ; il parle des dangers du départ dans son morceau « Immigration » (chanté en songhoï), encourageant plutôt à créer des conditions de vie meilleures sur place, au Mali.
« Comptez le nombre de nos mortsAu large de leurs côtesEt vous vous rendrez compteQu’il n’y a pas d’aussi beau paysQue le nôtre » — "Immigration" - Afel Bocoum
Cette traversée de la Méditerranée a également inspiré des artistes italiens. Stefano Saletti, multi-instrumentiste, est passionné par la mer et, accompagné de la Banda Ikona, a sorti plusieurs disques inspirés par les traditions de la région. Pour son album Soundcity, il a enregistré des sons dans divers ports, sons qu’il a intégrés dans ses compositions. Un des morceaux, en swahili, est une prière à la mer autour de Lampedusa.
« Lampedusa andata »
Quant au groupe sicilien Taberna Mylaensis, il consacre un album complet au problème, contant en huit morceaux, le voyage de Mohammed. Celui-ci embarque dans un bateau de fortune à Tunis avec 500 autres migrants, quittant sa famille et ses amis en quête d’un futur meilleur. L’embarcation prend feu à quelques kilomètres de Lampedusa mais Mohammed réussit à s’accrocher à un bout d’épave. Aidé par des dauphins, il est sauvé par un pêcheur. Cette histoire se rapproche de celle des nombreux Siciliens qui sont partis dans le passé vers un ailleurs pour trouver une vie meilleure.
« Semu tutti emigranti »
Les désillusions sont grandes : ceux qui ont réussi à atteindre le « paradis » déchantent vite. Ils n’ont pas de formation, doivent se contenter de jobs sous-payés, souvent au noir parce qu’ils n’ont pas droit à des papiers. Et le peu d’argent qu’ils gagnent est envoyé à la famille, en Afrique. Et s’ils n’ont pas de moyen de subsistance, la honte les envahit et ils restent coincés en Europe, espérant malgré tout un jour devenir riches pour revenir au pays.
Le chanteur sénégalais Élage Diouf parle de ces difficultés dans son morceau « Problème Yi » : une fois que l’immigré a trouvé une terre d’accueil, il se sent encore plus responsable des problèmes de ses parents et plus largement de sa famille. Ils comptent sur lui, le condamnant à porter un fardeau très lourd. Et c’est là que se pose un dilemme : assumer la situation au risque de se perdre ou refuser le soutien et se sentir coupable.
« Problème Yi »
Anne-Sophie De Sutter
Crédit photo de bannière: pochette Songs About Leaving Africa