Sons d'hiver (11 mars 2022) - 8 musiciennes pour le 8 mars
Sommaire
Rokia Kone & Jacknife Lee : Bamanan (Real World Records)
Avec deux albums engagés, les Amazones d’Afrique militaient en musique pour les droits des femmes, en s’adressant à leurs consœurs d’Afrique de l’Ouest, mises en difficulté avec leurs maris, ou en reversant leurs bénéfices à une association au profit des victimes de mutilations sexuelles. Issue de ce supergroupe, Rokia Koné sort sous son nom Bamanan (l’ethnie du sud malien), aidée par l’ingénieur du son et producteur Jacknife Lee (REM, U2, The Cars, …). La voix de « la Rose de Bamako » éclot à la faveur des rythmes, des riffs de guitares Mande et des synthétiseurs aux sonorités claires et délicates dans un parterre de chansons arrosées de féminisme (« Dunden ») et d’histoire africaine (« Bambougou N'tjià »).
L’appel à l’unité malienne « Bi Ye Tulonba Ye » est à peine posé sur des nappes de synthés que le chant se déploie, puissant et acrobatique dans la gamme pentatonique typique des traditionnels maliens, tandis que germent peu à peu des rythmes discrets. Viennent des rythmes en boucle (« Shezita »), de danse (« Kurunba ») et de dance branchée (« Mayougouba ») ou des rythmes aux arrangements plus complexes (« Anw Tile »). Messages du passé et d’espoir pour le futur, Rokia Koné les sublime de sa voix puissante et tourbillonnante. (DM)
Mélissa Laveaux : Mama Forgot Her Name Was Miracle (Twanet)
C’est ce vendredi 11 mars que sort le quatrième album de Mélissa Laveaux. Elle y poursuit ainsi son parcours musical entamé en 2008 avec Camphor & Copper paru sur le label Nø Førmat!. Ce n’est certainement pas un hasard si un label « Né du désir tenace de résister à toute forme de formatage » accueille le premier album de l’artiste, musicienne, auteure et interprète.
Elle est née et a grandi au Canada où ses parents trouvent refuge quand ils fuient la dictature haïtienne. Aujourd’hui installée à Paris elle y compose son second disque Dying Is A Wild Night en 2013. Et enfin Radyo Siwèl en 2018, album le plus intimement lié aux racines haïtiennes et entièrement chanté en créole. Lors d’un voyage en Haïti elle collecte des chants populaires et traditionnels du début de XXe siècle. Des chants de résistance principalement, puisqu’elle s’est intéressée à la période d’occupation du pays par les États-Unis (de 1915 à 1934), qu’elle transpose dans son univers mêlant folk, blues et pop. La chanson Angeli-ko et son clip illustre parfaitement le propos de l’album.
C’est autre voyage que propose Mama Forgot Her Name Was Miracle. Pas seulement géographique, de la Chine au Vatican en passant par les Etats-Unis mais aussi temporel. A travers les portraits d’une galerie de personnages inspirants au parcours incroyables mais bien réels pour la plupart. Ching Shih la Pirate, La Papesse Jeanne ou Harriet Tubman, ancienne esclave afro-américaine, autant d’héroïnes engagées, de modèles subversifs dont s’inspire Mélissa Laveaux pour exorciser ses démons et les nôtres. (GB)
Mélissa Laveaux sera en concert à l’Atelier 210 le 2 avril prochain.
Tanya Tagaq : Tongues (Six Shooter Records)
Tanya Tagaq, chanteuse originaire des terres arctiques du nord-est du Canada, présente avec Tongues un nouvel album où elle mélange les traditions de son peuple à une approche contemporaine, entre électronique et expérimentation. Certains des textes, délicats et poétiques, sont issus de son livre, Split Tooth mais la musique qui les accompagne est loin de cette douceur. D’autres textes insistent sur les conditions difficiles des peuples autochtones qui se rapprochent plus d’une survie que d’une vie et sur le rôle néfaste du colonisateur canadien (« Tongues » parle de la tentative d’éradiquer leur langue). Tagaq a composé un album très radical, très exigeant, souvent dissonant. Les sonorités sont électroniques, industrielles, et ses jeux de voix ajoutent à cette étrangeté. Elle utilise en effet les grognements et soufflements caractéristiques du katajjaq qui sont très loin d’une chanson pop classique. Un album à l’esthétique dépouillée conçu par une femme engagée qui tente de délier les langues pour réclamer justice et réparation. (ASDS)
Un long article sur Tanya Tagaq :
Marie-Catherine Girod : Regards de femmes (Mirare)
Bon nombre des compositrices qui font l’objet de ce programme ne sont pas seulement méconnues, mais semblent avoir été totalement effacées de l’histoire. Pourquoi ont-elles été écartées ? Comment ce répertoire est-il tombé ainsi aux oubliettes ? Il apparaît assez évident que seule la déconsidération vouée au sexe féminin, systématiquement à l’œuvre à leur époque, en soit la raison. Aujourd’hui, elles peuvent réapparaitre sans censure. La pianiste française Marie-Catherine Girod est depuis toujours guidée par une insatiable curiosité et le désir ardent de faire connaître les compositeurs – hommes et femmes – injustement oubliés. D’ailleurs, elle se défend de tout militantisme féministe, elle qui a ardemment plaidé la cause de Paul Le Flem, Gabriel Dupont ou Jean Cras, affirmant ainsi son souci de neutralité. Sous le titre Regards de femmes, elle a rassemblé ses coups de cœur féminins. Dix-sept musiciennes des périodes classiques, romantiques et du premier XXème siècle. S’y mêlent des personnalités connues comme Clara Schumann, Germaine Tailleferre, Cécile Chaminade ou Fanny Mendelssohn à d’autres, extirpées des brumes du passé par ses recherches : Jeanne Barbillion, Emilie Zumsteeg, Clara Gottschalk Peterson ou encore Henriëtte Bosmans. Des pages étonnantes que Girod a également partagées avec le public du festival de la Roque d’Anthéron en août 2021. De bien belles découvertes… (NR)
Dafné Kritharas : Varka (Lior Editions)
Une barque sur l’océan, miroir des étoiles, une barque qui, reliant peuples et musiques, la côte occidentale et les rivages de l’orient, relie aussi morts et vivants, en instants magiques.
Bercée entre les rebetika et les traditionnels bosniaques, grecs, ottomans, sa voix chaude à la température de 400 ans brille de mille reflets de la mer Égée.
Au sommet de la vague, « U Stambolu Na Bosforu » (« À Istanbul sur le Bosphore », chanson traditionnelle de Bosnie) est certes le morceau le plus émouvant de l’album, non par ses paroles qui relatent la mort d’un pacha pieux d’Istanbul qui lègue les femmes de son harem et l’émoi d’un berger apprenant sa disparition, mais par son instrumentation sobre, par son arrangement intelligent et surtout par l’interprétation sensible et vibrante de Dafné Kritharas et sa voix tendre, qui devient bouillante lors de ses modulations entre les couplets.
En 2022, elle s’embarque en tournée : Dafné Kritharas. C’est l’amour et la joie, c’est la dictature et l’exil, c’est la pauvreté et la drogue, c’est la force et l’émotion… Et, tout au bout, la terre grandit, la rose fleurit. (DM)
« Devant moi, tu es apparu comme la lune. Devant moi, tu es apparu comme le soleil. Et tu as épongé mon sang baigné de larmes. Voilà mon amour qui arrive… » — Dafné Kritharas – « Kastellorizo »
Charlene Darling : Non Mon Garçon / L'Amour Est Bon (Lexi Disques)
Pour sa première sortie depuis l’album Saint-Guidon, en 2019 (sur le label L'amour aux 1000 parfums), Charlene Darling opte pour la forme simple et immédiate du 45 tours et pour le style tout aussi direct du chant solo accompagné à la batterie. L’approche minimaliste, voix plus rythme, à l’opposé de la production sophistiquée de l’album, fonctionne à merveille dans ce format. Elle y adapte deux chansons d’amour triste, deux balades amères et douces, l’une italienne (une adaptation de « La Bambola » de Patty Pravo, son tube de 1968) et l’autre irlandaise (une balade traditionnelle dont le texte connait de nombreuses versions, « Waly Waly, Gin Love Be Bonny » en Ecosse, « The Water is Wide » aux États-Unis ou encore « Love is pleasing » en Irlande). Métamorphosés par la pulsation brute d’une batterie spartiate et un chant nu, entier et ouvert, les deux morceaux décrochent une vie parallèle, dotée d’une énergie et d’une personnalité nouvelle. (BD)
Myriam Pruvot : Je parle toutes les langues mais en arabe (ACSR)
On avait découvert l’artiste sonore bruxelloise Myriam Pruvot via Niebla, album (entre field recordings et chansons) de son projet Monteisola enregistré en septembre 2012 sur une île du Chili et sorti en 2013 sur le label Wild Silence de Delphine Dora. Nous l’avions recroisée lors de plusieurs performances divinatoires où elle improvisait une chanson éphémère pour une personne à partir de mots tirés au sein d’un jeu de cartes. Elle nous avait ensuite complètement bouleversés aux Halles de Schaerbeek en 2018 avec une installation (Safar) et une diffusion sonore dans le noir autour de la voix et de la langue arabe. La création radiophonique récemment proposée par l’Atelier de création sonore et radiophonique et le site radiola.be, issue d’un voyage en 2018 dans la région de Marrakech Safi en 2018, est très proche de notre souvenir de la pièce diffusée aux Halles (si ce n’en est pas la version finalisée). On y retrouve en tout cas – autour des mêmes questions de la langue, et de la langue arabe en particulier, et de la voix – la même qualité d’écoute à la fois attentive, très accueillante de la parole de l’autre et un rien espiègle dans certains de ses partis-pris formels. Myriam Pruvot y converse avec la poétesse et spécialiste du soufisme Touria Ikbal, une jeune chanteuse et un étudiant muezzin, le conteur et pédagogue Aziz Bouyabrine et l’artiste et traducteur Noureddine Ezarraf.
Ces rencontres m’ont mené des sommets du Haut-Atlas à la cavité d’une bouche, le long d’un sillon vocal qui mène du chant à la langue. Et dans les reliefs de ce sillon sont apparus, en creux, la mémoire des mots, les traces de la violence coloniale, un remède chanté, l’histoire des lettres et du cosmos. La conception de cette pièce m’a beaucoup interrogé. Notamment sur l’usage du français, ou encore sur ma justesse et légitimité à tenir un micro dans un contexte culturel dont j’étais très ignorante. — Myriam Pruvot
https://www.radiola.be/productions/je-parle-toutes-les-langues-mais-en-arabe
Le samedi 19 mars 2022 à 17h, dans le cadre d’Europalia / Trains & Tracks, Myriam Pruvot proposera une performance dans le train Bruxelles-Malines à partir des voix des annonces de la SNCB. (PD)
Eiko Ishibashi : Drive my car (Newhere Music / Space Shower Music)
Multi-instrumentiste japonaise, proche de Jim O’Rourke, Eiko Ishibashi est connue pour ses compositions très diverses, allant du jazz expérimental à de la pop rêveuse, en passant par des collages sonores. Active depuis 2006, elle a déjà sorti de nombreux albums sur des labels japonais mais aussi occidentaux, comme Drag City. Sa musique pour Drive my car accompagne le film de Ryusuke Hamaguchi. C’est un film lent et rythmé à la fois ; chaque instant a son importance. Il y a de nombreux moments de silence mais les compositions d’Ishibashi ponctuent l’histoire. Elle a écrit deux thèmes principaux, qui reviennent comme leitmotiv, et les a déclinés pour les différents moments du film. « Drive my Car » a un côté assez joyeux et est dominé par le piano et des percussions, mais aussi des nappes de synthétiseur et de bruits d’ambiance selon les versions tandis que « We’ll Live Through the Long, Long Days, and Through the Long Nights » est plus sombre, plus contemplatif, plus dissonant, rappelant les fantômes du passé. C’est un très beau score, qui se prête magnifiquement bien aux images de Hamaguchi. (ASDS)
La critique du film :
Eiko Ishibashi jouera aux Ateliers Claus de Saint-Gilles le Mercredi 1er juin 2022
Une sélection d'Anne-Sophie De Sutter, Nathalie Ronvaux, Geoffrey Briquet, Philippe Delvosalle, Benoit Deuxant et Daniel Mousquet.