Suicide - Cauchemar américain
Sommaire
Suicide : Second Album (1980)
Suicide sort son deuxième album en 1980 sur le label new wave ZE. Ils engagent comme producteur leur ami Rick Ocasek, leader des Cars. Le groupe a entretemps acquis de nouveaux instruments, remplaçant l’orgue Farfisa par un synthétiseur Prophet 5 flambant neuf. La volonté de Michael Zilkha, un des deux propriétaires de la maison de disques, était de sortit un album disco dans la lignée de ceux de Giorgio Moroder, et il présentait « I feel love » de Donna Summer comme modèle. Si le résultat n’est pas exactement dans cette voie, c’est un album plus apaisé et plus sophistiqué que son prédécesseur.
Gene Vincent : Box Set: Complete Capitol And Columbia Recordings
Le phrasé étonnant d’Alan Vega vient avant tout de son intérêt pour le rock’n roll des années 1950, influence étrangement rétro pour un groupe arty et avant-gardiste. Il puise son inspiration dans le rockabilly d’Elvis Presley ou de Gene Vincent. Ces deux musiciens sont devenus, à leur corps défendant, les deux faces du rock n’roll ; Presley représentant la version assagie, rangée, et Vincent la version brute, celle des mauvais garçons vêtus de cuir noir. Quelle que soit la réalité de cette opposition, Gene Vincent sera l’envers d’Elvis, conservant son style « dur » malgré le déclin de son succès.
Question Mark And The Mysterians : 96 Tears Forever
Une autre influence de Suicide est le rock garage des années 1960. Ils reprendront notamment le morceau 96 Tears du groupe Question Mark And The Mysterians. Formé dans le Michigan par des enfants d’immigrés mexicains, le groupe a connu un succès très local, à l’exception de ce morceau qui fut un tube de l’été en 1966. Mené par le chanteur Rudy Martinez, qui se produisait sous le nom de « ? », il mélangeait le rock’n roll, le surf et la pop britannique. L’originalité de son style doit beaucoup au son de l’orgue du claviériste Frank Rodriguez, mis en avant sur la plupart des morceaux.
Iggy Pop & The Stooges : Raw Power
Suicide a souvent cherché la confrontation avec le public, déjà pris à rebrousse-poil par leurs sonorités électroniques, leur look de voyous branchés et leur allure agressive. Alan Vega raconte avoir développé cette attitude après avoir assisté à un concert des Stooges, fasciné par la présence scénique d’Iggy pop. Les performances de Suicide ont régulièrement tourné à l’émeute, comme à Bruxelles en 1978. Documenté sur le disque 23 Minutes in Brussels, on y entend le public, venu voir Elvis Costello dont ils assuraient la première partie, huer le groupe et Vega les insulter jusqu’à ce qu’on lui vole son micro.
Max's Kansas City (1976)
La scène new-yorkaise des années 1960 et 1970 s’est développée autour de lieux mythiques comme le Max’s Kansas City, un restaurant et night-club du sud de la ville. Sa première version attirait avant tout des plasticiens, avant de devenir le quartier général d’Andy Warhol et de son entourage, amenant à sa suite le Velvet Underground et la scène Glam. La seconde, le Max’s Kansas City II, à partir de 1975, est devenue la base de la scène punk. Cette compilation présente quelques-uns des habitués de l’endroit comme Wayne County, Cherry Vanilla, The Brats, Pere Ubu et Suicide.
The Fleshtones : Blast Off (1978)
Compagnons de label de Suicide, chez Red Star, habitués comme eux du Max Kansas City et du CBGB, le groupe garage new-yorkais Fleshtones n’a musicalement pas grand-chose en commun avec eux. Ils partagent toutefois le milieu dans lequel ils évoluent, le Manhattan proto-punk, et une fascination pour le garage et le rockabilly. Leur premier album, Blast Off, est enregistré en 1978 mais sort en 1982 pour des raisons obscures. Il contient une reprise de « Rocket USA » de Suicide, avec Alan Vega en invité, sur lequel les claviers de Martin Rev sont étrangement mais efficacement remplacés par un harmonica.
Craig Leon : Nommos (1982)
Craig Leon est avec Marty Thau, le co-producteur du premier album de Suicide. Actif depuis le début des années 1970, il a contribué à l’émergence de nombreux groupes ou artistes punks et new wave new-yorkais comme Blondie, les Ramones, les Talking Heads, Richard Hell et des dizaines d’autres. En 1981 il a commencé à publier ses propres compositions, inspirées par une exposition de sculptures des Dogons du Mali. Sorti sur le label Takoma, son premier disque s’intitule Nommos, d’après les entités extra-terrestres qui peuplent l’univers mystique des Dogons, et dont il tente d’imaginer la musique.
Ric Ocasek : This Side Of Paradise (1986)
Ami et collaborateur de Martin Rev et Alan Vega, Ric Ocasek est avant tout connu comme leader du groupe The Cars. C’est lui qui produit les deuxième et troisième albums de Suicide et on le crédite comme ayant apporté un nouveau souffle au groupe en leur fournissant de nouveaux instruments, et en leur procurant une certaine sophistication technique et musicale. Il se lance à la même époque dans une carrière solo, où l’on retrouve certains traits communs aux deux démarches. Il partage avec Suicide le goût un peu rétro pour le rockabilly associé à une new wave intégrant les sonorités électroniques.
No New York (1978)
À l’époque où débute Suicide, l’avant-garde musicale de New York n’est déjà plus le punk ni la new wave mais un mouvement radical, en forme de table rase, ironiquement appelé No Wave. Préconisant l’improvisation, les sonorités bruitistes et dissonantes, les groupes qui participent au mouvement rejettent d’un bloc les influences du passé et refusent tout style reconnaissable. En 1978, une compilation produite par Brian Eno, rassemblant des morceaux de DNA, Mars, Teenage Jesus & the Jerks et James Chance & the Contortions, servira de témoignage de cette scène explosive, mais de courte durée.
Teenage Jesus & The Jerks / Beirut Slump : Shut Up And Bleed
Personnage souvent violent et auto-destructeur, Lydia Lunch est une des représentantes les plus radicales de la scène No Wave. Très jeune, elle joue dans plusieurs groupes dont Teenage Jesus & the Jerks, qu’elle fonde avec James Chance, et qui figure sur la compilation No New Wave. Elle croise les membres de Suicide et collabore avec eux à plusieurs reprises. Elle reprend leurs morceaux dont « Frankie Teardrops » et chante en duo avec Alan Vega sur l’album Sniper de ce dernier. Avec Marc Hurtado (du groupe Étant Donnés) autre collaborateur de Vega, elle vient d’entamer une tournée d’hommage à Suicide.
Martin Rev : Martin Rev (1980)
Dans la foulée de leur deuxième album, Alan Vega et Martin Rev entament des carrières solos. Le premier disque de Martin Rev est une poursuite du son de Suicide. Évocation électronique de l’aliénation et de la névrose, ses compositions répétitives et mécaniques participent à l’esthétique industrielle de son époque. Rétrospectivement c’est un bel album de pop expérimentale, brillant et mélodieux, mais le public n’était alors pas prêt pour une techno minimaliste entièrement instrumentale (à l’exception d’un morceau) et ce premier essai solo ne rencontrera que bien plus tard un succès d’estime.
Alan Vega : Alan Vega (1980)
De son côté Alan Vega laisse libre cours, pour son premier album solo, à son amour du rockabilly et réinvente un country- blues spasmodique inspiré de ses héros. Il conserve le dépouillement et le minimalisme de Suicide mais en remplace l’électronique par une instrumentation plus classique : guitare, basse, harmonica, piano etc. Les structures des chansons sont toujours aussi répétitives mais sont construites autour de la voix et des textes de Vega. Porté par le single « Jukebox Babe », le disque aura un assez grand succès, notamment en Europe et particulièrement en France.
Suicide : A Way Of Life (1988)
En dépit de leurs carrières solo respectives, Vega et Rev n’ont jamais mis fin à Suicide et en 1998 ils décident de réenregistrer un album et de le construire comme les précédents, sur base d’improvisations en studio qu’ils réarrangent par la suite avec l’aide de Ric Ocasek, à nouveau engagé comme producteur. Le résultat s’inscrit sans peine dans la succession des deux premiers. L’ambiance y est toujours aussi tourmentée et oppressante, les textes aussi apocalyptiques et désespérés. Mais malgré l’inclusion d’une reprise de « Jukebox Babe », le disque ne décollera pas commercialement.
Alan Vega : Dujang Prang (1995)
Après le troisième album de Suicide, Alan Vega continue sa carrière solo mais en abandonnant l’orchestration rétro de ses premiers disques pour adopter une instrumentation quasi entièrement électronique. L’usage des machines et des boites à rythmes contribue grandement à la nature répétitive et claustrophobique de l’album, et y ajoute une touche dystopique que ses précurseurs plus rétro ne possédaient pas. Il est produit par Vega, accompagné par sa femme Liz Lamere, qui joue les claviers et coécrit une partie des chansons. Ce serait, dit-on, l’album préféré du chanteur lui-même.
Alan Vega, Alex Chilton, Ben Vaughn : Cubist Blues (1996)
En marge de Suicide et de sa carrière solo, Alan Vega aime collaborer avec d’autres musiciens. Cet album en trio a été enregistré en 1996 et publié dans l’indifférence générale malgré la rencontre inattendue qu’il documente. Vega y joue avec Alex Chilton, ex leader du groupe Big Star et Ben Vaughn, inclassable rocker brut. Ce super groupe étrange s’était retrouvé autour d’un amour commun du blues et a réalisé ce disque sur base d’improvisations sans filet, inventant textes et musiques au fur et à mesure. L’association tiendra le temps de deux concerts avant que chacun ne poursuive son chemin.
Mika Vainio, Ilpo Väisänen, Alan Vega : Endless (1998)
Autre collaboration marquante pour Alan Vega, celle entamée en 1998 avec Mika Vainio et Ilpo Väisänen du groupe Pan Sonic. La critique se déchire pour déterminer qui s’est adapté à qui, mais la question est sans doute inutile : le duo complémente les textes de Vega avec une électronique brutale et minimaliste, version ultra-contemporaine (à l’époque) de la musique de Suicide. Chacun reste sur ces positions, les deux finlandais têtes baissées dans leur techno industrielle, et le chanteur hurlant dans son coin, noyé dans la réverb et l’écho. Une deuxième rencontre, Resurrection Rivers, sort en 2005.
Martin Rev : Strangeworld (2000)
La carrière solo de Martin Rev évolue en dents de scie. Son album See Me Riding en 1996 avait divisé la critique avec son hommage au doo-wop et aux girls-groups des années 1950. Sucré jusqu’au mielleux et orchestré comme un disque de Noël, il reste un grand point d’interrogation. Strangeworld, quatre ans plus tard, reprend là où celui-ci s’était arrêté mais clarifie le propos. Les mélodies ont muri, la voix s’est posée et on est ici plus proche de la pop océanique et rêveuse d’un Arthur Russel que du bubblegum. Mais pour les fans de Suicide, ce retour naïf à l’enfance est difficile à digérer.
Spacemen 3 : Playing With Fire (1989)
L’héritage de Suicide est impossible à résumer et plusieurs artistes se réclament de leur influence. Parmi eux le groupe britannique Spacemen 3, formé en 1982 autour du duo Sonic Boom et Jason Pierce, est un bon candidat pour ses compositions minimalistes et hypnotiques. Successivement qualifiée de psychédélique, garage, space rock ou shoegaze, leur musique s’articule autour de drones de guitares traités à la pédale wah wah et de rythmiques répétitives. En 1989, sur leur troisième album, Playing with fire, ils rendent hommage à Alan Vega et Martin Rev avec une chanson intitulée « Suicide ».
Soft Cell : Non Stop Erotic Cabaret (1981)
Parmi les héritiers inattendus de Suicide, il faut citer Soft Cell, le duo de Marc Almond et Dave Ball. Si leurs milieux respectifs sont très différents, et leur image presqu’opposée - les uns mauvais garçons new-yorkais, les autres romantiques et européens – les deux groupes ont en fait beaucoup en commun. Les deux duos sont constitués d’un chanteur et d’un claviériste, et Soft Cell revendique Suicide parmi ses influences principales. Ils ont également en commun le goût des ambiances glauques et urbaines, et ce premier album évoque les coins les plus douteux de Soho dans les années 1980.
Suicide : American Supreme (2002)
En 2002, après dix ans d’absence, Suicide publie son cinquième et dernier album, American Supreme. Encouragés dans ce « grand retour » par le succès des rééditions par le label Mute de leurs disques précédents, le groupe choisi de produire lui-même les onze morceaux qui le composent. Une partie de la critique lui trouvera un côté daté, leur reprochant d’avoir raté l’évolution contemporaine de la musique électronique. D’autres applaudiront la longévité et la pertinence du groupe, célébrant leur refus de se conformer aux structures traditionnelles du genre et aux attentes du public.
Bibliographie:
Kris Needs : Suicide : dream baby dream (2016)
“Multi-instrumentiste” du rock, producteur, D.J… Kris Needs a surtout joué de la plume et du clavier pour publier livres et articles depuis des décennies. Résident à New York au cours des années 1980, il était particulièrement bien placé pour écrire la biographie autorisée de Suicide. Grâce aux interviews d’Alan Vega et de Martin Rev, aux allusions à leurs rencontres et sources d'influence, celle-ci ne fait pas seulement revivre les épisodes les plus marquants du groupe pionnier du punk et de l’électronique, elle devient aussi une fresque passionnante de la vie musicale de la “ville qui ne dort jamais”. (DDL)
Christophe Brault - Rock Garage : fuzz, farfisa & distorsions (2016)
Pour contrer la déferlante des groupes anglais au début des sixties, le rock américain voit l’éclosion de groupes qui s’inspirent des figures de cette british invasion (Beatles en tête), ou qui choisissent d’y résister en développant un son plus sale, plus saturé : le rock garage est né. De ce courant, qui connut son apogée en 1966, Christophe Brault pointe les étapes clés, les précurseurs et les nombreux revivals dans une intro historique synthétique et limpide, étoffée d’une volumineuse discographie, au sein de laquelle figure 96 tears, de Question Mark & The Mysterians - titre repris par Suicide. (DDL).
Christophe Goffette : Iggy Pop : wild and raw (conversations et autres fuckin’ machins)
(2022)
Plus qu’une source d’influence, les Stooges, par leur « carnage sonore » et leur puissance scénique furent un élément déclencheur pour la naissance de Suicide. En huit entretiens, Christophe Goffette tire le portrait de leur charismatique leader, Iggy Pop. Avec son « fuckin » franc parler, mais de manière profonde et sensible, le parrain du punk se confie sur sa carrière, ses collaborations, sa vie privée… En bonus track, une chronologie des aventures soniques de l’iguane : albums studios en solo ou avec les Stooges, sélection d’albums live, de musiques de films et de collaborations diverses. (DDL)
Stéphane Letourneur : The Clash : combattants punks (2012)
Londres 1976. Dans un climat social tendu, 4 jeunes révoltés émergent sur la scène musicale anglaise et vont durant près de 10 ans multiplier les concerts, devenant l’un des groupes majeurs du punk rock. Le livre raconte la jeunesse des membres du groupe, les débuts difficiles, les succès jusqu’à la dissolution en 1985. Entre radicalité politique, textes engagés et intérêt pour d’autres styles musicaux, le quatuor a révolutionné la musique populaire. En 1978, lors d’un concert à l’AB, le groupe était précédé par Suicide qui s’est heurté à un mur d’incompréhension et s’est fait sortir par le public! (CH)
Marky Ramone : Punk rock blitzkrieg : ma vie chez les Ramones (2016)
New-York, 1974, dans le mythique club CBGB, les Ramones jouent leur premier concert. Encore sonné par cette claque musicale, un spectateur nommé Alan Vega vient discuter avec Johnny Ramone, le guitariste et membre fondateur et lui dit : « vous êtes incroyables, c’est ce que j’attendais depuis longtemps ». Johnny prend ce premier fan pour un fou.
Dans cette biographie passionnante, Marky Ramone, qui a été le batteur du groupe, revient sur son parcours chaotique avec les Ramones. Entre musique, excès et relations dysfonctionnelles, c’est une plongée dans un des groupes les plus importants du punk. (FDH)
Garth Risk Hallberg : City on fire (2016)
Nous sommes à New-York, le 31 décembre 1976. Dans la nuit, Samantha Cicciaro, une adolescente de 17 ans, est abattue dans Central Park. Entre ce moment et le black-out de 1977, année de la sortie du premier album de Suicide, une myriade de personnages vont se croiser et voir leurs destins s’entremêler. Autour de la jeune scène punk rock de New-York et au son de cette musique, Garth Risk Hallberg dépeint, sur près de mille pages, des destins, une époque et un tableau incroyablement vivant de cette ville. Le livre a divisé la critique mais l’expérience est puissante et vaut la peine d’être tentée. (FDH)
Michael Imperioli : Wild side (2018)
Nous restons à New-York en 1977 avec Wild Side de Michael Imperioli. L’auteur est connu pour son travail d’acteur dans les films de Martin Scorcese ou Spike Lee mais surtout pour son rôle dans Les Soprano. Nous sommes pourtant loin d’une histoire de Mafia dans ce beau roman d’apprentissage. On y retrouve Matthew, 16 ans, un peu perdu entre une étudiante qui aime un peu trop le danger, un père qui a mis les voiles, une mère dépressive et l’héritage inattendu d’un appartement à Manhattan. Tout va changer pour lui quand il se lie d’amitié avec un voisin très peu recommandable du nom de Lou Reed. (FDH)
Jennifer Egan : Qu'avons-nous fait de nos rêves ? (2012)
Les années 70 furent l’apogée des débuts du punk à New-York mais le temps a passé et les artistes ont vieilli. La fuite des années est au cœur du roman de Jennifer Egan A visit from the goon squad, titre maladroitement traduit en français par Qu’avons-nous fait de nos rêves ? Il est composé de treize courtes histoires où l’on croise des personnages travaillant souvent dans la musique : Bennie, ancien rockeur punk devenu producteur, les autres membres de son groupe les « flaming Dildos » ou son assistante cleptomane Sasha. Ce roman à la structure inventive a reçu le prix Pulitzer en 2011. (FDH)
Une médiagraphie réalisée par Benoit Deuxant pour Point Culture, et par Catherine Hennebert, Daniel de Loneux et François de Hemptinne pour la bibliothèque Hergé
Cet article fait partie du dossier Médiagraphies | 2022-24.
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