Année Chostakovitch
Année Chostakovitch
À l'occasion de l'année Chostakovitch, nous publions un texte consacré à ce compositeur par Jean Salkin (†2000), fondateur de La Médiathèque.
CHOSTAKOVITCH OU L'EXIL INTÉRIEUR
« Dans ma prime jeunesse, j'étais un léniniste convaincu. Je ne trouvais rien de plus beau que l'idée de la révolution mondiale. Depuis, j'ai fait du chemin... »
Andreï Siniavski ()
« Le grand art est une création d'une civilisation éthique... C'est pourquoi nous n'avons pas et ne pouvons avoir de grand art spirituel. Nous pouvons forcer tout le pays à danser des danses folkloriques, faire du patinage artistique ou chanter dans des chorales. Mais nous n'admettrons pas qu'il y ait de grands écrivains du type de Dostoïevski et Tolstoï »
Alexandre Zinoviev ()
« Quelle consolation le talent peut-il trouver au milieu des criminels et des fous ? »
Wilhelm Küchelbecker ()
« Nous avons l'art, afin de ne pas mourir de la vérité »
Friedrich Nietzsche
Chostakovitch est un des grands compositeurs du XXe siècle. Certainement aussi un des plus incompris. Encore un jugement personnel, m'objecterez-vous. Pas plus que celui du critique Ernest Newman qui, suite à la création américaine en 1942 de la 7e Symphonie de Chostakovitch, dite de Leningrad, conseillait à ses lecteurs de chercher l’œuvre sur la carte musicale « Sous 70° de longitude et le dernier degré de platitude » ()
S'il est vrai que cette symphonie fut jouée aux États-Unis quelque soixante fois au cours de l’année suivante pour des raisons essentiellement politiques - son exécution était censée apporter le soutien moral des U.S.A. aux valeureux combattants de Leningrad face aux hordes nazies - la véritable signification de l’œuvre échappa totalement au public de gala présent et passa largement par-dessus la tête des critiques musicaux ()
Nous savons aujourd'hui, par des déclarations ultérieures de Chostakovitch lui-même, qu'il avait pensé en l'écrivant - les premières esquisses datent d'ailleurs de cette époque - aux victimes du pouvoir stalinien lors des purges de 1937-1938 où de nombreux amis personnels du compositeur, citoyens de Leningrad comme lui; le maréchal Toukhatchevski et le metteur en scène Meyerhold, notamment, furent condamnés à mort et exécutés pour haute trahison. Au cours des années soixante, Chostakovitch leva les dernières ambiguïtés concernant cette oeuvre en précisant qu'on écrirait moins de bêtises à son sujet en en faisant précéder toute exécution d'une lecture d'extraits des Psaumes de David de la vengeance :
« ... Ce n'est pas un ennemi qui m'outrage :
je le supporterais,
ce n'est pas celui qui me hait qui me traite de haut :
je me cacherais de lui;
mais c'est toi, un homme de mon rang,
mon compagnon et mon familier... ».
Si Chostakovitch est à ce point incompris, c'est dans la mesure où les spécificités du régime totalitaire soviétique, du stalinisme en particulier, ont longtemps échappé et échappent encore en grande partie à la compréhension du monde occidental.
Si l'on veut véritablement comprendre l'essence de ce régime, ce n'est pas chez Soljenitsyne qu'il faut chercher les réponses. C'est bien davantage dans l'analyse froide et quasi scientifique d'un Zinoviev ou d'un Siniavski que l'on découvrira les racines profondes d'un système qui a non seulement détruit et enchaîné les corps - trente millions selon les dernières estimations - mais qui a été jusqu'à assujettir de manière insidieuse l'âme même de ceux qui l'ont vécu. Écoutez Zinoviev : « Si tu veux savoir ce qu'est le socialisme en tant que type de société spécifique, imagine ce tableau : toutes les limites artificielles (c'est-à-dire, à proprement parler, la civilisation) opposées aux lois sociologiques de l'espèce (la survie, par exemple; NdA) sont détruites; ces lois sociologiques prennent une importance décisive, soumettent tous les autres aspects de l'existence, développent un système adéquat de pouvoir, d'idéologie, de l'art, etc. À partir d'un certain moment, on découvre que “ l'abondance promise" était illusoire, et alors c'est la pénurie des produits et objets de qualité, le niveau artistique et littéraire baisse, les formes spirituelles de l'art sont expulsées par des formes purement mécaniques, sensitives, la littérature périt, le mensonge et la démagogie vous étouffent à chaque pas... Immanquablement, le système oppressif, coercitif, contraignant, renforce sa pression. La hargne et l'énervement généraux deviennent la toile de fond normale de toute existence. Les hommes attendent le pire... (C'est) le règne de la médiocrité, de l'arrivisme, de la cupidité, de la corruption, du je-m'en-foutisme, etc. » ()
À cet aspect théorique, Siniavski apporte son expérience concrète :
« Qu'est-ce qu'un appartement communautaire ? (...) J'ai essayé de démontrer comment une belle idée de départ - en l'occurrence, l'idée d'une vie collective, d'une sorte de phalanstère - s'est transformée en un cauchemar quotidien. Où l'on passe son temps à épier ses voisins, à calculer combien chacun grille d'électricité, à surveiller ses casseroles dans la cuisine commune et à répartir les charges du ménage en fonction du nombre de fois où l'on emprunte le corridor central ! » ()
Chostakovitch a été témoin de ces perversités, il en a été aussi la victime. C'est que sa vie fut à la fois un interminable combat contre une médiocrité ambiante délétère, mais aussi un constat douloureux des coupables faiblesses qu'il pressentait en lui-même et qui l'amenèrent à accepter divers expédients à l'égard du stalinisme. C'est ainsi qu'à plusieurs reprises, pour déjouer les sourdes menaces, il consent d’œuvrer à la gloire du régime et de ses projets pharaoniques (). Mais ensuite, comme saisi par le remords, il ne tarde pas à se cabrer et crier vengeance : contre ceux qui l'espionnent, ceux qui le traquent, ceux qui l'insultent. Contre les apparatchiks sans scrupules, les arrivistes médisants, les collègues sans talent qu'un simple article anonyme dans la Pravda détournent de lui, contre les amis d'hier qui baissent les yeux et changent de trottoir lorsqu'ils l'aperçoivent dans la rue. Enfin, contre ses « tortionnaires » les plus méprisables, ces commissaires gardes-chiourme de la culture qui le dénoncent comme « formaliste », « petit-bourgeois décadent », « vipère lubrique à la solde de l'impérialisme américain » ()
« Ce qui était terrible, a révélé Maxime, le fils de Chostakovitch, lors d'une récente interview, c'est que les gens simples qui lisaient cela, le croyaient. Ainsi, cet été de 1948, les gens jetaient-ils des pierres aux fenêtres de notre maison, près de Leningrad, où mon père travaillait ».
Cette tragédie de tous les jours, Chostakovitch la vit d'autant plus difficilement que, comme tant d'autres, il y avait cru naguère à la Révolution, lorsqu'il composait, à 21 ans, sa 2e Symphonie qui célèbre le 10e anniversaire d'Octobre :
« ... Que chacun soit jeune et hardi au combat !
Que la victoire ait pour nom Octobre !
Octobre annonce l'aube attendue.
Octobre est la libération des siècles révoltés.
Octobre est travail, bonheur et chanson... ».
À l'époque, Chostakovitch est déjà célèbre. Sa 1ère Symphonie, op.10, composée l'année précédente alors qu'il n'avait que 19 ans et étudiait encore au Conservatoire, a fait le tour du monde. C'est une partition qui intègre diverses influences contemporaines (Stravinsky, Prokofiev et Hindemith notamment) sans renoncer aux sources russes post-romantiques. Le tout dans une maîtrise précoce des moyens orchestraux digne d'un Mahler ou d'un Sibelius (). Voici d'emblée un jeune créateur avec lequel il va falloir compter.
Ce climat post-révolutionnaire encore favorable à la création authentique (« nous sommes des révolutionnaires en politique » confiait un jour Grigori Zinoviev () au jeune Prokofiev, « vous l'êtes en musique; nous sommes faits pour nous entendre ») allait très rapidement se dégrader, plus particulièrement après la prise de pouvoir par Staline. En 1929, à l'occasion du nouveau Plan quinquennal, l'Association pour la Musique Contemporaine à la fondation de laquelle Chostakovitch avait présidé se vit préférer l'Association russe des musiciens prolétaires (PAPM), pour être ensuite dissoute l'année suivante. Enfin, en avril 1932, le Comité Central prit la décision de fonder une association officielle unique, au nom révélateur, l'Union des compositeurs et musicologues soviétiques.
Dès lors, nationalisme, chauvinisme et réalisme prolétarien devinrent les mots d'ordre clés. C'en était fini de la création authentique qui allait céder le pas à un fonctionnarisme musical, à la fois gris et ampoulé.
Désormais, chaque oeuvre nouvelle est un combat, le combat d'un créateur contre la société tout entière. Mais les dés étaient pipés, le créateur nécessairement écrasé: pot de terre contre pot de fer. Innombrables les cas d’œuvres à peine achevées que Chostakovitch allait devoir renoncer à publier, donc à faire exécuter.
Je n'ai guère l'espace ici pour retracer en détail cet itinéraire douloureux, ce véritable chemin de croix, qui fut le lot quotidien de cet esprit, somme toute, et hors la mort, indomptable. Ce qu’il me paraît cependant essentiel de souligner, c'est que cet homme, à la fois réservé et chaleureux, perpétuellement tiraillé par les problèmes éthiques que suscite toujours une conscience exigeante, accouche, jour après jour, d’œuvres aux effectifs très diversifiés - depuis le piano solo jusqu'aux plus importants ensembles choraux et orchestraux, en passant par une abondante et remarquable production pour le cinéma - qui, tour à tour, incarnent et parodient ces maux terribles d'un continent à la dérive. S'il donne parfois à représenter jusqu'au « dernier degré de platitude », c'est pour mieux faire comprendre combien nous est rare et précieuse la luciole d'humanité qui vacille encore au creux d'un univers au goût de cendres. Un univers étranger à l'homme, où l'homme est étranger à lui-même : l'exil intérieur.
Or, l'histoire de l'URSS au XXe siècle, l'histoire tragique des pays satellites, doublement colonisés, intérieurement et extérieurement, c'est aussi la moitié de l'histoire de la planète, de notre histoire. C'est pourquoi Chostakovitch ne peut être ignoré et peut prétendre à l'universalité.
Cependant, au-delà des circonstances historiques, c'est bien entendu sa musique qui en constitue la première justification. S'il a souvent pris de grandes libertés à l'égard du langage tonal traditionnel, s'il a même parfois flirté avec la musique sérielle de Berg et Schonberg, Chostakovitch est resté néanmoins fidèle aux formes héritées du passé. Dans ce sens, comme l'a très justement fait remarquer Patrick Szersnovicz (), « c'est un musicien d'avant Debussy : il raconte une histoire, trace un itinéraire, crée des formes de développement dynamiques et évolutives. Sa musique peut donner l'impression d'être en retard sur son époque, alors que, sous beaucoup d'aspects, Chostakovitch se démarque de tous ses contemporains (...) et use d'une langue certes d'obédience tonale, mais puissante, originale et hétérogène, marquée par une intention subjective et expressive et non essentiellement par une exploration “progressiste” du matériau ».
Après la mort de Staline (1953) et l'avènement du printemps khrouchtchévien, Chostakovitch se sentit peu à peu plus libre pour exprimer sans ambiguïté la nature profonde de sa pensée et de ses sentiments.
C'est ainsi qu'avec sa 13e Symphonie, il reviendra aux textes : ici à ceux du jeune poète non-conformiste -aujourd'hui nous dirions « dissident » - Ievgueni Evtouchenko qui, en cinq « dits » d'un réalisme tour à tour tragique, dérisoire ou railleur, décrit la quotidienneté soviétique : le monstrueux héritage antisémite des charniers de la guerre, l'humour exilé, le calvaire de la ménagère soviétique aux prises avec la pénurie endémique, la sourde hantise de parler, « même parler tout seul », l'affolante foire aux vanités carriéristes ().
C'est à double dessein que je privilégie ci-dessus le terme « dits » à celui de « poèmes ». D'abord parce qu'au Moyen Âge le dit est une pièce brève traitant d'un sujet familier ou d'actualité : c'est précisément le cas de ces descriptions sans complaisance. Ensuite, parce qu'un des aspects essentiels du génie chostakovien, c'est sa manière très personnelle de faire « coller » la musique au texte, ce que l'on qualifie savamment de « rhétorique ». Il s'agit tout simplement de sa technique spécifique de mise en oeuvre de moyens musicaux au service de cette langue magnifique, goulue et chatoyante, qui, de surcroît, représente pour lui l'âme profonde de sa terre natale.
Ici Schostakovitch est l'héritier direct de l'instable mais génial Moussorgski du Boris Godounov et des Chants et danses de la Mort. Tous deux parlent vrai; tous deux soulignent et ponctuent; et par les subtiles inflexions des lignes et des timbres, réussissent à enrichir les textes de significations jusqu'alors insoupçonnées.
C'est ainsi que la musique de Chostakovitch apporte à ces écrits qui, sur le papier et hors d'un contexte vécu, pourraient paraître étrangers à nos préoccupations d'occidental libre et cossu, une charge affective irrésistible. Comme les meilleures oeuvres polyphoniques pré-renaissantes réussissaient à le faire à l'égard du royaume de Dieu, cette musique traduit pour nous l'indicible, c'est-à-dire la réalité d'un autre monde, un monde que nous ne connaissons pas et ne pouvons connaître - l'enfer stalinien - si ce n'est de manière tout intuitive par l'expérience transcendante de l’œuvre d'art.
Avec la 14e Symphonie, Chostakovitch nous livre l'ultime expérience transcendantale : celle de la mort. Écrite pour soprano, basse et orchestre de chambre en 1969, l’œuvre fait appel, cette fois, aux plus grands poètes de notre temps : Lorca, Apollinaire et Rilke; comme pour signifier l'universalité de la mort. « Aucun sentiment de paix, de félicité ou d'achèvement dans la mort n'est admis. Pour lui, tout débouche sur le néant, le vide, l'absence » ()
« La mort est grande.
Nous sommes à elle,
la bouche riante.
Lorsque nous nous croyons au cœur de la vie
elle ose pleurer
dans notre sein » ()
Depuis 1958 lorsque apparurent les premiers symptômes d'une maladie chronique de la moelle épinière, Chostakovitch se confiait volontiers à ses proches : « la mort rôde autour de moi, elle m'enlève mes amis les plus chers, mes collègues de jeunesse, les uns après les autres » ()
En 1966, il fera un premier infarctus; en 1971 un second. Dans l'entre-temps, la paralysie atteint ses jambes ainsi que sa main droite. Depuis longtemps déjà, il a été contraint d'abandonner le piano dont il avait toujours été un remarquable virtuose.
Maintes fois hospitalisé, Chostakovitch s'éteint le 9 août 1975 à 18h30.
Mais ce chapitre n'est pas clos pour autant. Je voudrais encore vous parler d'un aspect de l’œuvre de Chostakovitch particulièrement émouvant : les quatuors à cordes, les « Voces Intimae » du compositeur. Si les quinze symphonies s'échelonnent d'une manière relativement égale tout au long de son activité créatrice, ses quinze quatuors relèvent tous de la deuxième partie de sa vie. C'est comme s'il avait décidé de choisir cette forme pour exprimer et résumer l'ensemble de son expérience tragique. Il s'agit d'un véritable monument philosophique, traduit en termes sonores, dans la forme la plus épurée que le génie occidental ait pu concevoir.
Je vous ai dit quelques mots au chapitre précédent de l'originalité et de la puissance dionysiaque des quatuors de Bartók. Cela n'enlève rien à la grandeur de ceux de Chostakovitch. Lorsque la musicologie contemporaine établit la filière entre les derniers quatuors de Beethoven et ceux de Bartók, elle raisonne d'un point de vue purement formel. Sur ce plan, l'apport du grand compositeur hongrois est incontestable. Par contre, sur le plan expressif, ce sont les quatuors de Chostakovitch qui me paraissent les plus proches spirituellement des derniers quatuors de Beethoven. S'il s'agit une fois encore d'un sentiment personnel fondé davantage sur l'affectivité que sur des données formelles, dois-je pour autant en nier l'évidence et renoncer à en rechercher les raisons profondes ?
Pourquoi les sourds ont-ils tant de mal à s'adapter à leur handicap alors que les aveugles semblent s'intégrer au monde qui les entoure de manière moins problématique ? Je me suis souvent posé la question car, étant à la fois voyant et entendant, j'ai toujours imaginé que la vue était plus importante que l'ouïe (ce qui est plutôt paradoxal pour quelqu'un essentiellement axé sur la musique). C'est que ces deux sens sont de nature différente. La vue est un sens ponctuel, dont l'exercice dépend étroitement de la volonté du sujet. Pour voir, il faut que le cerveau commande: il faut d'abord ouvrir les yeux, ensuite fixer un objet donné et non un autre. Il s'agit bien d'un acte de volonté individuelle. Dans ce sens, la vue est un sens personnel. Par contre, l'ouïe permet un regard à 360°. Elle est un sens circulaire qui plonge le sujet entièrement dans son milieu. Grâce à l'ouïe, je sais tout ce qui se passe autour de moi, même derrière moi, même au lointain. Par l'ouïe, j'appréhende tout entière la pièce où je me situe, j'entends les bruits de la rue, de la ville; j'appréhende la rumeur du monde.
L'ouïe, c'est le sens social. C'est par elle que l'individu est relié au monde, sans effort particulier de sa volonté : j'entends, donc je suis. Sans doute, être privé de la vue, de l'exercice d'un sens individuel est-il pénible et dramatique. Mais être privé du sens social, du sens de l'appartenance, c'est une tragédie insupportable. À la longue, cela se paie. Cela se paie par l'exil au monde; l'exil intérieur.
Voilà, me semble-il, la parenté spirituelle profonde qui relie, par dessus plusieurs générations, les quatuors de Chostakovitch aux derniers quatuors de Beethoven. La tragédie de l'un est aussi celle de l'autre, l'un et l'autre sont des exilés intérieurs, Beethoven par la surdité, Chostakovitch par le rejet et le mépris social qu'il a endurés.
Solitudes. Solitudes effroyables. Solitudes suicidaires. Si ni Beethoven ni Chostakovitch n'ont attenté volontairement à leurs jours - il semble que ce soit moins sûr pour ce dernier - je suis persuadé qu'ils se sont laissé mourir à petit feu, par ce désespoir, commun dénominateur des maux qui ont fini par les ronger tout entiers.
Oui, tous les hommes sont frères. Et tout d'abord, dans la solitude.
Jean Salkin
Notes
À l'occasion de l'année Chostakovitch, nous publions un texte consacré à ce compositeur par Jean Salkin (†2000), fondateur de La Médiathèque.
CHOSTAKOVITCH OU L'EXIL INTÉRIEUR
« Dans ma prime jeunesse, j'étais un léniniste convaincu. Je ne trouvais rien de plus beau que l'idée de la révolution mondiale. Depuis, j'ai fait du chemin... »
Andreï Siniavski ()
« Le grand art est une création d'une civilisation éthique... C'est pourquoi nous n'avons pas et ne pouvons avoir de grand art spirituel. Nous pouvons forcer tout le pays à danser des danses folkloriques, faire du patinage artistique ou chanter dans des chorales. Mais nous n'admettrons pas qu'il y ait de grands écrivains du type de Dostoïevski et Tolstoï »
Alexandre Zinoviev ()
« Quelle consolation le talent peut-il trouver au milieu des criminels et des fous ? »
Wilhelm Küchelbecker ()
« Nous avons l'art, afin de ne pas mourir de la vérité »
Friedrich Nietzsche
Chostakovitch est un des grands compositeurs du XXe siècle. Certainement aussi un des plus incompris. Encore un jugement personnel, m'objecterez-vous. Pas plus que celui du critique Ernest Newman qui, suite à la création américaine en 1942 de la 7e Symphonie de Chostakovitch, dite de Leningrad, conseillait à ses lecteurs de chercher l’œuvre sur la carte musicale « Sous 70° de longitude et le dernier degré de platitude » ()
S'il est vrai que cette symphonie fut jouée aux États-Unis quelque soixante fois au cours de l’année suivante pour des raisons essentiellement politiques - son exécution était censée apporter le soutien moral des U.S.A. aux valeureux combattants de Leningrad face aux hordes nazies - la véritable signification de l’œuvre échappa totalement au public de gala présent et passa largement par-dessus la tête des critiques musicaux ()
Nous savons aujourd'hui, par des déclarations ultérieures de Chostakovitch lui-même, qu'il avait pensé en l'écrivant - les premières esquisses datent d'ailleurs de cette époque - aux victimes du pouvoir stalinien lors des purges de 1937-1938 où de nombreux amis personnels du compositeur, citoyens de Leningrad comme lui; le maréchal Toukhatchevski et le metteur en scène Meyerhold, notamment, furent condamnés à mort et exécutés pour haute trahison. Au cours des années soixante, Chostakovitch leva les dernières ambiguïtés concernant cette oeuvre en précisant qu'on écrirait moins de bêtises à son sujet en en faisant précéder toute exécution d'une lecture d'extraits des Psaumes de David de la vengeance :
« ... Ce n'est pas un ennemi qui m'outrage :
je le supporterais,
ce n'est pas celui qui me hait qui me traite de haut :
je me cacherais de lui;
mais c'est toi, un homme de mon rang,
mon compagnon et mon familier... ».
Si Chostakovitch est à ce point incompris, c'est dans la mesure où les spécificités du régime totalitaire soviétique, du stalinisme en particulier, ont longtemps échappé et échappent encore en grande partie à la compréhension du monde occidental.
Si l'on veut véritablement comprendre l'essence de ce régime, ce n'est pas chez Soljenitsyne qu'il faut chercher les réponses. C'est bien davantage dans l'analyse froide et quasi scientifique d'un Zinoviev ou d'un Siniavski que l'on découvrira les racines profondes d'un système qui a non seulement détruit et enchaîné les corps - trente millions selon les dernières estimations - mais qui a été jusqu'à assujettir de manière insidieuse l'âme même de ceux qui l'ont vécu. Écoutez Zinoviev : « Si tu veux savoir ce qu'est le socialisme en tant que type de société spécifique, imagine ce tableau : toutes les limites artificielles (c'est-à-dire, à proprement parler, la civilisation) opposées aux lois sociologiques de l'espèce (la survie, par exemple; NdA) sont détruites; ces lois sociologiques prennent une importance décisive, soumettent tous les autres aspects de l'existence, développent un système adéquat de pouvoir, d'idéologie, de l'art, etc. À partir d'un certain moment, on découvre que “ l'abondance promise" était illusoire, et alors c'est la pénurie des produits et objets de qualité, le niveau artistique et littéraire baisse, les formes spirituelles de l'art sont expulsées par des formes purement mécaniques, sensitives, la littérature périt, le mensonge et la démagogie vous étouffent à chaque pas... Immanquablement, le système oppressif, coercitif, contraignant, renforce sa pression. La hargne et l'énervement généraux deviennent la toile de fond normale de toute existence. Les hommes attendent le pire... (C'est) le règne de la médiocrité, de l'arrivisme, de la cupidité, de la corruption, du je-m'en-foutisme, etc. » ()
À cet aspect théorique, Siniavski apporte son expérience concrète :
« Qu'est-ce qu'un appartement communautaire ? (...) J'ai essayé de démontrer comment une belle idée de départ - en l'occurrence, l'idée d'une vie collective, d'une sorte de phalanstère - s'est transformée en un cauchemar quotidien. Où l'on passe son temps à épier ses voisins, à calculer combien chacun grille d'électricité, à surveiller ses casseroles dans la cuisine commune et à répartir les charges du ménage en fonction du nombre de fois où l'on emprunte le corridor central ! » ()
Chostakovitch a été témoin de ces perversités, il en a été aussi la victime. C'est que sa vie fut à la fois un interminable combat contre une médiocrité ambiante délétère, mais aussi un constat douloureux des coupables faiblesses qu'il pressentait en lui-même et qui l'amenèrent à accepter divers expédients à l'égard du stalinisme. C'est ainsi qu'à plusieurs reprises, pour déjouer les sourdes menaces, il consent d’œuvrer à la gloire du régime et de ses projets pharaoniques (). Mais ensuite, comme saisi par le remords, il ne tarde pas à se cabrer et crier vengeance : contre ceux qui l'espionnent, ceux qui le traquent, ceux qui l'insultent. Contre les apparatchiks sans scrupules, les arrivistes médisants, les collègues sans talent qu'un simple article anonyme dans la Pravda détournent de lui, contre les amis d'hier qui baissent les yeux et changent de trottoir lorsqu'ils l'aperçoivent dans la rue. Enfin, contre ses « tortionnaires » les plus méprisables, ces commissaires gardes-chiourme de la culture qui le dénoncent comme « formaliste », « petit-bourgeois décadent », « vipère lubrique à la solde de l'impérialisme américain » ()
« Ce qui était terrible, a révélé Maxime, le fils de Chostakovitch, lors d'une récente interview, c'est que les gens simples qui lisaient cela, le croyaient. Ainsi, cet été de 1948, les gens jetaient-ils des pierres aux fenêtres de notre maison, près de Leningrad, où mon père travaillait ».
Cette tragédie de tous les jours, Chostakovitch la vit d'autant plus difficilement que, comme tant d'autres, il y avait cru naguère à la Révolution, lorsqu'il composait, à 21 ans, sa 2e Symphonie qui célèbre le 10e anniversaire d'Octobre :
« ... Que chacun soit jeune et hardi au combat !
Que la victoire ait pour nom Octobre !
Octobre annonce l'aube attendue.
Octobre est la libération des siècles révoltés.
Octobre est travail, bonheur et chanson... ».
À l'époque, Chostakovitch est déjà célèbre. Sa 1ère Symphonie, op.10, composée l'année précédente alors qu'il n'avait que 19 ans et étudiait encore au Conservatoire, a fait le tour du monde. C'est une partition qui intègre diverses influences contemporaines (Stravinsky, Prokofiev et Hindemith notamment) sans renoncer aux sources russes post-romantiques. Le tout dans une maîtrise précoce des moyens orchestraux digne d'un Mahler ou d'un Sibelius (). Voici d'emblée un jeune créateur avec lequel il va falloir compter.
Ce climat post-révolutionnaire encore favorable à la création authentique (« nous sommes des révolutionnaires en politique » confiait un jour Grigori Zinoviev () au jeune Prokofiev, « vous l'êtes en musique; nous sommes faits pour nous entendre ») allait très rapidement se dégrader, plus particulièrement après la prise de pouvoir par Staline. En 1929, à l'occasion du nouveau Plan quinquennal, l'Association pour la Musique Contemporaine à la fondation de laquelle Chostakovitch avait présidé se vit préférer l'Association russe des musiciens prolétaires (PAPM), pour être ensuite dissoute l'année suivante. Enfin, en avril 1932, le Comité Central prit la décision de fonder une association officielle unique, au nom révélateur, l'Union des compositeurs et musicologues soviétiques.
Dès lors, nationalisme, chauvinisme et réalisme prolétarien devinrent les mots d'ordre clés. C'en était fini de la création authentique qui allait céder le pas à un fonctionnarisme musical, à la fois gris et ampoulé.
Désormais, chaque oeuvre nouvelle est un combat, le combat d'un créateur contre la société tout entière. Mais les dés étaient pipés, le créateur nécessairement écrasé: pot de terre contre pot de fer. Innombrables les cas d’œuvres à peine achevées que Chostakovitch allait devoir renoncer à publier, donc à faire exécuter.
Je n'ai guère l'espace ici pour retracer en détail cet itinéraire douloureux, ce véritable chemin de croix, qui fut le lot quotidien de cet esprit, somme toute, et hors la mort, indomptable. Ce qu’il me paraît cependant essentiel de souligner, c'est que cet homme, à la fois réservé et chaleureux, perpétuellement tiraillé par les problèmes éthiques que suscite toujours une conscience exigeante, accouche, jour après jour, d’œuvres aux effectifs très diversifiés - depuis le piano solo jusqu'aux plus importants ensembles choraux et orchestraux, en passant par une abondante et remarquable production pour le cinéma - qui, tour à tour, incarnent et parodient ces maux terribles d'un continent à la dérive. S'il donne parfois à représenter jusqu'au « dernier degré de platitude », c'est pour mieux faire comprendre combien nous est rare et précieuse la luciole d'humanité qui vacille encore au creux d'un univers au goût de cendres. Un univers étranger à l'homme, où l'homme est étranger à lui-même : l'exil intérieur.
Or, l'histoire de l'URSS au XXe siècle, l'histoire tragique des pays satellites, doublement colonisés, intérieurement et extérieurement, c'est aussi la moitié de l'histoire de la planète, de notre histoire. C'est pourquoi Chostakovitch ne peut être ignoré et peut prétendre à l'universalité.
Cependant, au-delà des circonstances historiques, c'est bien entendu sa musique qui en constitue la première justification. S'il a souvent pris de grandes libertés à l'égard du langage tonal traditionnel, s'il a même parfois flirté avec la musique sérielle de Berg et Schonberg, Chostakovitch est resté néanmoins fidèle aux formes héritées du passé. Dans ce sens, comme l'a très justement fait remarquer Patrick Szersnovicz (), « c'est un musicien d'avant Debussy : il raconte une histoire, trace un itinéraire, crée des formes de développement dynamiques et évolutives. Sa musique peut donner l'impression d'être en retard sur son époque, alors que, sous beaucoup d'aspects, Chostakovitch se démarque de tous ses contemporains (...) et use d'une langue certes d'obédience tonale, mais puissante, originale et hétérogène, marquée par une intention subjective et expressive et non essentiellement par une exploration “progressiste” du matériau ».
Après la mort de Staline (1953) et l'avènement du printemps khrouchtchévien, Chostakovitch se sentit peu à peu plus libre pour exprimer sans ambiguïté la nature profonde de sa pensée et de ses sentiments.
C'est ainsi qu'avec sa 13e Symphonie, il reviendra aux textes : ici à ceux du jeune poète non-conformiste -aujourd'hui nous dirions « dissident » - Ievgueni Evtouchenko qui, en cinq « dits » d'un réalisme tour à tour tragique, dérisoire ou railleur, décrit la quotidienneté soviétique : le monstrueux héritage antisémite des charniers de la guerre, l'humour exilé, le calvaire de la ménagère soviétique aux prises avec la pénurie endémique, la sourde hantise de parler, « même parler tout seul », l'affolante foire aux vanités carriéristes ().
C'est à double dessein que je privilégie ci-dessus le terme « dits » à celui de « poèmes ». D'abord parce qu'au Moyen Âge le dit est une pièce brève traitant d'un sujet familier ou d'actualité : c'est précisément le cas de ces descriptions sans complaisance. Ensuite, parce qu'un des aspects essentiels du génie chostakovien, c'est sa manière très personnelle de faire « coller » la musique au texte, ce que l'on qualifie savamment de « rhétorique ». Il s'agit tout simplement de sa technique spécifique de mise en oeuvre de moyens musicaux au service de cette langue magnifique, goulue et chatoyante, qui, de surcroît, représente pour lui l'âme profonde de sa terre natale.
Ici Schostakovitch est l'héritier direct de l'instable mais génial Moussorgski du Boris Godounov et des Chants et danses de la Mort. Tous deux parlent vrai; tous deux soulignent et ponctuent; et par les subtiles inflexions des lignes et des timbres, réussissent à enrichir les textes de significations jusqu'alors insoupçonnées.
C'est ainsi que la musique de Chostakovitch apporte à ces écrits qui, sur le papier et hors d'un contexte vécu, pourraient paraître étrangers à nos préoccupations d'occidental libre et cossu, une charge affective irrésistible. Comme les meilleures oeuvres polyphoniques pré-renaissantes réussissaient à le faire à l'égard du royaume de Dieu, cette musique traduit pour nous l'indicible, c'est-à-dire la réalité d'un autre monde, un monde que nous ne connaissons pas et ne pouvons connaître - l'enfer stalinien - si ce n'est de manière tout intuitive par l'expérience transcendante de l’œuvre d'art.
Avec la 14e Symphonie, Chostakovitch nous livre l'ultime expérience transcendantale : celle de la mort. Écrite pour soprano, basse et orchestre de chambre en 1969, l’œuvre fait appel, cette fois, aux plus grands poètes de notre temps : Lorca, Apollinaire et Rilke; comme pour signifier l'universalité de la mort. « Aucun sentiment de paix, de félicité ou d'achèvement dans la mort n'est admis. Pour lui, tout débouche sur le néant, le vide, l'absence » ()
« La mort est grande.
Nous sommes à elle,
la bouche riante.
Lorsque nous nous croyons au cœur de la vie
elle ose pleurer
dans notre sein » ()
Depuis 1958 lorsque apparurent les premiers symptômes d'une maladie chronique de la moelle épinière, Chostakovitch se confiait volontiers à ses proches : « la mort rôde autour de moi, elle m'enlève mes amis les plus chers, mes collègues de jeunesse, les uns après les autres » ()
En 1966, il fera un premier infarctus; en 1971 un second. Dans l'entre-temps, la paralysie atteint ses jambes ainsi que sa main droite. Depuis longtemps déjà, il a été contraint d'abandonner le piano dont il avait toujours été un remarquable virtuose.
Maintes fois hospitalisé, Chostakovitch s'éteint le 9 août 1975 à 18h30.
Mais ce chapitre n'est pas clos pour autant. Je voudrais encore vous parler d'un aspect de l’œuvre de Chostakovitch particulièrement émouvant : les quatuors à cordes, les « Voces Intimae » du compositeur. Si les quinze symphonies s'échelonnent d'une manière relativement égale tout au long de son activité créatrice, ses quinze quatuors relèvent tous de la deuxième partie de sa vie. C'est comme s'il avait décidé de choisir cette forme pour exprimer et résumer l'ensemble de son expérience tragique. Il s'agit d'un véritable monument philosophique, traduit en termes sonores, dans la forme la plus épurée que le génie occidental ait pu concevoir.
Je vous ai dit quelques mots au chapitre précédent de l'originalité et de la puissance dionysiaque des quatuors de Bartók. Cela n'enlève rien à la grandeur de ceux de Chostakovitch. Lorsque la musicologie contemporaine établit la filière entre les derniers quatuors de Beethoven et ceux de Bartók, elle raisonne d'un point de vue purement formel. Sur ce plan, l'apport du grand compositeur hongrois est incontestable. Par contre, sur le plan expressif, ce sont les quatuors de Chostakovitch qui me paraissent les plus proches spirituellement des derniers quatuors de Beethoven. S'il s'agit une fois encore d'un sentiment personnel fondé davantage sur l'affectivité que sur des données formelles, dois-je pour autant en nier l'évidence et renoncer à en rechercher les raisons profondes ?
Pourquoi les sourds ont-ils tant de mal à s'adapter à leur handicap alors que les aveugles semblent s'intégrer au monde qui les entoure de manière moins problématique ? Je me suis souvent posé la question car, étant à la fois voyant et entendant, j'ai toujours imaginé que la vue était plus importante que l'ouïe (ce qui est plutôt paradoxal pour quelqu'un essentiellement axé sur la musique). C'est que ces deux sens sont de nature différente. La vue est un sens ponctuel, dont l'exercice dépend étroitement de la volonté du sujet. Pour voir, il faut que le cerveau commande: il faut d'abord ouvrir les yeux, ensuite fixer un objet donné et non un autre. Il s'agit bien d'un acte de volonté individuelle. Dans ce sens, la vue est un sens personnel. Par contre, l'ouïe permet un regard à 360°. Elle est un sens circulaire qui plonge le sujet entièrement dans son milieu. Grâce à l'ouïe, je sais tout ce qui se passe autour de moi, même derrière moi, même au lointain. Par l'ouïe, j'appréhende tout entière la pièce où je me situe, j'entends les bruits de la rue, de la ville; j'appréhende la rumeur du monde.
L'ouïe, c'est le sens social. C'est par elle que l'individu est relié au monde, sans effort particulier de sa volonté : j'entends, donc je suis. Sans doute, être privé de la vue, de l'exercice d'un sens individuel est-il pénible et dramatique. Mais être privé du sens social, du sens de l'appartenance, c'est une tragédie insupportable. À la longue, cela se paie. Cela se paie par l'exil au monde; l'exil intérieur.
Voilà, me semble-il, la parenté spirituelle profonde qui relie, par dessus plusieurs générations, les quatuors de Chostakovitch aux derniers quatuors de Beethoven. La tragédie de l'un est aussi celle de l'autre, l'un et l'autre sont des exilés intérieurs, Beethoven par la surdité, Chostakovitch par le rejet et le mépris social qu'il a endurés.
Solitudes. Solitudes effroyables. Solitudes suicidaires. Si ni Beethoven ni Chostakovitch n'ont attenté volontairement à leurs jours - il semble que ce soit moins sûr pour ce dernier - je suis persuadé qu'ils se sont laissé mourir à petit feu, par ce désespoir, commun dénominateur des maux qui ont fini par les ronger tout entiers.
Oui, tous les hommes sont frères. Et tout d'abord, dans la solitude.
Jean Salkin