Elisabeth Lutyens
Elisabeth Lutyens (1906 - 1983)
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Née en 1906, Elisabeth Lutyens a vécu à Londres une enfance peu banale : son père est un architecte célèbre et sa mère, aristocrate, est proche du mouvement théosophique. Elisabeth peut ainsi côtoyer l’écrivain et philosophe Krishnamurti qui était ami de la famille et logeait même chez eux. C’est toutefois en complète rupture avec ce terreau familiale qu’elle a, très tôt, envisagé une carrière de compositrice. A l’âge de seize ans, elle suit les cours de l’Ecole Normale de Musique de Paris avant d’accompagner sa mère en Inde. A son retour, elle se perfectionne auprès du compositeur John Foulds et fréquente ensuite les cours d’Harold Drake au Royal Music College de Londres.
Elisabeth Lutyens va relever un triple défi : faire accepter la musique sérielle en Angleterre, en imposer une compréhension personnelle et surtout se faire légitimer en tant que femme dans le domaine d’une musique contemporaine très connotée masculine. Les langages abstraits, expressionnistes, bruitistes, sériels ont en effet leurs bataillons de combat où la féminité, supposée romantique et rétrograde, n’a guère sa place. S’il est vrai qu’Elisabeth Lutyens rejette le sérialisme pur et dur, c’est plutôt par la palette impressionniste qu’elle cherchera à réchauffer la rigueur de ce nouveau langage musical. Elle puise ses ingrédients chez Purcell et Debussy et non chez les postromantiques dont elle apprécie peu le pathos. En refusant de pratiquer la tabula rasa, elle ouvre les portes non seulement du passé mais aussi d’un futur qui ne le lui rendra guère, vu l’oubli où elle est tombée aujourd’hui.
Avec trente ans d’avance, elle cultive une liberté que lui envieraient les post-modernes, aussi bien dans ses compositions que dans la manière de comprendre, transmettre et enseigner la musique. Elle réalise surtout que le véritable espace de liberté se trouve ailleurs que sur les sentiers académiques. La radio et le cinéma lui offrent un terrain d’expérience qu’elle mettra à profit dans ses œuvres lyriques. D’un autre côté, elle introduit le langage sériel au cinéma, bien avant Jerry Goldsmith ou Leonard Rosenman. De 1950 à 1970, le son des films d’horreur et fantastiques de la Hammer Production portera l’empreinte d’Elisabeth Lutyens. Ici encore, elle parvient à s’imposer dans une chasse gardée masculine.
Photo: www.oboeclassics.com
Si le dodécaphonisme veut insuffler un nouveau dynamisme, la tentation d’aller plus loin vers la micro tonalité est dans l’air du temps. Des compositeurs comme Cage, Scelsi, Messiaen ou Partch revendiquent ouvertement l’influence des musiques orientales. Sans se réclamer d’une culture indienne qui, depuis l’enfance, lui est familière, Elisabeth Lutyens cherchera à nuancer le système dodécaphonique avec sa propre échelle qui comporte parfois quatorze tons. Jamais, cependant, elle ne s’affirmera comme compositrice dodécaphonique, le langage sériel n’exigeant nullement, selon elle, l’utilisation des douze notes. Son Concerto de Chambre N°1 (1939) n’en demeure pas moins l’œuvre ambassadrice en Grande-Bretagne du sérialisme wébernien. Si l’œuvre fait figure de météorite dans le paysage musical anglais, elle fait aussi exception dans les premières heures de son répertoire. Après avoir essayé le chromatisme (2ème Quatuor à Corde), l’expressionnisme romantique (3 préludes symphoniques) et même le néo-classicisme (concertos pour cor et pour basson), elle renouera, après la guerre seulement, avec la technique sérielle qu’elle maîtrise alors parfaitement (O Saisons, O Châteaux ! d’après Rimbaud). Son « Motet » (sur le texte de Tractatus Logico-Philosophicus de Wittgenstein), composé en 1946, demeure l’œuvre la plus proche de Webern.
Peu réceptif au langage dodécaphonique, pratiqué de surcroit par une femme, le public anglais des années cinquante en vient presque à taxer Elisabeth Lutyens d’immoralité (ses propres termes). Des œuvres composées à la même époque comme l’opéra de chambre Infidelio 1954 ou sa cantate De Amore 1957 devront même attendre les années 70 pour être représentées. Par la suite, un climat d’ouverture s’installe et Elisabeth Lutyens continue d’explorer toutes les ressource de la rhétorique musicale, sachant approcher le lyrisme tantôt avec objectivité tantôt avec un sens très raffiné de l’évocation atmosphérique. The Valley of Hatsu-se (1965), sur des poèmes japonais, montre un travail tout en finesse autour du texte. C’est aussi l’œuvre fanal d’un période marquée par une fluidité impressionniste. A partir de là, Lutyens se tourne vers des formules plus contrastée, plus lapidaires (And Suddenly it’s Evening 1966) pour s’orienter ensuite vers un langage primitif (Counting your Steps 1972). Elle parcourt, en sens inverse, le chemin de Stravinsky dont, par ailleurs, l’admiration et le soutien déclaré lui ouvriront les portes de la reconnaissance publique.
Elisabeth Lutyens rejette le prévisible ; elle a en horreur toute forme de cadence, ce retour obligé à la tonique qui, selon elle, éloigne de l’expression authentique. Elle trouvera dans la musique sérielle le moyen de déjouer cette fatalité. Elle aura tout autant refusé la destinée que lui assignait l’héritage familial et surtout celle que lui préparait le simple fait d’être une femme. Devenir compositrice, c’est se frayer un chemin de liberté à travers toutes les prédestinations. Y compris celle des classes, ce qui l’amènera à se définir politiquement comme communiste. Sans pour autant s’engager de manière organisée dans un combat féministe, elle se montrera très réactive à la moindre inégalité de traitement, explicite ou implicite, entre hommes et femmes. D’une logique sans concession, elle n’hésite pas à débusquer les incohérences en confrontant les susceptibilités. Lorsque, par exemple, le journaliste de la BBC Russell Harty voudra parler d’elle comme d’une « lady composer », elle menacera de le qualifier publiquement d’interviewer homosexuel. Les médias n’en retiendront que l’aspect homophobe.
Elisabeth Lutyens avouera avoir compris sa vocation musicale en entendant la Marseillaise.
Jacques Ledune