Florian Schneider, the Robot était humain
Florian Schneider - Un an après (1947 - 2020)
Sommaire
Les débuts
Années 1970. C’était un temps où l’Allemagne se technicisait. C’était un temps où l’Allemagne s’électronisait.
Düsseldorf a mené sa reconstruction sur un rythme effréné en se redéployant tout d’abord vers les usines, puis vers les services et les hautes technologies. Sa transformation économique a guidé sa croissance pour en faire une des villes les plus importantes de la RFA.
La scène musicale est en ébullition et les jeunes groupes allemands sont attirés par la musique minimaliste et psychédélique. Stockhausen, le rock, le free jazz et les progrès technologiques adaptés à la musique inspirent des musiciens et des groupes comme Can, Tangerine Dream et Klaus Schulze. Baignés de cette mouvance musicale, appelée Krautrock, deux étudiants du conservatoire partagent leur goût pour la musique expérimentale et électronique. Florian Schneider-Esleben joue de la flûte et Ralf Hütter des claviers. Ils tentent leurs premières expérimentations au sein du groupe Organisation et jouent dans les universités et les galeries d’art. Les ventes de leur unique album sont trop faibles et ils décident de fonder Kraftwerk.
Au début de la décennie, le duo sort trois albums dans un anonymat certain : Kraftwerk (1970), Kraftwerk II (1971) et Ralf und Florian (1973), en phase avec la musique de l’époque : expérimentale, hypnotique, rythmique et planante. Le morceau « Kling Klang », dont le nom sera utilisé pour leur label et leur futur studio, est représentatif du travail réalisé durant cette période de Kraftwerk.
Kling Klang – 1971
1974 – Autobahn
C’est à partir de leur quatrième album, Autobahn, que débute leur mutation : l’instrumentation y est majoritairement électronique.
Occupant toute la face A du vinyle, le titre « Autobahn » reproduit l’ambiance hypnotique et monotone d’un long voyage autoroutier. La bande son, telle une bande de bitume interminable, passe d’un thème de quelques notes sur lequel roulent les mots « Wir fahr’n fahr’n fahr’n auf der Autobahn » à des passages plus longs et répétitifs, déclinés en plusieurs rythmes et tonalités, avec des passages plus expérimentaux. Le matériel musical et les synthétiseurs de l’époque ne permettent pas de grandes prouesses ; inversement, les limites qu’il impose permet à ces musiciens de développer une grande créativité. Parfois, quand on ne dispose pas de tout, on cherche davantage, on devient plus imaginatif. La version courte de ce morceau lancera Kraftwerk en Grande-Bretagne et aux États-Unis.
La deuxième face comporte les deux « Kometenmelodie », plus courts, aux mélodies simples, qui auraient pu inspirer plus tard certaines musiques d’OMD, Fad Gadget ou Gary Numan. Enfin, les deux derniers titres, plus planants et expérimentaux, rappellent leur travail précédent – le dernier nous permet encore d’entendre Florian Schneider à la flûte.
Autobahn (live) – 2004
1975 – Radioactivity
Un an après le précédent album, Kraftwerk imagine une œuvre-concept relative aux ondes radio, actives ou phoniques.
Déjà rejoint par de nombreux musiciens depuis 1973, le groupe se stabilise et devient un quatuor composé du duo Ralf/Florian, de Wolfgang Flür et le nouveau venu Karl Bartos, tous deux aux percussions électroniques. Cette formation durera jusqu’en 1987 et sera celle des grands albums qui ont fait la renommée de Kraftwerk.
Musicalement, Radioactivity est assez inégal : à côté de beaux morceaux mêlant le chant et les sons électroniques, beaucoup de plages, souvent courtes, expérimentales, s’apparentent à du bruitage (parfois irritant comme sur « Radio Stars »).
Le son d’un compteur Geiger constitue l’intro de « Radioactivity », formule qui évoque le début de Dark Side of the Moon de Pink Floyd. Pleine d’inventivité, la chanson-titre de l’album est un mélange constitué de longues nappes de synthétiseurs (ARP et Orchestron) sur lesquelles s’ajoutent les percussions électroniques et dix petites notes juste avant le chant « Radio-activity is in the air for you and me ». Les paroles sont reprises ensuite en code morse.
Les musiciens n’ont pas l’intention de faire l’apologie du nucléaire, ni ne délivre de message contestataire. Le sujet est simplement « in the air for you and me ». Dans cette décennie, les centrales poussent sur le sol de la RFA et les première réactions importantes contre le nucléaire civil apparaissent. En 1975, justement, 30 000 personnes envahissent un terrain sur lequel doit être construite la centrale de Wyhl (sud-ouest de la RFA). Plus tard, lors de ses concerts, le groupe prendra fermement position et ira jusqu’à changer les paroles de la chanson.
Titre envoûtant, un rien mélancolique (dû à la tonalité en la mineur), ce hit incontestable du groupe occulte d’autres morceaux comme le reposant « Radioland », le lumineux « Airwaves » ou l’obscur « Antenna ».
Radioactivity, nouvelle version (Live) – 2011
1977 – Trans-Europe Express (version allemande : Trans Europa Express)
Après avoir donné une série de concerts, Kraftwerk revient avec de nouvelles mélodies et un nouvel album au thème toujours à double sens : le voyage en train et l’Europe.
Le quatuor tient pour la première fois un album d’une production supérieure à ses prédécesseurs, tout en mélodies et en sonorités pures, accentuant le côté répétitif de sa musique comme en démontre « Europe Endless ».
En effet, dès les premières mesures, les boucles générées par le nouveau séquenceur Synthanorma distillent un son brillant, clair et entêtant. Comme sur Oxygène et Équinoxe (Jean-Michel Jarre), comme sur Spiral et To the Unknown Man (Vangelis), les séquenceurs permettent aux artistes d’automatiser l’exécution de séquences musicales sur lesquelles ils peuvent placer leur mélodie, l’accompagnement, les percussions et les effets sonores, et laisser libre cours à leur créativité. Sur un motif en arpèges, avec la mélodie chantée par Ralf et répétée au vocodeur, le charme opère immédiatement. Les paroles glorifient l’Europe chic, celle des promenades et des belles avenues pour touristes aisés et cultivés.
Les séquences initiales du deuxième titre qui s’entremêlent et se renvoient les unes aux autres et l’écho de pas suggèrent directement l’image d’un couloir truffé de miroirs. Autobiographique, le texte, plus étoffé qu’habituellement, oscille entre narcissisme et recherche d’identité.
L’image de « Showroom Dummies » préfigure celle qu’ils donneront dans « The Robots » : quatre musiciens très statiques (aussi lors des concerts). Le morceau décrit des mannequins qui s’affranchissent, se mettent à marcher, à danser. La musique, elle, est incisive, furieusement répétitive et percutante. La vidéo qui suit présente à la fois le titre, chanté en français sur l’album en version allemande, et un hommage à Florian Schneider.
En cette année 1977, la Communauté européenne célèbre le vingtième anniversaire de la signature des traités de Rome. L’Europe est traversée par tout un réseau de lignes ferroviaires et, depuis quelques années, pour contrer le succès grandissant du transport aérien, elle s’est dotée d’un train de prestige, rapide, uniquement de 1ère classe, avec une voiture-restaurant, salon de coiffure, boutiques…
« Trans-Europe Express » nous emmène voyager dans une suite de plus de treize minutes composée de trois morceaux résolument axés sur le rythme, obsédant, hypnotique et qui n’est pas sans évoquer « Autobahn ». Au premier thème musical répond un autre composé d’une montée de sept accords, se succédant et s’interpénétrant. « Metal on Metal » conserve la partie rythmique et « Abzug » permet l’arrivée en douceur.
Hommage à Florian Schneider – Les Mannequins – 2020
1978 – The Man-Machine (version allemande : Die Mensch-Maschine)
D’une production encore plus soignée et plus homogène que le précédent album, The Man-Machine offre toujours de la musique électronique répétitive, sur des mélodies aseptisées qui vont à l’essentiel, mais l’esprit est moins à la recherche musicale ou l’expérimentation. C’est l’album des tubes, plus pop et d’une écoute plus accessible, préfigurant la pop synthétique et la new wave des années 1980.
Au-delà du côté plaisant ou commercial, The Man-Machine exprime la symbiose entre l’homme et la machine. Les musiciens se fondent dans le robot au point qu’ils adopteront des postures et des visages où il sera difficile de les différencier. Sur scène, lorsqu’ils chantent « The Robot », des doublures robotiques les remplacent. Sur la pochette, les membres de Kraftwerk apparaissent avec des visages inexpressifs, lisses et interchangeables.
« The Robot » commence par une introduction qui rappelle « Radio Stars » (1975) pour continuer de manière plus classique, couplet-refrain, le tout chanté au vocodeur, sur une rythmique glacée. Quelques mots sont prononcés en russe, en lien avec l’avant de la pochette représentant les musiciens au regard pointé vers l’Est, aux couleurs blanches, rouges et noires typiques du constructivisme russe et avec la pochette arrière inspirée par Lissitzky.
Les deux plages qui suivent se ressemblent formellement : une introduction (une série de gammes unitoniques pour « Spacelab » et le tempo d’un battement par seconde pour « Metropolis ») puis une mélodie lente et douce sur un rythme ardent, et, comme texte, le titre du morceau prononcé deux fois régulièrement.
Née d’un poème de leur collaborateur artistique sur les modèles de haute couture, la chanson « The Model » jouit d’une mélodie accrocheuse et entêtante. Elle dépeint la femme-objet, qui n’existe que par le regard masculin ou qui en est réduite à être une automate.
Si les trois premières minutes trente de « Neon Lights » restent dans le domaine de la rêverie, le développement instrumental qui suit gagne en puissance et donne des frissons encore pendant cinq bonnes minutes.
L’album se clôt avec la piste titre. Les éléments musicaux apparaissent un à la fois et les mots « The Man » et « Machine » se répètent jusqu’à leur fusion électronique, rappelant celle de l’humanité et de la technologie.
Version courte de Neon Lights – 1978
1981 – Computer World (version allemande : Computerwelt)
Avec Computer World, Kraftwerk anticipe les années 1980 et la place que l’ordinateur prendra dans la vie des gens. Les musiciens nous montrent qu’il ne faut pas craindre le futur et ses avancées technologiques. De la glorification, puis de l’identification, ils passent à l’attachement pour les machines. S’ensuit un album court mais dense, à la musique toujours millimétrée, calculée mais un rien plus chaleureuse.
Le titre « Computer World » envisage déjà le type de services que l’ordinateur apportera à chacun et les domaines qui seront touchés par l’informatique : la finance, le divertissement, le business, les communications, le tourisme, l’assistance policière…
Si les idées du groupe sont vingt-cinq ans en avance, l’informatique, elle, n’en est toujours qu’à ses débuts. Ainsi, paradoxalement, aucun ordinateur n’a été utilisé pour la production de Computer World, qui a été enregistré au moyen d’un équipement analogique. Quant à l’ordinateur personnel, il n’est pas encore intégré dans les foyers et possède des performances très limitées, avec des mémoires de quelques milliers d’octets seulement.
C’est l’octet justement qui sert de base à « Numbers », déclinant les huit premiers nombres sur un beat glacé, composé de pulsations électroniques, découpé ou plutôt tranché en huit temps, le tout en sept langues. Sans rupture, le morceau se prolonge en un « Computer World 2 » mixant le thème initial et la récitation des nombres.
« Pocket Calculator », léger et rebondissant, incorpore des bruitages de machines à calculer et d’équipements miniaturisés avec lesquels ils jouent et s’amusent. En concert cette année-là, on peut voir Florian Schneider tendre la mini-machine et laisser le public appuyer sur les touches pour produire des sons. Ce morceau sera utilisé comme 45 tours pour lancer l’album.
La seconde partie du disque est plus mélodieuse : « Computer Love » annonce les futurs réseaux sociaux et les rencontres, « Home Computer » et « It’s More Fun to Compute » prophétisent la programmation de son propre ordinateur personnel. Musicalement, l’utilisation des pads de batterie est omniprésente, automatisée, obsédante, syncopée, accompagnée d’une toute nouvelle gamme de sons cristallins. Seules les mélodies minimalistes rappellent le début krautrock du groupe.
Après Computer World, Kraftwerk produit encore Electric Café (1986), un bon album mais sans réelle audace, et Tour de France Soundtrack (2003), album avec lequel les musiciens pensent doper leur carrière, qui est en roue libre depuis plusieurs années. Deux singles Tour de France (1983) et Expo 2000 (2000), un album live, un coffret-album live et un autre de remix complètent la discographie officielle du groupe, qui existe toujours.
Numbers/Computer World revisited (Live) – 2017
Kraftwerk et la glorification de la modernité
Le nom du groupe Kraftwerk, signifiant « centrale électrique », n’a pas été choisi au hasard. Sa musique électronique exprime une dynamique de la modernité apportée par l’industrie florissante, celle du bassin de la Ruhr, et par la technologie que le quatuor utilise pour parfaire ses sons répétitifs et métalliques ainsi que ses rythmes électriques. Même si le vieil équipement n’a jamais été jeté, le quatuor n’a eu de cesse d’utiliser la technologie musicale la plus avancée à chaque époque, voire à la faire fabriquer.
N’appartenant à aucun des courants musicaux (hippie, punk, disco) qui sévissent dans les années 1970, leur musique se situe dans un dynamisme rétro-futuriste, qui fait « la jonction entre la culture électronique et la modernité des années 1920-1930, celle qui a amené l’électricité, les trains, la production industrielle, le design » (1), et plus tard l’autoroute, les ondes radio, la radioactivité, la robotisation, la machine, l’espace et l’ordinateur. Les musiciens posent les bases d’un univers inspiré par une idéalisation et une glorification des progrès techniques à travers différents concepts, un univers rarement dénoncé, mais l’ironie y est parfois sous-jacente.
Le groupe imagine souvent un album en lien avec le spectacle et le visuel s’y rapportant. Outre l’originalité de l’image, les concepts graphiques et le souci du détail dans les pochettes, les concerts sont minutieusement préparés afin de marquer l’imaginaire des spectateurs, entre autres par la création d’animations 3D ou l’utilisation de robots articulés à l’effigie des musiciens et en lieu et place de ceux-ci. Ils pratiquent et ont réussi à maintenir tout au long de leur carrière une forme d’art total, le « Gesamtkunstwerk », où se mêlent musique, performances, images, visuel et décors.
Les interactions entre l’art contemporain, la musique et les concerts étaient pour eux une évidence depuis le tout début où ils jouaient dans les galeries d’art et, il y a quelques années encore, dans des endroits comme le MoMa, la Fondation Louis Vuitton, la Tate Gallery…
Il s’agissait de réfléchir non seulement à la musiquemais aussi à une idée globale de la représentation. — Ralf Hütter, 2002
Florian Schneider
Florian Schneider a joué du saxophone et de la flûte sur les quatre premiers albums. Le son était retravaillé électroniquement afin d’étendre les possibilités sonores. Après Autobahn, il a abandonné les instruments acoustiques pour travailler uniquement sur des instruments électroniques.
Perfectionniste, il travaille et retravaille les sonorités durant des heures en studio, créant également le « Robovox », un incontournable du son de Kraftwerk.
Avec Ralf Hütter, l’entente est stimulante, comme dans un mariage électronique, l’un est Mr. Kling, l’autre est Mr. Klang. Cette association sera le ciment d’une collaboration de quarante années au sein de Kraftwerk.
Avec Florian, nous faisons de la musique ensemble depuis dix ans,alors nous nous comprenons sans même échanger un mot,de façon para-psychologique. — Ralf Hütter, Rock & Folk
La musique de Kraftwerk, souvent samplée, copiée ou imitée, a inspiré également de nombreux groupes ou artistes, dont Daft Punk, Gary Numan, Depeche Mode, Orchestral Manoeuvres in the Dark, Björk, Joy Division, New Order et David Bowie, qui a rendu hommage à Florian avec le morceau « V-2 Schneider » sur l’album Heroes en 1977.
Depuis 1998, il a travaillé comme professeur dans les arts et la communication à l’Université des Arts et du Design de Karlsruhe.
En 2008, il quitte le groupe. Certains avancent qu’il recherchait la solitude depuis la tournée Computer World. Il affirmait en effet qu’il était de plus en plus mal à l’aise lors des concerts, où il avait l’impression de ne rien faire. D’autres prétendent qu’il souhaitait quitter le groupe bien plus tôt et qu’il y est resté jusqu’en 2008 pour des raisons financières liées aux droits d’auteur.
Il ne reste pas inactif pour autant et continue à faire des apparitions pour des événements liés à la technologie musicale (Superbooth, MusikMesse) et, fin 2015, en collaboration avec Dan Lacksman de Telex, il sort un nouveau morceau pour Parley for the Oceans, une ONG qui milite pour la préservation des océans.
Kraftwerk a continué sans lui. Ralf Hütter est toujours aux commandes en compagnie de nouveaux musiciens. C’est toujours le Kling, mais à tout jamais sans le Klang.
On dit que les robots ne meurent jamais. Florian Schneider était-il donc humain ?
Daniel Mousquet
(1) Éric Deshayes, Le Bazar Musikal, 2014
Voir aussi Florian Schneider, élégance robotique