Ghedalia Tazartès
Ghedalia Tazartès
INTRODUCTION
Ghedalia Tazartès vient d’éditer un nouveau CD, « Jeanne », musique créée pour un spectacle de Bertrand Sinapi d’après le roman « Jeanne la Pudeur » de Nicolas Genka.
Qui est Ghedalia Tazartès ?
C’est un précurseur depuis longtemps, un peu à l’écart, jamais vraiment rattrapé ni dépassé dans son art du collage et de la poésie sonore.
Sa musique est, à elle seule, un spectacle complet !
Régime de singularités.
Ghedalia Tazartès n’est pas facile à cerner. Dans ce qui le caractérise, rien ne correspond totalement et de manière évidente à des catégories établies. Il n’est pas lié à un genre défini. Il circule entre les cases, il est en mouvement, ce qui l’intéresse est probablement ce déplacement incessant, naturel pour lui. Il cultive l’hybridité comme ce qui permet le mieux un point de vue décalé, un recul sur ce qui nous compose.
Il fait de la musique sans se considérer musicien. Il se pense en artisan qui travaille des matières sonores.
À QUOI RESSEMBLE SA MUSIQUE ?
Il assemble des éléments sonores de différentes natures. De la musique jouée avec de vrais instruments, par lui et, le cas échéant, des invités. De vraies chansons traditionnelles. De la poésie savante ou populaire. Différentes langues minoritaires ou majoritaires, utilisées pour leur place symbolique dans le grand jeu de la domination culturelle. Une langue inventée par lui, aussi, spécialement pour chanter, et cristallisant ce que toutes les langues oublient de dire. Et il replace ces créations sonores de l’homme dans leur contexte bruyant signifiant, dans le grand bruissement de l’univers des choses. Des sons témoignages, des sons d’atmosphères, des prélèvements dans l’environnement social et naturel. Mais il ne les transforme pas en «autre chose» comme il est banal de le faire aujourd’hui avec les nouvelles machines. Non, il conserve leur identité d’origine et en renforce la signification. Ce qui l’intéresse est bien ce qu’ont à dire ces objets sonores du monde qui nous entoure, monde matériel et immatériel, monde de l’échange marchand et non-marchand. Il les rend plus bavards, il les fait parler en les plongeant dans des agencements qui leur sont étrangers. Il coupe et monte des images sonores selon les techniques utilisées au cinéma et cette technique fait ressortir leur sens.
Ce sont de véritables films sonores laissant beaucoup plus de place à l’interprétation parce que le son est moins prescripteur que l’image.
Le déroulement et la logique de ses contes intemporels, entre modernité et pré-modernité, constitués de matières très actuelles, politiques, et de matériaux relevant de l’archéologie de l’imaginaire universel, se rapprochent beaucoup, il me semble, du cinéma de Iosselani. Ils ont des «musiques intérieures» en interférence.
BIOGRAPHIE D'UNE DIFFÉRENCE
Il est né en 1947 à Paris. Son père est d’origine turque. Il découvre le chant comme une pratique solitaire. Comme une manière de voyager, apparemment, entre Orient et Occident, pour trouver son équilibre dans un va-et-vient entre différentes racines.
Ce sont des rencontres qui lui font prendre conscience qu’il est musicien, que son travail a une valeur musicale. À la limite, il n’y pensait pas. Il a su conserver cette sorte d’ingénuité, de « virginité ».
Bricoleur, autodidacte, poète du son, il invente ses propres techniques, son savoir-faire.
Après 1968, ce n’est pas vers l’artistique qu’il se tourne mais vers le travail d’ouvrier. (Il décide donc de rejoindre ceux «qui se lèvent tôt», pour utiliser une expression stigmatisante du discours sarkoziste.)
Il vit actuellement de sa musique. Il faut le dire parce que beaucoup considèrent qu’en dehors des hits et des tops, il est impossible de vivre de son art. Ce sont surtout des commandes pour des spectacles et des films qui l’alimentent, matériellement et spirituellement (ne jamais séparer les deux, surtout dans le cas de Ghédalia Tazartès) . Il aime particulièrement mettre son talent au service de ce que les artistes (metteur en scène, acteurs et actrices, cinéastes…) attendent de lui; Il construit du «sur mesure». ll aime voyager vers l’attente des autres, comprendre ce qu’ils espèrent musicalement, et s’en approcher au plus près… Il transporte son savoir-faire sonore dans des univers différents, selon les commandes. En ceci il a quelque chose d’un créateur musical ambulant. En regard de cette voie, vendre des disques, reproduire tout le temps, plus ou moins le même concert, ça l’ennuie !
C’est un corps étranger. Irréductible, qui joue (de) sa différence. Et qui produit pour nous de la différence où nous ressourcer.
Contrairement à ce qu’ont dit certains, même s’il brasse beaucoup de références aux traditions, il n’invente pas un folklore imaginaire. Ce qui impliquerait de «fusionner», de trouver un commun dénominateur, une démarche qui tend toujours un peu vers le new age. Lui non. Il fait chanter, il capte les vibrations musicales de tout ce qui ne peut entrer en fusion, justement. Ce qui l’intéresse sont plutôt les différences. Le jeu complexe des différences culturelles qui organise le ballet des dialogues et engendre l’hybridité la plus folle. Ses compositions affectionnent les brisures, ces chocs et ruptures sémantiques où deux points de vue se découvrent inconciliables et jouissent de cette inadéquation. Il y a sans cesse des failles à franchir, des franchissements de vide, de silence, on passe dans des registres de signes différents.
Il joue avec les frontières. Il interroge les barrières. C’est presque l’objet érotique de son œuvre. Barrière à franchir, à caresser, à transgresser, à renverser, reconstruire ailleurs…
De par son roman familial, de par la composition de son imaginaire, il semble s’éprouver multiple, avec des implantations sur différents territoires, avec des racines parfois contradictoires, rejetés d’ici et attirés là-bas, expulsés et accueillis vice-versa. Le déplacement incessant, la diaspora intérieure comme mode de compréhension du monde.
Il y a dans toute son œuvre un puissant balancier Orient-Occident. Quand il se sent mal d’un côté, il émigre dans l’autre. Le rythme de ce balancier est presque perceptible, régulier, dans le découpage des séquences et leur montage. Ça tangue. Avec l’usage, des usures dues au frottement entre les zones, et des territoires à l’identité indistincte mixant Orient et Occident. Des langues tampons.
Voix des poètes.
Signalons aussi les liens qu’il entretient avec la littérature, la poésie. Avec le traitement sonore de phrases de Flaubert ou de Mallarmé, par exemple. Mais il est aussi un interprète exceptionnel de Rimbaud et Verlaine. Sans grandiloquence, sans vénération coincée, mais avec amour, avec implication rudoyante. Personne d’autre n’a une telle voix automnale pour débiner «Chanson d’automne».
À consulter:
Une interview de Ghedalia Tazartes par David Fennech :
http://demosaurus.free.fr/demosaurus/ghedalia_tazartes/ghedalia_tazartes_interview.htm
Informations biographiques et discographiques :
http://www.homme-moderne.org/jardinaufou/tazartes-bio.html
Cinq CD fondamentaux.
Ces 5 CD principaux sont articulés autour de ce déplacement comme art de vivre dans l’intranquillité, art de vivre avec les frontières, avec les changements d’états, avec les différences : « Diasporas », «Une éclipse totale de soleil», « Tazartès Transports », « Check Point Charlie » et « Voyage à l’Ombre ».
Je vous propose une rapide description fictionnelle de ces 5 enregistrements, selon une lecture subjective, pour tenter de saisir le dispositif poétique de captation du monde et d’échanges sonores avec la vie, imaginé par Tazartès…
1. DIASPORA
La diaspora comme métaphore du désir et de la relation au monde.
« Un amour si grand qu’il nie son objet ». Un éblouissement dramatique, un chœur prophétique qui éclate après un choc émotionnel, qui expulse, qui jette sur les routes, qui condamne à l’errance. Voix intérieures ou extérieures ? Il ne faut pas trancher, ça se passe sur le fil, entre les deux. Expulsé de soi même, par un amour trop grand, débordant, qu’il vaut mieux fuir. Une déportation tempétueuse. Et commencent les tribulations, les épreuves. La rencontre avec les scènes éprouvantes du monde.
L’errance solitaire, poésie de déréliction sous un ciel immense, chant des racines arrachées, obligées de partir vers l’inconnu, s’en prenant au ciel immense, cherchant à s’y accrocher, en vain.
Bivouac et nostalgie. C’est le tango de Quasimodo.
Nouées dans les tripes, les chansons cabalistiques du passé, sorcières au bord de leur chaudron.
Puissant orage, point de non-retour. Inhospitalité de la nature. Sentiment d’être ballotté, si petit, si fragile. Peurs ancestrales qui reviennent de profond. « Ah c’est ma peau que vous voulez ! ? »
Moments solaires, d’adéquation totale avec l’astre lumineux (version intime et version cosmique). Rencontre aussi avec les rites inquiétants du feu et tentations destructrices.
Comme souvent dans les compositions de Tazartès, une place importante est réservée à la voix d’enfant: «toi t’as pas peur ? toi t’as pas peur ? ». Mots de gosse enchevêtrés, nus, émouvants, qui ramènent le déraciné au dépouillement universel, rien qu’un mioche qui a peur dans le grand tout où il est rejeté, peur autant des merveilles que des dangers réels.
Quelque chose de l’esprit, magiquement, se disperse en permanence, s’évapore, répand le nomade en petites parcelles, dans le monde. Le sentiment de la perte, d’errance sans fin est dans la langue que Tazartès reconstitue avec musiques, bruits découpés et collés, chansons, bouts rimés…
2. ÉCLIPSE TOTALE DE SOLEIL
Les astres de notre vie s’éclipsent, c’est bien ainsi, basculement salutaire.
Basculement cosmique de tous les sens.
On entre dans la mécanique onirique du cosmos, dans ce qu’elle a d’inquiétant et d’exaltant, d’ambivalent donc. Immense et bricolée à la fois. Immuable, tranquille, force impressionnante et pourtant ne donne-t-elle pas l’impression de se gripper ! ?
Encore une fois, la voix de l’enfant introduit au tremblement du phénomène qui se prépare. «Une foule. Beaucoup de gens. Ils étaient tristes. Ils pleuraient. Parce que les autres étaient en train de dormir… » Avant le jaillissement de ce « chant de la terre », vibrant, ébréché, selon cette langue imaginée par Tazartès, qui évoque la terre et une ancestralité nomade universelle, une instabilité fondamentale. L’angoisse est au fond des gorges, rejoignant l’inquiétude des étoiles dont la brillance vacille dans la voûte céleste.
Fil conducteur : le gazouillis des oiseaux, calmes, progressivement agités, révélateurs de l’accident astral…
Chez les humains, on organise l’équilibre avec des rites et des incantations, on n’hésite pas à tenter de capter à son profit l’énergie malveillante des astres qui se cachent.
Adoration craintive. Lente préparation magique au basculement du jour en son contraire. Les inquiétudes animales se multiplient, se communiquent à la langue des hommes. Et cela conduit à l’indistinction entre l’humain et la nature, en une danse de tous les éléments, glissement vers la transe, sorte de jubilation avant le trou noir
Et l’éclipse commence: jouissance et frayeur, exultation et imprécation, fascination et lamentation, adoration et prostration…
Le choc de cette représentation de fin du monde. Jusqu’à une paix lumineuse, une résignation transie, en prière. Jusqu’aux cris de la foule adoratrice du soleil noir.
Retour du soleil et de la voix de l’enfant qui commente avec ses mots inventés, et par cette invention, si proches de la nouvelle lumière, ce qui s’est passé, tout simplement. En toute innocence.
3. TRANSPORTS
De l’art de se transporter de la terre au ciel, et vice-versa, en traversant les matières.
Au bord du chemin, un chanteur errant récite son oracle : « Ce n’est pas une petite affaire de mettre au monde plein de petits cafards… ».
Ensuite une puissante machine à parcourir le temps et l’espace démarre, en survolant les cloches de toutes les églises qui battent à toutes volées. Tintements, éclats métalliques, ouverture des chakras.
Vers quoi appareille-t-on? De quels transports parle-t-on ? De déménagement et de déplacement ? Ou de transports émotionnels, spirituels ? La trame sonore joue habilement de cette polysémie. Tantôt on est sur des rails avec leur scansion obsédante, tantôt on décolle vers la transe libre. Et les tribulations entrecroisent les anecdotes du voyage terrestre et les apparitions du voyage céleste.
Claquements de becs assourdissants d’oiseaux (pies ou corbeaux) et polyphonie de soucoupes volantes.
Chants de pénitents sur un chemin sans fin qui semblent avancer par lévitation. Apprentissage de ces répétitions mélodiques que l’on répète dans sa tête, pour traverser les longs déserts ennuyeux, et qui finissent par étourdir.
Recueillement nomade et ressassement lumineux du pèlerin.
Un chapelet sonore évoquant les danses folkloriques villageoises se déplace dans l’espace, se dépayse, se localise du côté des traditions extraterrestres. Le transport franchit les frontières.
Le conte, la comptine, la narration, protocoles de mots pour se déplacer, pour déplacer les choses.
Désintégration, recomposition, transformation, adaptation, le transport comme processus de tous les mouvements qui affectent les éléments de notre vie et de notre être, qui nous permettent de faire l’expérience du temps, de l’espace, des rencontres. Le transport, c’est la transformation permanente. Partir, c’est mourir, c’est renaître, c’est mourir, c’est renaître. Le collage sonore saisit cette dynamique.
Jusqu’à se réincarner dans les aspects burlesques ou les moins inavouables de sa personnalité, se retrouver coincé dans une dimension de soi même imprévue au départ…
4. CHECK POINT CHARLIE
L’histoire d’une barrière, géographique, politique, idéologique entre l’Est et l’Ouest. «Charlie» symbolise les séparations artificielles entre les pays, les déchirures imposées au sol, aux territoires, aux façons d’habiter ensemble. Une disjonction violente.
L’œuvre Check Point Charlie, mêlant des matériaux hétéroclites, recrée l’histoire d’une porosité progressive, comment la volonté de liberté se propage, ronge les verrous.
Mais la composition est aussi une évocation sonore imagée de la brutalité inhérente à ce lieu. Point de passage de la barbarie, de l’affrontement de modèles culturels fourbissant leurs insignes nationaux.
L’ouverture de cuivres et d’orgue, pseudo folk, relents Renaissance, inaugure la porte intercivilisationnelle. Puis ça se bouscule, dramaturgie de voix esseulées, se cherchant, cris dans le désert de langues très très anciennes, sans attaches.
Ce qui se passe au Check Point est évoqué par une chanson traditionnelle française : « En passant par la Lorraine, rencontré trois capitaines… »
L’existence de telles barrières est présentée comme ferment d’extrémisme et de haine. Référence à d’autres contrôles d’identités entre les peuples. Voici un sermon hystérie en arabe : « est-ce que tu as accompli ce que Dieu t’a demandé ? celui qui renie sa foi, son action est nulle, c’est un menteur, il tourne dans le vide… »
Climat de clandestinité, de fouilles, de pression, d’interrogation. Déstabilisation.
Dispositif sonore qui métaphorise et ainsi débusque les appareils de contrôle et d’altération.
Mise en scène aussi de la gestion superficielle des populations, ballottées, jamais du bon côté de la barrière, devant rejoindre l’autre côté, et parquées, précarisées, devenant des citoyens de camps, soumises à des procédures et des lois incomprises.
Obscurantisme campé par le souvenir des processions Moyenâgeuses d’exclus. L’obstacle de la barrière partiale et martiale étant contournée oniriquement par un type de chant à métamorphose ("Si tu te fais le feu, je me ferai la pluie…")
La réalité étant décrite par les mots d’un enfant, tâtonnant mais si juste dans leurs déformations, décrivant l’aventure du Petit Poucet et nous remémorant l’universalité de L’Ogre éternel.
La barrière est faite de peur entretenue.
5. VOYAGE À L'OMBRE
La nostalgie grésillante d’une chansonnette crève l’écran. Un point aveugle, un trou noir, une ombre qui planera dorénavant dans le voyage de l’écoute.
Effroi chanté des passagers clandestins, effroi au lyrisme viscéral, fermenté dans le noir, à jamais passagers clandestins de l’histoire.
Répertoire de ritournelles «ancestrales» qui aident à cheminer en comptant ses pas, se déforment au fil du chemin, deviennent des repères dans l’obscurité des sentiers écartés.
Chants agités, secoués par l’incertitude du déplacement, chants que l’on roule en boule énervée pour reconstituer une sorte de permanence, de port d’attache virtuel que l’on trimballe au fond de son gosier.
Litanie à la recherche de protection. Frapper obstinément à toutes les portes, se vouer à tous les saints. Recherche de l’ombre qui protège de la surexposition comme en photo de couverture la main maternelle faisant écran au soleil pour préserver le visage du bébé.
Chercher la main maternelle.
Pierre Hemptinne
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