Lisa Carbon & Friends
Lisa Carbon & Friends
Musicien excessivement prolifique (c’est un euphémisme), Uwe Schmidt est également parmi les plus grands inventeurs de pseudonymes de toute la scène électronique, et sa discographie pléthorique le voit utiliser plus d’une soixantaine de noms différents. Il fit ses premières armes sous deux noms de guerre principaux : Lassigue Bendthaus (ou LB) et Atom Heart (ou ses variations Atom tm, Atomizer, Atomu Shinzo et Cœur Atomique), le premier initié en 1988, et sous lequel il produisait des disques associant musique industrielle et électro, le second, encore en cours aujourd’hui, utilisé dès 1993 pour des projets plus ambient, plus soft. Ces distinctions ne sont bien sûr pas aussi strictes que cela et si les projets ne sont pas interchangeables, ils ont tous évolué et muté au cours de leur existence. Après des débuts chantés s’inscrivant dans une tradition électro-pop allant de Kraftwerk au Yellow Magic Orchestra, il se tournera vers des projets instrumentaux soit plus ambient (notamment ses albums pour le label Fax +49-69/450464 de Pete Namlook), soit plus expérimentaux. La création en 1994 de son propre label, Rather Interesting, lui permettra de laisser libre cours à sa créativité et à sa productivité, et surtout selon ses propres termes, d’aborder des musiques « ne suivant pas les chemins traditionnels de la musique électronique ». Sa production oscillera entre des pièces d’électronique expérimentale dans la lignée des grands studios d’après-guerre (sous les alias de Bund Deutsche Programmierer, Schnittstelle, etc.), des albums d’instrumentaux planants, et des projets kitsch ou humoristiques (Roger Tubesound Orchestra, Phresh Phantasy, Erik Satin, etc.) ainsi que d’autres mélangeant toutes ces démarches.
Chaque année verra augmenter son quota de productions et la variété de ses projets, et le verra s’éloigner de plus en plus de toute forme de « dance music », et préférer à la place s’approprier les rythmes du jazz (à travers le projet Flanger, en duo avec Bernd Friedmann) et (surtout) ceux des musiques latino-américaines (rumba et samba notamment pour les disques sous le nom de Lisa Carbon). C’est à cette époque, en 1996, juste après s’être installé définitivement à Santiago de Chili, qu’il lancera ce qui est sans doute son plus célèbre projet : Señor Coconut. Un premier disque, El Gran Baile, associant instruments et production électronique à une série de styles latins, cha-cha-cha, samba, rumba, sortira en 1997. Endossant le personnage du chef d’orchestre exotique, dirigeant son conjunto au rythme de ses maracas, il inventera des musiques hybrides au son artificiellement acoustique, et des compositions bizarrement mécaniques et chaloupées à la fois. Son deuxième album, El Baile Aleman, enfoncera le clou en reprenant neuf morceaux de Kraftwerk, retravaillés comme s’ils étaient joués par la sonora mambo de Perez Prado, ou l’orchestre d’Yma Sumac. Accompagné de quelques vocalistes, Schmidt y joue seul de tous les instruments, réels ou virtuels. Rencontre de deux mondes, considérés comme incompatibles, celui des robots allemands et celui des danses afro-caraïbes, celui des autoroutes et celui du merengue, des trains à grande vitesse et des palmiers, le projet connaitra un succès certain, nonobstant son caractère indéfinissable de canular très sérieux ou de farce respectueuse. Il sera, comme beaucoup de projets du musicien, réalisé avec une sorte d’humour allemand, un humour à froid avec lequel on ne sait sur quel pied danser.
Après ces deux albums, Uwe Schmidt se refera plus discret, tout en maintenant son rythme de production, retournant un temps à la chanson, reprenant ses morceaux électro-pop favoris dans un étrange disque intitulé très justement Pop Artificielle, ou bien retournant à l’ambient pour une collaboration avec Tetsu Inoue. Ses travaux les plus récents le voient confronter sa culture allemande, vue à travers le double prisme de l’électronique et de l’exil. S’il a assez peu, dans le passé, fait étalage de lyrisme ou de romantisme, adoptant comme beaucoup de musiciens électroniques une posture distante et froide, à la rigueur scientifique (malgré l’humour inhérent à certains de ses projets, qui est aussi une forme de distance), il va cette fois aborder de front la culture allemande, pour laquelle il possède un sentiment d’appartenance et de non-appartenance à la fois, et questionner sa propre relation à l’Allemagne à travers sa musique classique, et en particulier la musique romantique. Ainsi est né en 2009 l‘album Liedgut, inspiré par les travaux d’un certain nombre de personnalités austro-allemandes du XIXe siècle, des scientifiques comme Helmholtz, des philosophes comme Nietzsche ou des musiciens comme Schubert. Album conceptuel, il s’inspire d’une période historique en pleine mutation social et mentale, entre l’irrationnel et la science, esthétiquement à cheval entre un classicisme encore baroque et la recherche d’une nouvelle simplicité. Prenant Kraftwerk (qui avaient eux aussi en leur temps évoqué Schubert, et dont l’ex-coleader Florian Schneider participe à l’album sous la forme d’un épilogue) comme figure tutélaire, faisant le lien entre la tradition romantique et la modernité technologique, il évite la solution trop facile de la « relecture », de l’interprétation « à la sauce moderne », et livre au contraire une œuvre complexe et riche, sans doute une des plus poussées de sa carrière. Associant réflexion philosophique, analyse mathématique et bruit blanc, l’album est le premier disque d’Uwe Schmidt à être publié par le label Raster-Noton, ce qui est, si besoin en était, une caution de sérieux et de maturité. Il sera suivi par l’album Winterreise, qui poursuivra cette même exploration. Conçu à l’origine pour accompagner une série de photographies réalisée par le musicien durant sa dernière tournée en Europe, c’est un disque plus homogène encore que Liedgut, et qui parvient à insérer un sentiment de mélancolie romantique au cœur même des textures utilisées. Schubert, qui prête ici à Atom tm le titre de son dernier cycle de lieder, est toujours une source d’inspiration, et est toujours présent, non pas sous forme de samples ou d’emprunts mélodiques, mais à la manière de particules élémentaires, de germes dans le grain même du son.
Benoit Deuxant