Love Inc.
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La forêt et la nature sont, dit-on, le domaine de la tradition, un royaume dont les valeurs sont à l’opposé de celles du monde moderne, celui de la frénésie et de l’intensité qui font tenir les villes debout, celui de l’électricité et des lumières artificielles, celui des foules et du bruit. La forêt, refuge solitaire, au mythique calme pastoral, semble incompatible avec le grésillement de l’électronique et le rythme des machines. Rien d’obligatoire là-dedans, rien de définitif non plus, ce sont juste deux choses qu’on n’évoque jamais de concert, c’est un accord dont on ignore s’il est réellement impossible puisque personne ne s’y risque. Ou plutôt ne s’y risquait jusqu’à ce qu’en 1996, un musicien s’enfonce dans la forêt, et qu’il en revienne avec un des plus beaux projets de la musique électronique contemporaine.
Wolfgang Voigt avait déjà à cette époque révolutionné plusieurs fois de suite le monde de la musique en publiant, sous une myriade de noms différents (plus d’une trentaine de pseudonymes), des pièces minimalistes qui ont à elle seules changé la face de la techno allemande. En se détachant du modèle jusque-là en vigueur en Allemagne, où les musiciens prenaient bien garde de ne s’écarter à aucun prix du style apporté par Jeff Mills à Berlin, ou n’étaient qu’épigones des productions du label Tresor, il allait avec son label Kompakt (fondé avec une famille d’autres musiciens : Reinhard Voigt, Jürgen Paape, Jörg Burger et Michael Mayer) proposer une techno différente, et faire de sa ville de Cologne une alternative à la (future) capitale. Résolument indépendant, Kompakt rassemblait toutes les étapes de la chaîne de production (des studios d’enregistrement à la distribution) en une seule entreprise, et ce qui avait commencé comme un simple magasin de disques local est rapidement devenu un acteur-clé de la musique électronique contemporaine. Voigt a pour sa part développé un style unique, cherchant à retrouver une corrélation entre les rythmes de la techno et d’anciennes musiques européennes comme la polka ou les musiques de fanfare, voire de la chanson allemande, le Schlager, qu’il avoue toutefois avoir toujours détesté. À travers une grande partie de sa production, il cherchera à combiner ces influences avec la démarche et les procédés de la techno. Projet en apparence aberrant mais qui s’était révélé non seulement faisable, mais tout à fait pertinent, et qui était devenu son sujet d’étude favori. Cette alliance de musiques si dissemblables, et pourtant parentes éloignées, lui avait permis de réconcilier son amour de la techno, musique importée, étrangère, avec ses propres racines européennes et surtout sa culture allemande. On sait que l’appartenance culturelle est un sujet délicat pour les Allemands qui doivent pour des raisons historiques évidentes prendre de plus grandes précautions que d’autres peuples pour distinguer héritage culturel et nationalisme, patrimoine collectif et idéologie. C’est pourquoi une des grandes prudences de Wolfgang Voigt a toujours été, selon ses propres termes, de tâcher d’exprimer la culture allemande d’une manière correcte et acceptable dans un contexte international. En refusant d’imiter simplement ses héros américains et en rejetant l’idée de copier ses influences musicales, pour choisir au contraire cette voie radicalement nouvelle, il a développé une discographie passionnante, jalonnée de trouvailles et d’innovations.
Il parvint toutefois à encore créer la surprise en publiant en 1996 la première pièce de ce qui allait devenir, est-ce un hasard ?, une tétralogie, et se choisissait pour l’occasion un nouvel alias : Gas. Publiés sur le label Mille Plateaux, ce seront ainsi quatre albums (intitulés respectivement Gas, Zauberberg, Königsforst et Pop) qui s’enchaîneront en l’espace de quatre ans, jusqu’à la regrettable faillite du label, emporté dans sa chute par la banqueroute du distributeur EFA. Construits autour de samples de musique classique allemande, principalement des pièces de Schoenberg et de Wagner, ces disques sont des évocations de la forêt allemande, la mythique Forêt Noire bien sûr, mais aussi Königsforst (« la forêt du roi »), au sud de Cologne, où Wolfgang Voigt aime se promener. Vision résolument romantique, inspirée autant sinon plus de la littérature que de la musique qui sert de base aux morceaux ; c’est une musique lente et élégiaque, où des mélodies atonales flottent en apesanteur, retenue au sol à grand-peine par des rythmiques minimalistes. Musique ralentie et floue, elle agit, une fois de plus ce n’est pas un hasard, comme un alcaloïde, un opiacé. Hypnotique et vaporeuse, elle calme et désoriente à la fois. Étonnamment lyrique, elle est mélancolique sans être maussade ni ténébreuse. Plus qu’une variation sur le cliché romantique de la forêt allemande, ou une allusion à la culture musicale qui y est associée (« Gas ne parle pas de Wagner, Gas parle de Gas », insiste-t-il) c’est une évocation de la rêverie du promeneur, émerveillé par la magie de la forêt, immergé dans l’atmosphère enivrante et mystérieuse de la nature. Elle est mieux décrite par les photos (prises par Voigt lui-même) qui illustrent les pochettes des albums, et c’est dans cet esprit que les morceaux eux-mêmes ne portent pas de titre. Le label Raster-Noton publiera en 2008 un livre, basé sur ces photos (Wolfgang Voigt-Gas) qui est un complément visuel important au projet.
S’il n’est pas exclu qu’il y revienne un jour, Gas est une étape dans la carrière extrêmement variée de Wolfgang Voigt, un moment important dans son parcours et dans sa vie. Ce moment a été suivi de nombreux autres projets, sous de nombreux autres noms, alimentant une discographie complexe partagée entre le dancefloor et des productions hybrides et inclassables comme les œuvres pour claviers de Freiland, aussi résolument déconstruites et atonales que Gas était lumineusement minimaliste.
Benoit Deuxant