Marc Ribot
Marc Ribot
La notoriété du guitariste Marc Ribot s’affirme au fur et à mesure qu’il croise les expériences, apparaissant dans des zones fort différentes du champ musical. On le rencontre ainsi autant dans les zones confidentielles de l’expérimental que dans les studios de grosses productions. Nous le prenons ici comme musicien emblématique de cette capacité à traverser des univers sonores considérés socialement et esthétiquement comme inconciliables. Ainsi, certains de ses travaux où il défriche de nouveaux langages sonores pour guitare ne manquent pas de tomber sous le jugement populaire: “mon fiston peut en faire autant", bref c’est du « n’importe quoi ». Ce genre de jugement est mis en difficulté lorsque le même musicien ainsi visé manifeste son aisance dans des styles dont l’expertise est plus facile et où son savoir faire est incontestable: ses CD de musique cubaine, son interprétation des œuvres du haïtien Frantz Casseus, sa participation aux enregistrements de vedettes confirmées, Bashung, par exemple.
Parce qu’il circule beaucoup d’un style à l’autre, d’un univers sonore à un autre, nous le proposons comme guide pour décloisonner aussi l’écoute, balader l’oreille d’un répertoire à un autre, du plus pointu au plus rond.
Signe d’une reconnaissance qui fait son chemin, Marc Ribot a bénéficié d’une page presque complète dans le quotidien Le Monde, article et interview. Jusqu’à présent les médias ne donnaient d’indices que très parcellaires concernant sa carrière, son existence. Le plus souvent sur les avatars les plus « divertissants » de sa carrière. Les côtés un peu sensationnels de sa virtuosité, la frange de son aura de musicien “couru”. Ou bien des articles dans une presse plus spécialisée… Notre invitation à mesurer toutes les dimensions de son travail personnel voudrait soutenir ce mécanisme de reconnaissance en favorisant la prise en compte de tous ses aspects, simultanément, comme procédant d’un seul et même phénomène. Car c’en est un, de phénomène !
Singularité.
Ce n’est pas le premier musicien qui, à côté des aléas d’une carrière personnelle, assure sa subsistance par des sessions “studio” alimentaires. Mais souvent ces musiciens de studio ont une virtuosité un peu “neutre”, et leur carrière personnelle n’est pas trop florissante, vivote. Ne démarre pas. Ce n’est pas tout à fait le cas de figure avec Ribot. Sa carrière personnelle est très riche (à défaut de l’enrichi ?). Elle est très féconde en termes de quantité d’enregistrements, de concerts. Elle bénéficie d’une haute reconnaissance de la part d’une grande quantité de musiciens. Marc Ribot a acquit une forte reconnaissance de ses pairs, il jouit d’une réussite symbolique importante.
Son travail de studio pour des “vedettes” implique certainement une dimension économique, sans être pour autant exclusivement mercenaire. Il n’y perd pas son âme, comme on dit. Et s’il met son savoir faire au service d’autres, il garde sa touche, il joue avec ses spécificités. Il prend manifestement plaisir à l’exercice de cette souplesse qui permet de jouer dans des contextes très différents tout en restant soi-même. Souplesse et élégance.
Caractéristiques.
Marc Ribot n’a pas suivi une seule formation. Il s’est formé plusieurs fois. Il a eu plusieurs professeurs. Il a étudié différents styles. Il a multiplié les expériences. Il s’est mis dans plusieurs et très différentes filières d’acquisitions de connaissances musicales. Signe d’une grande curiosité. Beaucoup de rythm’n’blues. Un maître haïtien, un autre cubain… Ses pistes et ses écoles sont proches des “musiques immédiates”. Des cultures populaires. Des imbrications entre expressions, existence corporelle, conditions sociales. Et en permanence ouvert aux rencontres, aux échanges. Toujours le désir d’apprendre, de former des langages.
L’héritage de cette expérience est sans doute formalisé le mieux dans son travail solo. D’abord le “Book of Heads” où il interprète magistralement quelques exercices de style impressionnant de Zorn. Magistralement dans le sens où il risque énormément, à visage découvert, pour donner forme à ces œuvres “injouables” (presque des “vues de l’esprit du compositeur”, des défis). Et puis le “Don’t blame me”, paru aussi en 95, où il livre vraiment son empreinte stylistique. Reprises d’Ayler, Ellington, de standards, mais aussi des œuvres personnelles.
Interprète modèle.
On peut dire que Ribot est un interprète modèle. On peut dire qu’entre l’original qu’il interprète et la version qu’il en donne (quand il s’agit d’un standard), le temps qui a passé et qui a influencé les cerveaux, les appareils sensoriels qui se sont modifiés selon les contextes, tout ça intervient dans sa manière de (re)jouer ce qui a été écrit.
Il ne vise pas une exécution virtuose impeccable, rivalisant avec les techniques précédentes, instaurant une sorte d’immortalité de la mélodie. Il se place au ras du cheminement de la mélodie. Le fait qu’elle se traîne dans la vie sentimentale de ce monde depuis des décennies. Qu’elle a amassé quantité de choses. De l’usure. Des déformations. Des résonances. Des bifurcations.
Il s’attaque aussi à ce problème: cet air chante toujours en moi mais il ne peut pas chanter comme à l’époque où il est né, parce que l’époque n’est plus la même. Alors, à la fois ça chante et ça déchante. C’est le ressassement personnel, intime, de quelques airs captifs, qui finissent par devenir des mélodies internes, idiosyncrasiques. Le contraire de cette pseudo universalité qu’une interprétation clinquante et “facile” (qui ne se pose pas de question) essaie d’affirmer.
Aristocratie et éclectisme.
L’aristocratie de Marc Ribot c’est cette aisance qu’il a quel que soit le terrain où il s’avance. Surtout quand ça devrait être difficile. Cette facilité à démonter la rigidité des codes. À les mettre dans sa poche. Et cela en traversant de part en part tout le champ musical. À l’aise dans les studios sophistiqués, à l’aise dans les studios bricolés. À l’aise sur les grandes scènes, les grandes salles. À l’aise dans les salles obscures. Élégance toujours !
Parce qu’au gré de ses expériences diverses, contrastées, il côtoie des logiques très différentes, et si lui traverse les étiquettes et les barrières, c’est quand même parce qu’il change de musique et de type de contrat. Il atteste par là que le marché a des règles et que ces règles sont fermes et à respecter.
Par exemple, l’éclectisme, à priori, est une valeur bien vue par le marché. Régulièrement vantée comme preuve d’ouverture. Par exemple pour valoriser la créativité de certaines “fusions”, de certains mélanges. Pourtant, à l’égard d’un artiste qui pourrait être considéré comme modèle d’éclectisme, le marché ne pratique pas la fusion dans les modes de production, de diffusion et d’information! Chaque chose doit rester à sa place. Warner Brother signe Marc Ribot quand il enregistre ses musiques cubaines. Mais pas “Don’t Blame me”. La répartition des tâches et des rentabilités entre majors et labels indépendants est très stricte. Même si avec le temps, et avec la légitimité de quelqu’un comme Marc Ribot, certaines distinctions s’émoussent. De même pour les réseaux d’information. Quand Marc Ribot vient en concert dans sa formule “cubaine”, l’info est largement présente dans les médias. Quand il vient en solo dans une petite salle flamande, beaucoup d’agendas culturels ne prennent pas la peine de le signaler.
Si les déplacements transversaux de Marc Ribot permettent de bien repérer les logiques de marchés, leur rigidité et leur permanence, l’œuvre d’un musicien comme lui est un outil pour faire un peu évoluer les choses. D’abord dans le mental et les émotions des auditeurs qui vont le suivre dans ses déplacements.
Pierre Hemptinne
Cinq titres pour commencer :
Discographie complète de Marc Ribot
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