Massive Attack
Massive Attack
Pour beaucoup, l’histoire de Massive Attack commence par un long travelling dans les rues de Los Angeles, très précisément sur West Pico Boulevard. Une femme vêtue d’une longue robe noire y déambule tout en scandant ces quelques mots sans se soucier des laissés-pour-compte qui l’entourent et qui comme elle traînent leur spleen à travers un monde en perdition. Nous sommes en 1991 et la chanteuse Shara Nelson vient sans le savoir avec ce vidéo-clip très stylisé de faire une entrée marquante dans le petit monde aseptisé de la pop en installant une énième complainte amoureuse (le très hanté « Unfinished Sympathy ») parmi les plus belles chansons de la musique populaire britannique.
Car c’est bien de cela qu’il s’agit, de la musique pour les masses, en provenance d’une ville marquée par les stigmates de la colonisation. Bristol, ville portuaire de l’Ouest de l’Angleterre et ancienne plaque tournante de l’esclavage qui depuis les années Thatcher se pose en victime des dérives du capitalisme sombrant inéluctablement dans un chaos post-industriel. Cette ville qui porte encore aujourd’hui les traces des bombardements de la Seconde Guerre mondiale va sans crier gare refaçonner à sa manière les contours du hip-hop, de la soul et du reggae. L’album Blue Lines comme point de départ d’un genre, le trip-hop, qui vers le milieu des années 1990 va déferler sur les ondes radio avec comme à chaque fois son lot de suiveurs et de copistes plus ou moins inspirés.
Mais Blue Lines ne vient pas de nulle part. Ce disque synthétise à merveille une mutation des musiques noires et blanches qu’il faut aller chercher du côté de l’after-punk et de ses différentes déclinaisons. Si la culture musicale anglaise a pris pour habitude de cloisonner les genres, elle est aussi très souvent la première à s’en émanciper des ceux-ci en les réinventant à sa manière et sans se soucier des barrières érigées entre elles. D’une certaine façon, le mouvement northern soul qui à la fin des années 1960 voyait de jeunes gens du Nord de l’Angleterre se réapproprier le son des disques Motown en provenance de Detroit et le mode de vie qui allait avec est probablement le point de départ de cette évolution. Les ramifications de Blue Lines sont multiples, des défricheurs jusqu’au-boutistes comme Mark Stewart (originaire lui aussi de Bristol) et son incarnation The Pop Group au dub mutant du label londonien On-U Sound de son mentor Adrian Sherwood en passant par l’impact de la déferlante reggae et celle tout aussi capitale de la scène post-punk dont les codes du Do It Yourself étaient devenus pour de nombreux artistes la nouvelle règle à suivre.
New Age Steppers, 23 Skidoo, The Slits, Dub Syndicate, Rip Rig + Panic sont autant de noms de différents projets passés à raison à la postérité mais qui ont préparé le terrain pour des groupes comme Massive Attack et Portishead. S’adressant à un public plus restreint, ces pionniers furent sacrifiés parce qu’ils avaient le tort d'être en avance sur leur temps.
Blue Lines est le fruit d’une longue gestation dont le point de départ est la mise sur pied vers 1983 du Wild Bunch (en référence au film de Sam Peckinpah), un sound system hétéroclite et multiracial de différents DJ et MC, Nellee Hooper, Milo Johnson (DJ Milo), Grant Marshall (Daddy G), Robert Del Naja (3D) et les jeunes pousses Andrew Vowles (Mushroom), Willy Wee et Adrian Thaws (Tricky). C’est au Dug Out, un des clubs les plus exaltants d’Europe, que ce collectif fit ses premiers pas en mélangeant avec ferveur punk, reggae, new wave, ska, hip-hop, des musiques de films et les productions de Burt Bacharach faisant ainsi se côtoyer jeunes branchés blancs et noirs dans une ville traditionnellement coupée en deux.
Au départ les publics étaient en effet cloisonnés jusqu'à l’arrivée du hip-hop, le disco et la soul étaient les ennemis jurés de la new wave mais pas le reggae qui grâce au groupe punk The Clash mais aussi aux Slits et à Public Image Ltd était parfaitement accepté. Le mouvement punk a permis une connivence presque naturelle avec le reggae et le dub puis, par la suite, avec le hip-hop – si bien que le Wild Bunch est passé d’un sound-system à la jamaïcaine à une sorte de laboratoire fascinant et hors normes.
« Comme beaucoup d’autres gosses, j’ai suivi les Clash du début à la fin, ce qui m’a fait aller du punk au hip-hop en passant par le reggae et le dub. Sur la vidéo de « Radio Clash », on pouvait apercevoir le graffeur de Brooklyn Lenny McGurr (alias Futura 2000) et The Rock Steady Crew. J’ai immédiatement accroché à cette image. C'était si neuf, presque extraterrestre. Au départ, on suivait à la ligne les pochettes de disques qui arrivaient de New York : on parlait avec des accents américains, on s’achetait des vêtements Calvin Klein, des chapeaux Kangol… Mais très vite on s’est approprié cette culture. C’est nous qui avons inventé le hip-hop britannique. ». (3D)
Le rapprochement entre les trois personnalités au parcours musical assez différent que sont 3D, Daddy G et Mushroom va être déterminant. Vers 1987 et sous l’impulsion de Cameron McVey le compagnon de route de la chanteuse Neneh Cherry (elle-même liée à ses débuts au Slits et Rip Rig + Panic) ils prennent leur destin en mains sous le patronyme de Massive Attack. Ils mettront encore quatre ans pour finaliser leur premier album pendant que leur acolyte Nellee Hooper ne mettra lui que deux années pour accoucher d’une première production qui fera date avec son projet Soul II Soul. Les succès de « Keep on Movin' » et « Back to Life » sont l’amorce d’un changement qui culminera avec ce Blue Lines aux accents multiples.
Pour ma part, prendre cet album de plein fouet à l'âge de quatorze ans avec une culture hip-hop soul et reggae proche du néant fut salutaire et une porte d’entrée idéale vers ces différents genres musicaux.Si je compris assez rapidement que le disque utilisait l’art du sampling comme outil principal de création de ses chansons, j'étais loin de me douter que cet album était truffé de références aux collections de disques respectives de ces créateurs. Les membres de Massive Attack n’oubliaient pas d’où ils venaient et qu’ils étaient avant tout des fans de musique qui sélectionnaient et passaient la musique des autres à travers un sound-system.
L’exemple le plus emblématique reste le morceau d’ouverture de Blue Lines, la ligne de basse de « Safe From Harm » est un emprunt basé sur un segment du morceau « Stratus », standard jazz-fusion du batteur Billy Cobham. Le break en question fait abstraction de toutes les improvisations vaines et superflues des musiciens Jan Hammer, Lee Sklar et Tommy Bolin en se focalisant uniquement sur le groove hypnotique généré par la section rythmique de ce titre datant de 1973. Sur « Safe From Harm » le groupe échantillonne aussi des éléments méconnaissables de chansons de Lou Rawls et Funkadelic et permettent ainsi à la voix de Shara Nelson de se poser sur un tapis sonore idéal et confortable.
L’art de créer avec de beaux restes de nouveaux éléments n’est pas aussi simple qu’on pourrait le croire, on est même assez proche d’une forme de prestidigitation dont les secrets ne seraient dévoilés que par des amateurs plus pointilleux encore que ces DJ avertis. Il est si facile aujourd’hui de savoir d’où proviennent ces samples, le mystère s’est évaporé depuis que sont apparus blogs et autres sites encyclopédiques à la Wikipédia. À l'époque il fallait encore scruter, chercher, se renseigner et surtout écouter pour espérer deviner que sur le morceau « Five Man Army » le chanteur vétéran de la scène reggae Horace Andy alors en manque de paroles part dans une fausse improvisation où il reprend des bribes de mots issues d’une chanson, « Money Money », qu’il a lui-même écrite en 1974. Horace Andy sera d’ailleurs l’invité le plus régulier de Massive Attack avec pas moins de douze morceaux à son actif sur les cinq albums du groupe.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard de le retrouver là. Vers 1990 les membres de Massive Attack le contactent pour qu’il pose sa voix sur le riddim (le rythme en jamaïcain) de leur chanson « One Love », c’est un juste retour des choses pour lui car même s’il a toujours été respecté par la scène reggae il n’en demeure pas moins qu'à cette époque Horace Andy est pratiquement réduit au silence par l’apparition, dès le milieu des années 1980, de sons numériques et donc moins roots qu'à ses débuts. Grâce à sa voix haut perchée (il refuse qu’on parle de falsetto à son sujet) et à ses paroles évoquant tout à la fois la condition sociale du ghetto de Kingston et la dimension biblique du rastafarisme, Horace Andy avait su dès la fin des années 1960 se démarquer des autres chanteurs tout en suivant la voie tracée par des crooners au timbre atypique comme Ken Boothe, John Holt et Delroy Wilson. Après des 45-tours produits par Clement « Coxsone » Dodd il réalisera durant les années 1970 ses meilleurs albums avec le producteur Bunny Lee puis il s’expatriera à New York pour enfin atterrir à Londres où il travaillera avec le fondateur du label Wackie’s, Lloyd Barnes, lui aussi exilé dans la capitale britannique. Cette voix à la Al Green a de toute évidence accompagné les soirées au Dug Out animées par le Wild Bunch et en arrivant à convaincre Horace Andy de participer à leur premier album c'était à la fois un rêve qui se réalisait et une très belle occasion de rendre justice à une carrière de l’ombre, mais irréprochable, qui ne demndait qu'à renaître de plus belle.
Présent sur les titres « One Love », « Five Man Army » (reprise d'une composition de Dillinger datant de 1982) et sur « Hymn Of The Big Wheel » chanté avec Neneh Cherry, Horace Andy se pose en gardien de l'héritage reggae et deviendra un repère vocal indissociable des albums du groupe.
Les voix de Daddy G, 3D et Horace Andy ne suffisant pas à mettre Blue Lines sur une orbite soul dont les bases sont pourtant déjà là, la chanteuse Shara Nelson est de ce fait le contrepoint idéal à ces timbres masculins omniprésents. « Safe From Harm », « Unfinished Sympathy », « Daydreaming » et « Lately » sont complètement habités par cette personnalité qui hante les sens sur des samples éclectiques. Sur ces chansons, l'art du sampling permet de passer d'une section rythmique empruntée à Isaac Hayes à des arpèges du guitariste John McLaughlin pour une fois sobre dans son jeu et, comme si tout devenait possible, on entend çà et là les hommes de mains de James Brown (John Jabo Starks et Jimmy Nolen) se faire la malle avec Wally Badarou, Sade et Lloyd Robinson sur des paroles de prolos ancrées dans le quotidien et scandées dans un rap frénétique d'un autre temps. Le jeune Tricky est aussi parfait dans son rôle de petite frappe aux allures de boxeur fan tout autant des Buzzcocks, des Cure et de Kurt Cobain que de Dr. John, de Kate Bush, des Specials et d'Eric B. & Rakim ! Parfait mais ingérable et surtout la tête ailleurs que dans le music business qui se dessine, Tricky prendra la poudre d'escampette pour le meilleur et pour le pire après la sortie du deuxième opus de Massive Attack, Protection.
Il est difficile de prendre congé de Blue Lines tant cette pop lascive teintée de soul opulente enfumée par le dub et l'électro subjugue. Une alchimie qui culmine sur la reprise très fidèle du « Be Thankful For What You’ve Got » du trop méconnu chanteur soul William DeVaughn. Tous ces éléments réunis vont rendre dépendante une scène dance anglaise qui n'en demandait pas tant. En définitive ce disque n'est sans doute pas le premier à utiliser des emprunts de ce genre, It Takes a Nation of Millions to Hold Us Back et Fear of a Black Planetde Public Enemy mais aussi Paul's Boutique des Beastie Boys sont déjà passés par là - à la différence notable qu'ils sont intimement liés au hip-hop alors que Blue Lines élargit le champ des possibles vers d'autres types de musique. Une fois de plus en mal d'inspiration, les journaux et les amateurs d'étiquettes auront vite fait d'appeler cela trip-hop, une tromperie supplémentaire qui, comme à chaque fois prendra de court ceux qui ont engendré une telle lignée de projets. Ceux-ci tentant en vain de reproduire ces sons tendus en les réduisant à quelques tics ressemblant plus à de la musique décorative pour bars à la mode qu'à un mouvement musical digne de ce nom.
« Même à l’époque de Blue Lines on pensait juste avoir enregistré un disque potable. Et quand on a commencé à le faire écouter aux maisons de disques, leurs réactions enthousiastes nous ont vraiment étonnés car on se contentait juste de continuer le travail du Wild Bunch. La seule progression, sur notre premier album, c’est qu’on samplait les disques au lieu de les jouer. » (3D)
Massive Attack mettra donc trois ans pour sortir une suite que tout le
monde ou presque attendait de pied ferme. Shara Nelson a de son côté
quitté le navire pour se lancer dans une carrière solo sans lendemain
et Tricky en est encore à peaufiner son Maxinquayequi sortira un an après en n'oubliant pas de déjà réviser ses gammes sur l'un des morceaux-phares de Protection,
le fabuleux « Karmacoma ». Le départ de Shara Nelson coïncide avec
les arrivées simultanées de la chanteuse de Everything But The Girl,
Tracey Thorn et d’une interprète d'origine nigériane, Nicolette qui
avait déjà sorti un premier album solo en 1992. Plutôt que de rester
sur leurs certitudes, le groupe préfère se mettre en danger, tentant
d'innover pour mieux s'éloigner de leur trop encombrant premier album.
Coproduit par Nellee Hooper, Protection, le second opus de Massive Attack se distingue donc de Blue Lines
par l'utilisation restreinte de samples et par un travail sur les sons
plus méticuleux pour un résultat paradoxalement plus instable que par
le passé. Les choses semblent à la fois plus maîtrisées mais la peur du
vide semble les tenailler à tel point que par moments le disque se
perd dans un dédale de mélancolie et de résignation. Les compositions
sont tendues à l'extrême, elles refusent la simplicité tout en se
laissant amadouer par les bonnes intentions de leurs différents
interprètes, ce sont eux qui donnent un semblant de vie à ces chansons
désincarnées.
La voix de Tracey Thorn atténue l'intensité mortifère de
la plage titulaire du disque et donne de la gravité au très épuré
« Better Things ». La nouvelle venue, Nicolette, apporte par son timbre
à la Billie Holiday de la substance et du corps à « Three » et
« Sly », deux ritournelles somptueuses et vénéneuses à souhait. Si en
termes de sophistication les arrangements orchestraux de Will Malone
sur « Unfinished Sympathy » avaient marqué les esprits, les envolées
violoneuses et pianistiques faisant écho aux travaux de Bernard
Herrmann, Angelo Badalamenti et David Shire de l'arrangeur écossais
Craig Armstrong rendent « Sly » et les instrumentaux « Weather Storm »
et « Heat Miser » aussi mystérieux que démesurés.
Horace Andy n'est pas en reste et se distingue par deux reprises contrastées, celle sublime de son « Spying Glass » – revu et corrigé - de 1982 et une autre plus anecdotique, voire inutile du « Light My Fire » des Doors. L'original de « Spying Glass » sorti à l'origine sur l'album Dance Hall Style se suffisait à lui-même mais sa réinterprétation a le mérite de lui donner une seconde vie et d'en faire un classique définitif. La reprise des Doors enregistrée lors d'un concert fait presque l'effet d'une blague de potache visant sans doute à se remémorer les ambiances de leurs soirées endiablées au Dug Out. Dans leur souci de déjà revoir leur copie et de proposer un peu moins de normalité à leur public, le groupe décide de confier les bandes à peine achevées de Protection à Neil Fraser (alias Mad Professor), un des chefs de file du dub anglais depuis le début des années 1980 et habitué aux bidouillages de toutes sortes. Avec la publication de No Protection il bouscule rythmiques et tessitures vocales en apportant un peu de folie et de densité à ces chansons qui en manquaient parfois. Mais qu'on ne s'y trompe pas, l'empreinte laissée par Protection prendra finalement le dessus et ne laissera planer aucun doute quant aux futures intentions du groupe. Celles d'arpenter plus en avant des territoires arides et désolés qui prendront corps sur leur troisième oeuvre, le neurasthénique et oppressant Mezzanine.
Avant la parution de cet album et parallèlement à leurs différentes activités en tant que DJ, les membres de Massive Attack fondent en 1997 le label Melankolic avec lequel ils vont publier successivement The Space Between Us, un album orchestral de leur collaborateur Craig Armstrong, un disque qui reprend certains thèmes de l'album Protection et en compagnie d'artistes prestigieux comme le chanteur du groupe The Blue Nile, Paul Buchanan (en état de grâce sur une de ses anciennes compositions, le grandiloquent « Let's Go Out Tonight ») et la chanteuse des Cocteau Twins, Liz Fraser (touchante sur « This Love »). Melankolic signe également le très sophistiqué premier album du groupe Alpha ainsi que le rappeur anglais Lewis Parker et le groupe pop rock Day One. Pour l'anecdote, la première sortie du label est un vibrant hommage et une introduction idéale au talent de Horace Andy via une compilation de quatorze titres couvrant toute sa carrière. C'est durant cette période que le groupe s'attele à l'écriture d'un album qui va une fois de plus bouleverser les tendances et faire bouger les lignes.
Mezzanine est avant toute chose le fruit d'une lutte intérieure et fratricide entre ses différents concepteurs. Une lutte de territoire qui va laisser des traces car pour la première fois dans l'histoire du groupe la différence n'est plus un atout. Le temps est venu de choisir son camp, de mettre la parité au ban et de placer le débat d'idées au centre de la création.
« Comme nous ne sommes pas musiciens, seule l'imagination peut nous aider à construire des chansons : il faut toujours innover, toujours tenter des expériences. Cela nous interdit tout repos. Souvent j'ai l'impression d'être tout seul, totalement perdu. Mais malgré la peur, je continue d'avancer, de fouiller. Et parfois, l'un de nous va trop loin, il ne comprend pas que les autres ne veuillent pas le suivre, ça le rend dingue. C'est pour ça que nous nous engueulons autant. » (3D)
Si Mezzanine marquera autant son époque c'est aussi parce qu'il
est le témoin de ces désaccords, un disque en forme de point de
non-retour juste avant la scission. Tout d’abord il y a ce morceau
épique en ouverture, « Angel », qui débute par quelques effets
rythmiques à peine perceptibles et puis la voix de Horace Andy qui
s'élève et emmène l'auditeur vers ce flot de guitares incandescentes
surgissant de nulle part. À nouveau Horace Andy reprend ici une de ses
propres chansons(« You Are My Angel ») en la chantant d'une tout autre
manière en étant accompagné par un décorum musical qui est à des
années-lumière de la tonalité initiale de ce titre enregistré en 1973
au King Tubby's Studio par Bunny Lee. Le reggae est encore à l'honneur
via l'incroyable « Man Next Door » qui résume à lui seul tout ce que
Massive Attack est devenu au fil des ans. Ce titre est aussi une
reprise mais cette fois c'est au mythique chanteur jamaïcain John Holt,
via son premier groupe, The Paragons, qu'on la doit. Comme à chaque
fois le groupe brouille les pistes en changeant le tempo et en incluant
des emprunts qu'il faut cette fois aller chercher du côté de la new
wave et non des moindres puisque c'est le « 10.15 on a Saturday Night »
de The Cure qui fait ici office de victime consentante.
Ligne de basse, batterie, synthé, guitare, tout ici est pillé pour la bonne cause. Rien à dire, cela semble peut-être trop évident et pourtant c'est fait avec tellement de justesse que ça passe. « Man Next Door » est un des sommets du disque, celui où la vérité éclate aux yeux de tous : les membres de Massive Attack veulent renouer avec leur héritage plus rock tout en gardant leur ossature soul et reggae. Mais, comme souvent lors d'une cohabitation il y a un jeu de dupes qui la rend assez vite invivable, le morceau « Risingson » en est la parfaite illustration. 3D et Daddy G n'en font qu'à leur tête et rendent ce morceau insaisissable et suffocant. Les rares moments d'accalmie sont ceux où la chanteuse Liz Fraser débarrassée des effets et de l'écho superflu, prend possession des lieux sur « Black Milk » et surtout sur les troublants « Teardrop » et « Group Four ». Alors qu'on croyait tout savoir de ce timbre si souvent rencontré au sein des Cocteau Twins, l'entendre sur ces compositions ici est une vraie révélation, un peu comme si c'était la première fois. Il y a bien aussi « Exchange », un trompe-l’œil instrumental à la John Barry qui fait comme s'il ne s'était rien passé avant, alors que l'on vient pratiquement de se faire abuser par la torpeur de l'hypnotique « Inertia Creeps ».
Mezzanine est un disque à la croisée des chemins qui n’épargne personne, pas même Mushroom qui semble perdre pied. On le sent résigné, fantomatique, il n'est déjà presque plus là, comme sur le départ, scratchant mécaniquement sur des chansons qui ne lui appartiennent plus vraiment. Il voit bien de quoi il s'agit, de toutes ces références appuyées à Basement 5, Joy Division, Gang Of Four, Wire, Siouxsie et une fois de plus Public Image Ltd. Seulement voilà il imaginait sans doute qu'il était encore possible que les musiques d’Isaac Hayes et Lloyd Robinson aient aussi leur mot à dire. Au lieu de ça elles sont devenues des faire-valoir, utilisées uniquement pour se donner bonne conscience. Le rêve s'est évanoui, l'utopie a vécu. Le disque a choisi son camp alors qu'il aurait pu ne pas choisir.
Le public et les critiques de tous bords chantent les louanges de ce disque d’un autre temps, parmi eux on retrouve même ceux qui ne voyaient en Massive Attack qu’un groupe en toc à peine capable de produire une musique digne d’intérêt. Après Mezzanine, le trio est devenu un duo qui continue d'explorer, d'innover pour perdurer et ne pas disparaître corps et biens. À quoi bon renouer avec l'innocence des débuts ? 3D et Daddy G ont préféré grandir et accepter de rejoindre les stades et la musique de masse mais toujours avec une certaine dignité que les albums suivants, 100th Window et surtout Heligoland, ont quand même su garder.Au final Massive Attack aura par une certaine conscience politique sous-jacente repris le flambeau de deux disques manifestes des Clash, le gargantuesque et éclectique triple album Sandinistaet le très mal aimé Combat Rock (paradoxalement leur plus gros succès commercial à l’époque). Le groupe de Joe Strummer et Mick Jones y passait en revue plusieurs genres de la new wave synthétique au hip-hop et ce presque au même moment où le Wild Bunch allait prendre ses quartiers au Dug Out. La suite est intimement liée à une forme de réinvention des musiques actuelles et de leurs histoires dans un souci d’incarner une vision du monde désabusée mais combative.
David Mennessier