Pan(a)sonic: musique de spectres
- Pan(a)sonic (- - -)
Au cours de la seconde moitié des années 1990, la musique du groupe formé à l’été 1993 par Mika Vainio et Ilpo Väisänen se propage au-delà des frontières de leur Finlande natale et atteint des zones a priori moins périphériques sur la carte des musiques électroniques : l’Angleterre, l’Allemagne et le reste de l’Europe continentale, les États-Unis, etc. Pour ceux qui ont compris ou deviné comment profiter pleinement de leurs deux premiers albums,Vakio (1995) et Kulma (1997), au-delà du minimalisme et de la rigueur apparente de leurs ondes sinusoïdales quasiment stationnaires et de leurs battements obstinés, dans toutes leurs richesses, nuances, chatoiements de textures et déploiements d’énergies – c’est-à-dire pour ceux qui ont osé les écouter fort, bien fort, ou pour ceux (régulièrement les mêmes) qui, les ayant vus en concert, n’ont pas vraiment eu la liberté de faire ce choix du volume sonore, au moins deux évidences s’imposent : la puissance et le caractère éminemment physique et corporel de cette musique.
Mika Vainio et Ilpo
Väisänen sont nés en 1963. Au début des années 1980, le premier est
particulièrement friand de rock et de musique industrielle (Suicide, Throbbing
Gristle, Einstürzende Neubauten, etc. – on y reviendra), tout en étant ouvert
au reggae, au dub, au hip-hop et un peu plus tard aux balbutiements de la scène
house. Officiant comme DJ, il rencontre Väisänen au début des années 1990. Ce
dernier vient de quitter sa ville natale de Kuopio (100 000 habitants)
pour Turku (175 000 habitants intra muros, 300 000 habitants dans
l’agglomération) : pour y poursuivre ses études, mais surtout pour y
organiser des raves au sein du
collectif Hyperbolic Trousers dans lequel on trouve aussi Tommi Grönlund qui
est par ailleurs sur le point, en 1993, de créer le label Sähkö
(« électricité » en finnois) dont presque toutes les premières sorties
seront des maxis liés à Vainio (sous les identités Ø, Guacamole Orchestra et
Panasonic).
Mais, au cours de ces années 1992-1993, avant même de créer Panasonic, les deux
musiciens commencent par collaborer avec Ultra 3 (rebaptisé Sin Ø à l’arrivée
de Vainio), un collectif expérimental actif au point de rencontre du son, de
l’ingénierie, de l’installation et de la performance. C’est dans ce cadre-là
que se déroule un happening qui contient déjà pas mal de germes de ce que
deviendra Panasonic, et qui ne laisse aucun doute sur l’essence très corporelle
(et radicale) de leur démarche. « À la fin des années 1980, dans le cadre
d’une performance sonore, le duo passa dix heures dans un garage, exposé à un
bruit de basse fréquence (13 Hz) diffusé à un volume de 125 décibels »,
peut-on lire sur la page Wikipedia (en anglais) consacrée au groupe. On
retrouve à peu près la même version de cette anecdote en ouverture de l’article
« Exotic Audio Research » de Rob Young dans The Wire en mars 1997. Mais, surtout, on la retrouve aussi racontée
avec beaucoup plus de détails, photos à l’appui, par un témoin de premier ordre
sur le site Internet d’un des trois participants à la performance, Kasimir K.
Le happening s’est déroulé en juin 1992 dans le cadre du festival Down By The
Laituri à Turku sous la bannière d’Ultra 3 (c’est-à-dire Ilpo Väisänen, Kasimir
K et Jari Jula ; avant l’arrivée de Mika Vainio). L’idée maîtresse est de
réaliser une expérience basée sur une situation de départ connue, une durée
préalablement fixée (effectivement dix heures) et un système presque clos (des
contacts limités avec le public). En vue de mettre en place ce dernier point,
des barres métalliques divisent l’espace entre participants actifs et
spectateurs et les musiciens portent des sortes d’œillères également en métal
qui leur permettent de regarder vers le bas, vers leurs équipements musicaux,
mais non droit devant eux, vers le public. Le reste concorde avec la
« légende » véhiculée : l’utilisation au sein du spectre des sons
diffusés de basses fréquences allant jusqu’aux infrasons (au-dessous de 20 Hz),
inaudibles mais que nos corps peuvent ressentir, le volume sonore tonitruant
(dans la classe des intensités « douloureuses », entre le
marteau-piqueur – 120 dB – et l’avion au décollage – 130 dB) et la dimension d’épreuve d’endurance liée à la
durée inhabituelle du concert. Tous ces éléments qui ancrent déjà très
clairement l’expérience dans une dimension corporelle sont encore renforcés par
l’utilisation de sons provenant de micros collés sur la peau des trois artistes
et amplifiant leurs battements de cœur, leur pouls et leur respiration. Pour
une performance ultérieure, l’un d’eux avalera même un micro miniature pour
capter des sons à l’intérieur de son propre système digestif.
Mais, surtout, il y avait déjà au sein des projets Ultra 3 et Sin Ø, légèrement en retrait, un mystérieux mais importantissime « homme de l’ombre » dont le rôle ne va en rien s’amenuiser à la création de Panasonic, au point qu’on parle souvent de lui comme du « membre supplémentaire du groupe » : Jari Lehtinen (à ne pas confondre avec Sami Salo, musicien le temps d’un seul album, le premier, aux côtés de Vainio et Väisänen). Sur la pochette de Vakio, on peut lire « Instrument engineering by Jari Lehtinen » ; sur celle de Kulma, « Panasonic Technics – Jari Lehtinen ». Cet ami, complice de longe date, est donc le détenteur du cerveau fumant et des dix doigts agiles qui ont imaginé et mis au point les senseurs, les sources d’amplification et les générateurs sonores d’Ultra 3/Sin Ø ainsi que ceux de Panasonic. Et c’est tout sauf anecdotique. Tant au niveau plastique et visuel qu’au niveau sonore et musical, ses instruments ont pris une place centrale pour faire de Panasonic ce qu’a été Panasonic. Il suffit de regarder les étincelles dans les yeux de Björk lorsque, pour le documentaire Modern Minimalists produit par la BBC en 1997, elle rend visite à Vainio, installé à Barcelone à l’époque, et que celui-ci lui fait une petite démonstration des machines de Lehtinen. Inspiré par les synthétiseurs analogiques des années 1960-1970, celui-ci a construit de très beaux instruments dont les éléments récurrents sont les oscillateurs et les potentiomètres rotatifs mais qu’il a logés dans des objets usuels détournés qui finissent par leur donner leur surnom : une machine à écrire (« The Typewriter »), une boîte à cigares (« The Cigar Box ») ou une boîte à tiroirs pour ustensiles de pêche (« The Fishing Box »). Nomenclature qui révèle d’ailleurs l’humour des musiciens – pas immédiatement perceptible à l’écoute de leur univers sonore radical et rigoureux – comme dans le cas de ce tube à infrasons de plus de six mètres de long baptisé « John Holmes » en hommage à l’acteur porno des années 1970 et 1980, célèbre pour son pénis surdimensionné, et qui inspira Paul Thomas Anderson pour son film Boogie Nights. « Oh, quand on utilisait ce machin à infrasons de sept mètres de long qu’on avait construit – un grand tube en plastique avec, à l’intérieur, une boîte avec de nombreux haut-parleurs qui le faisaient vibrer à de très basses fréquences… Notre studio est lié à un sauna et nous étions tous dans la petite pièce du sauna quand ce truc s’est mis à vibrer. On a éclaté de rire, c’était fou. » (Entretien avec Stephen Dalton, New Musical Express, 1995)
Nomenclature et clin d’œil : deux éléments qu’on retrouvera en février
1999 lorsque, sentant dans leur cou l’haleine des avocats américains de la
firme d’appareils électroniques dont ils avaient emprunté le nom, les
Finlandais (et leur label anglais, Blast First) décidèrent de se rebaptiser Pan sonic et que le « a » sacrifié, censuré sur la pochette extérieure de
leur disque, vint se retrouver imprimé, seul et exactement à la même position,
sur la rondelle argentée du CD lui-même, lui donnant par la même l’occasion son
titre minimal : A. Comme un
nouveau départ, comme le premier point d’une nouvelle ligne.
Pour revenir aux machines de Lehtinen, ce bel instrumentarium rétro-futuriste offre au public des concerts de Panasonic à la fois un plaisir esthétique immédiat et une association assez facile à établir entre les gestes des musiciens et les modulations du son qu’ils induisent. À la fin des années 1990, dans un champ des musiques électroniques éventuellement-dansables-mais-pas-nécessairement-à-danser où prolifèrent les musiciens utilisant les ordinateurs portables, ces manipulations de boutons sont déjà un rien plus incarnées et éloquentes que ne le sont les clics de souris de la plupart de leurs collègues actifs à la même époque. Même si au niveau de la quantité d’air brassée, on reste loin de l’air guitar. Mais, surtout, pour le groupe lui-même, les instruments de Lehtinen (auxquels, au fil des années, Vainio et Väisänen ajouteront de plus en plus de machines commerciales comme le séquenceur-échantillonneur MPC2000) ne permettent pas un contrôle total et induisent de l’aléatoire, donc de la surprise. « La chose intéressante, que nous apprécions beaucoup, c’est que des sortes de coïncidences ou d’erreurs surviennent. Et c’est quelque chose que nous transformons parfois en de nouvelles idées » (entretien avec Greg Blaise pour le Detroit Metro Times) ou « Les machines sont aussi importantes que nous. Cela se passe dans les deux sens. Quand nous construisons les morceaux nous avons des idées en tête ; mais parfois les machines jouent de nous [comme nous jouons d’elles]. C’est parfois très difficile quand on a une idée très précise de forcer le morceau dans cette direction-là. C’est souvent beaucoup plus facile, et plus agréable, de le laisser se développer par lui-même, d’une certaine façon. De le suivre. » (article de Rob Young, op.cit.).
Pour Vainio et Väsäinen, les concerts et les sessions d’enregistrement ne sont pas deux pratiques si différentes. En studio, le public est absent mais le groupe joue en direct, improvise, cherche, avance par essais, erreurs et réussites, surprises et surgissements d’idées puis, à intervalles réguliers, décide de publier sans chipotages ultérieurs certains extraits choisis de ces bandes – tantôt de 50’’ tantôt de 9’ – sur disques. En concert, du propre dire des musiciens, c’est « juste un peu plus rock ». Un choix de mot (« rock ») qui, au-delà des liens clairs de la musique de Pan sonic avec la techno et avec un certain dub blanc (une logique du « Less is more » parfois proche de celle de Pole – cf. ailleurs dans Beat Bang), met le doigt sur un amour de jeunesse, une racine profondément ancrée. Ce n’est pas un hasard si la plupart de leurs idoles de jeunesse, avec lesquelles ils ont eu d’ailleurs très souvent l’occasion de jouer et de sortir des disques – Alan Vega de Suicide, F.M. Einheit de Einstürzende Neubauten, Bruce Gilbert de Wire ou même le guitariste bruitiste Keiji Haino – étaient actives au point de rencontre du rock et de la musique industrielle ou du rock et de la noise.
Sans oublier, une génération plus loin dans l’arbre généalogique de leurs influences, le rockabilly non domestiqué de l’homme-orchestre Hasil Adkins. Le musicien et penseur de la musique David Toop n’est pas le seul à établir un lien entre Adkins et Pan sonic en faisant s’entrechoquer l’écoute de leurs disques respectifs dans le film I Never Promised You a Rose Garden de Guy-Marc Hinant et Dominique Lohlé ; les deux musiciens (et grands amateurs de musique) finlandais s’y référant régulièrement eux-mêmes. Pour finir sur une formule en forme de clin d’œil, on pourrait avancer que Pan sonic correspond à ce qu’aurait pu donner la rencontre de Hasil Adkins et d’Erkki Kurenniemi, scientifique, cinéaste expérimental et inventeur d’instruments électroniques à l’Université de Helsinki entre 1962 et 1974. Vainio et Väisänen jouèrent d’ailleurs de son Dimi-S (ou « Sexophone »), prototype construit en 1970, qui transformait en sons les changements d’émotions d’un ou de plusieurs exécutants, via des électrodes fixées sur leur peau.Philippe Delvosalle
portrait écrit en septembre 2012 pour le projet Beat Bang