Pierre Barouh
Pierre Barouh
Il y a de ces années où Saravah, le label ironiquement auto-proclamé roi du slow bizz, et son fondateur, Pierre Barouh, nous envoient quelques nouvelles. Comme en 2007 : le label qui a lancé Jacques Higelin, Brigitte Fontaine ou Nana Vasconcelos, célèbre 40 années d’existence. Simultanément, Pierre Barouh reparaît avec Daltonien, 17 nouveaux titres charriant le fruit de des rencontres faites au gré de ses douces dérives, avec escales obligées au Brésil et au Japon. Rencontre.
Votre dernier album remonte à 1998. Comment envisage-t’on l’écriture après une longue interlude musicale ?
Ce n’est vraiment pas une question que je me suis posé. Je n’ai aucun plan de carrière en tête mais préfère me promener, me laisser porter, par un film (ndlr : Pierre Barouh est l’auteur de quelques films et documentaires, dont Le divorcement avec Michel Piccoli, plus récemment, en accomapgnement du cd Daltonien, La Rencontre Joyeuse, relatant un séjour au Cambodge), les voyages, la musique… En musique, mon écriture est plutôt parcimonieuse (rires). J’ai toujours trop aimé la chanson pour devenir véritablement chanteur. Je n’ai jamais eu d’impresario. Je me laisse porter. Mais à un moment, je me suis trouvé face à un trop-plein de chansons accumulées. Le moment était venu d’enregistrer un disque. Et puis, cela me fait plaisir d’être présent au moment où Saravah fête ses 40 ans.
Vous reprenez Les Indifférentes, un texte de Jean-Roger Caussimon, un auteur méconnu mais que vous affectionnez particulièrement...
Les gens m’interrogent souvent au sujet de Saravah. Or, mon principal motif de fierté, c’est bien Jean-Roger Caussimon. Il fait partie de ces gens tels Mac Orlan, Jean Renoir ou Jean Vigo qui m’ont nourri lorsque j’ai commencé à écrire dès l’âge de 15 ans. Caussimon est l’auteur d’extraordinaires chansons : Le Temps du Tango, A Ostende, etc. Occulté par ses interprètes (Ferré, etc.) et étant de nature pudique, son nom est resté le plus souvent dans l’ombre. Fin des années 60, sous les conseils de José Arthur, je suis venu à sa rencontre. C’était un homme d’un mètre 90, un vieil anar humaniste aux manières très 19ème siècle… Je lui ai proposé de lui enregistrer un album pour Saravah qui venait de naître. « Mon cher Barouh, vous n’y pensez pas », me dit-il, « vous allez perdre tout votre argent ! ». Je sentais toutefois que, sans oser l’avouer, il désirait ce disque depuis longtemps… Maurane ou Higelin auraient pu construire leur carrière sans passer par Saravah. Du côté de Caussimon, le fait de se mettre à chanter et de partir sur les routes a illuminé les 15 dernières années de sa vie. J’en suis fier. J’ai toujours eu une grande disponibilité dans la reconnaissance du talent des autres. Je n’y peux rien, c’est dans ma nature. Et ce prosélytisme peut devenir assommant pour mon entourage. Il suffit que je m’entiche pour un chat, un chien ou un pigeon et j’emmerde tout le monde (rires).
Par contre, la présence d’une adaptation en français de Corcovado un des classiques de la première vague de la boss nova, peut surprendre. Ne vous étiez-vous pas pourtant promis dans les années 60 d’éviter de recourir à ce procédé ?
(Rires). La situation est un peu plus complexe. J’ai découvert cette musique en 1959, alors que je traînais à Lisbonne. Ma rencontre avec Sivuca, un musicien brésilien mythique, m’a permis de découvrir la bossa nova. Un choc ! Aujourd’hui, cette musique fait l’objet d’un malentendu. Elle est victime de la beauté de ses mélodies et harmonies. Le public oublie pourtant que ces chansons ont été portées par d’immenses poètes populaires qui, lors des années de dictature, ont été bien plus réprimés que les cinéastes et écrivains. Car on n’arrête pas une chanson, elle a toujours la capacité de se propager, de s’infiltrer. Personnellement, je n’ai jamais voulu prôner l’exotisme. Je suis avant tout un promeneur qui témoigne de ce qu’il glane de ses promenades. Lorsque Samba Saravah s’est retrouvé intégré au film Un Homme et une Femme, on m’a rapidement fait passer pour l’apôtre de la bossa nova, ce qui était en contradiction totale de ce que je disais dans cette chanson (ndlr: Sur une mélodie de Baden Powell, il y célèbre et cite les noms des plus grands créateurs de la musique populaire brésilienne). Refusant de me rendre complice d’un malentendu, j’ai toujours décliné les propositions d’adaptations de mélodies brésiliennes. Mais concernant Corcovado, j’en avait écrit le texte en 1959. Daltonien est un disque réalisé de façon impromptue et improvisée. Un ami et complice, le pianiste Jean-Pierre Mas, m’a un soir demandé de rechanter ma version de Corcovado. J’avais encore mémoire toutes les paroles. Il m’a alors attiré dans son studio et le titre a été enregistré en 5 minutes. Un hold up…
Sur La Paresse, vous citez pour la première fois en chanson l’adage de Saravah : « Il y a des années où l’on a envie de ne rien faire »…
C’est en effet la première fois que je cite cette sentence piquée à Salvador Dali. Elle apparue sur cette chanson de manière ludique. Masami Watanabe, un fan japonais que je ne connaissais pas, souhaitais écrire une chanson avec moi. Il m’avait écrit une musique qui swinguait à mort. J’ai joué le jeu du paradoxe : un éloge de la paresse sur une musique swinguante.
Comment expliquez-vous l’engouement porté par les japonais pour votre label ?
Lorsque les Japonais se passionnent pour quelque chose, ils s’y immergent complètement. Si une jeune japonaise se passionne pour le flamenco, elle en saura plus sur la question qu’un natif de Séville ! J’ai rencontré – et ce n’est pas de l’humour de ma part – des Japonais qui en savaient plus que moi sur moi-même. Lorsqu’ils se décident à plonger, c’est incroyable ! En 1982, j’ai découvert que toutes les raisons pour lesquelles on me traitait d’utopiste ou de marginal en France étaient reconnues et appréciées au Japon. Ce pays est vraiment aux antipodes de tous les clichés qu’on y avance. Ce qui me plaît là-bas, c’est son anachronisme. J’aime à répéter qu’ils ont les pieds dans les racines et la tête vers le futur. Pourtant, au départ, ce n’est pas par passion pour ce pays que je me suis rendu au Japon. Je m’y suis rendu par disponibilité (ndlr: en compagnie de Yukihiro Takahashi, Ryuichi Sakamoto et d’autres, il y enregistrera au début des années 80 Pollen et Sierra). Une compilation consacrée au Japon underground sortira prochainement sur Saravah.
Saravah est considéré par d’aucuns comme l’un des premiers et rares labels indépendants français à avoir maintenu ce statut tant économiquement qu’au niveau de la liberté de ses choix artistiques. Comment expliquez-vous votre longévité alors que certains labels qui, au niveau de la démarche, peuvent vous être redevables, ont disparu ou ne cessent de vivoter ?
C’est déjà tellement incongru que nous ayons pu survivre tout ce temps. Mais Saravah n’est qu’une petite flamme dans ma tête et peut mourir le jour où je soufflerais dessus. Aujourd’hui, c’est mon fils Benjamin et quelques autres qui s’en occupent dans un petit bureau basé à Nantes. Mais l’éthique subsiste : on peut nous approcher avec un projet qui pourrait nous assurer des ventes mirobolantes, si celui-ci ne nous tente pas, on ne le réalisera pas. Et je n’ai jamais pris un franc à la société: pas de note de resto, pas de salaire. Tout l’argent est dirigé vers la création. D’un point de vue plus technique, c’est l’édition qui nourrit véritablement le label. Une légende tenace veut que Saravah soit né du succès d’Un Homme et une Femme. Au contraire, il est né de l’insuccès supposé de chansons que personne ne voulait éditer. Lorsque Lelouch s’est retrouver sans un sous lui permettant de poursuivre le tournage de son film, j’ai commencé à prospecter du côté des éditeurs de musique afin de retirer quelque avance dans les droits d’édition de la musique du film. Tout le monde m’a ri au nez, incrédule face à ce que je leur proposais : de la musique brésilienne, un accordéoniste niçois, etc. Je me suis alors décidé à éditer moi-même ces chansons. Quelques mois plus tard, je me suis retrouvé à Cannes et à l’origine d’un coup unique dans le monde de l’édition. J’ai alors proposé à Jacques Higelin – que je connais depuis ses 14 ans – et à Brigitte Fontaine de leur permettre d’enregistrer un album. Saravah ne devait pas durer plus longtemps que ça mais j’ai commencé à poser le pied sur un fil et… je suis devenu funambule ! A l’exception des disques de Fontaine et Higelin qui ont été depuis longtemps amortis, nous avons presque toujours produit à perte. Si le label survit, c’est dû pour une bonne partie aux droits éditoriaux de mes chansons.
Intervieuw faite par Jacques de Neuville
"Le nouvel album de Pierre Barouh, "Daltonien", est disponible en téléchargement