Sharunas Bartas, l’absence en présence
Sharunas Bartas (1964 - )
Toute la précision du cinéma de Bartas (de la composition des cadrages à sa direction d’acteurs) remplit les espaces sans jamais les envahir. Sa maîtrise de la mise en scène fait sens et agit comme révélatrice des silences. Car les films de Sharunas Bartas ne racontent rien. Ou plutôt, bien trop de choses pour les exprimer de manière « conventionnelle ».
Ainsi dans Few of Us (1996), dès les premiers plans, les questions s’accumulent sans pour autant entraver la perception du film : quel est donc ce paysage enneigé et coupé du monde moderne ? Qui est cette jeune fille et que vient-elle chercher sur ces terres arides ? Bartas ne cherche jamais à répondre directement à ces interrogations toutes naturelles. C’est, selon lui, une des forces du langage cinématographique : il permet de sublimer le réel et d’accéder à une forme de compréhension que le seul langage verbal est incapable de proposer. Mais au-delà de cette réflexion sur cette forme de communication qu’il nous suggère, il est surtout question de celle qui semble impossible entre ces personnages qui se condamnent à se croiser sans un échange, sans un mot ou un regard, alors que leur rapport avec le reste du monde semble déjà bien difficile. Bartas aime à isoler ses personnages (beaucoup de gros plans de visages, rarement plus d’une personne par plan) et confiner la parole à un rôle divertissant (des chants accompagnés à l’accordéon) pour appuyer sans doute un peu plus le rapport d’intimité et d’introspection qui se crée inévitablement entre le spectateur et son récit.
Pas plus de dialogues verbaux dans son long métrage suivant (The House, 1997), juste deux monologues pour introduire et conclure le film. Et c’est bien suffisant. Loin des préoccupations plus… ethnologiques de son film précédent, The House joue quant à lui la carte du huis clos onirique, où l’absence de fil conducteur tangible laisse à tout un chacun la liberté de se perdre parmi les différents personnages qui hantent la maison. Le sens de la composition picturale de Bartas fait une fois de plus des merveilles et les – rares – cailloux qu’il sème à l’attention des spectateurs ne sont là que pour les égarer un peu plus au milieu d’interrogations laissées – volontairement – sans réponses. Le cinéaste lituanien invite nos yeux et nos esprits à se construire leur propre maison, leur propre condensé d’histoire, de souvenirs ou de projections sur base d’éléments épars et fantomatiques.
Déroutant, Bartas l’est à plus d’un égard. Seven Invisible Men (2005) semble effectivement s’annoncer sur une trame narrative plus classique : un vol de voiture, des personnages qui discutent entre eux… Mais ces mots et le récit qui s’amorce ne sont là que pour masquer le discours réel de son film, rendre le mystère un peu plus dense. Comme souvent, Bartas s’intéresse à l’humain, à sa bestialité et à la liberté inhérente à sa condition. Et c’est peut-être dans ce film qu’il met le mieux en pratique ce double concept d’absence/présence ; dans la majorité des plans, les personnages captivent par leur présence magnétique et emplissent ainsi le vide apparent qui les entoure d’un sens plus profond encore. Inversement, les dialogues n’ont que peu de poids et leur vacuité profonde invite au silence et à l’introspection.
Si on le compare régulièrement à Alexandre Sokourov, voire au Hongrois Bela Tarr pour son sens esthétique et son regard sur l’humain, Sharunas Bartas développe son propre microcosme où le langage cinématographique est au centre du débat. Et si ses films sont a priori dépourvus d’histoire, c’est sans doute qu’il préfère laisser à chacun le soin d’assembler les pièces du puzzle selon son bon vouloir afin de révéler pleinement le contenu de ses œuvres.