Two Lone Swordsmen
Two Lone Swordsmen
À l’été 2012, au moment d’écrire ce portrait, si on cherche une image d’Andrew Weatherall sur Internet, on risque fort de tomber sur une série de photos récentes nous le montrant plutôt « très classe », un peu garçon du pavé et des docks (ses tatouages, « Fail We May » entrelacé autour d’une dague sur l’avant-bras droit ; « Sail We Must » flottant autour d’un deux mâts, du côté gauche) mais mâtiné d’une élégance britannique d’un autre âge (moustache en guidon, gilet, bretelles, chemises aux manches retroussées, etc.). Sur l’une d’entre elles, le musicien est cadré au garde-à-vous en tenant, de l’autre main, un instrument à cordes frappées de la grande famille des cithares (cymbalum ? santour ?) sur la poitrine. Sur une autre, il est assis derrière un phonographe, un disque 78-tours posé sur la cuisse gauche. Une série d’images qu’on n’associe pas immédiatement aux clichés d’un musicien électronique d’aujourd’hui (DJ, remixeur, producteur puis auteur de ses propres compositions). Un look, une image publique de soi, par contre très proche de celle du rockeur rétro-primitiviste Billy Childish – dont Weatherall reprit d’ailleurs un morceau des Milkshakes sur la compilation de rock Sci-Fi Lo-Fi qu’il concocta amoureusement pour le label Soma Quality en 2007. C’est qu’en prolongement d’un des outils de prédilection de notre bonhomme, la platine ou tourne-disque, Weatherall se pose en véritable plaque tournante (entre le rock et les musiques électroniques, entre les musiques noires et les musiques blanches, entre les années 1980 et les années 1990, etc.) – et non en gardien d’un quelconque temple ou de n’importe quelle orthodoxie.
Andrew Weatherall naît en avril 1963 à Windsor, dans le Berkshire, à 40 km à l’ouest de Londres, selon ses propres dires « dans une famille de la classe ouvrière aspirant à intégrer la classe moyenne où les émotions et tout ce qui sortait de l’ordinaire était systématiquement proscrit ». Adolescent, en réaction, il prendra systématiquement le parti de ce qui semble le plus énerver ses géniteurs : il se fera bientôt poser ses premiers tatouages et en attendant, partant des quelques 45-tours (des Beatles, d’Elvis Presley, de Johnny Tillotson, etc.) qu’il peut quand même trouver dans les placards du domicile parental, il se jette à corps perdu dans une quête de musiques, en particulier de celles qui à l’image de Diamond Dogs de Bowie (et de sa pochette) s’entourent d’une aura sulfureuse. La chasse aux disques s’avérant, avec le recul, une formation plus importante pour son avenir que les cours dispensés à l’école. « Même si j’ai grandi avec le punk, je n’avais que treize ans en 1976. La scène punk c’étaient des gars plus âgés, des teenagers aussi, mais plus âgés. Donc, même si j’aimais le punk, je ne faisais pas partie de la scène. Puis, j’habitais en banlieue, pas à Londres. » Du coup, pour le tout jeune Andy, comme la musique représente une série de « routes d’évasion » (escape routes) lui permettant de tourner le dos à un quotidien morne et cadenassé, il n’a que très peu envie de ne choisir qu’une seule de ces échappatoires, au détriment de toutes les autres. Le punk ouvre, libère mais aussi, de plus en plus, ferme, excommunie et pose des interdits. Ce que l’ado Weatherall dans sa position d’électron libre (trop jeune, trop éloigné) peut se permettre de refuser : il écoutera du punk ET Led Zeppelin… ET Willie Nelson… ET du dub, etc. Une attitude d’ouverture et d’appétit omnivore qui n’a cessé de l’accompagner tout au long de son parcours.
Juste avant 1988, Andrew Weatherall va voir SPK et d’autres formations industrielles en concert et écrit des lettres à Genesis P-Orridge qu’il a jadis vu jouer avec Throbbing Gristle. Il ne sait sans doute pas qu’un an plus tard – tout en gardant le même feu sacré qui l’anime – il aura pas mal changé et bougé, se retrouvant ailleurs, à défricher comme l’un de ses premiers explorateurs une nouvelle terra incognita luxuriante de la mappemonde des musiques. Selon la légende, en 1987, par une série d’allers-retours, une poignée de DJ britanniques avait découvert avec ravissement les soirées de l’Amnesia, une boite de nuit en plein air à San Rafael sur l’île d’Ibiza : les mix éclectiques de son DJ argentin, DJ Alfredo, qui assumait de faire s’entrechoquer musiques pop (de l’indie des Woodentops au mainstream de Peter Gabriel) et musiques électroniques (house des tout débuts, new beat, etc.)… mais aussi l’ecstasy (MDMA) qui participait à créer, au-delà des différences et des égos, un sentiment d’union et de communauté sur la piste de danse. Complètement bouleversés et plus qu’enthousiastes, Paul Oakenfold et Danny Rampling s’emploieront à importer le Balearic Beat (et la drogue correspondante) à Londres ; le premier au Project Club au Sud de la capitale, le second via les soirées Shoom dans une série de lieux dont un gymnase pour le premier rendez-vous. Si, plus tard, pour les suiveurs anglais et européens du milieu des années 1990, le terme Balearic va désigner un style, une case, aux premiers temps de sa transplantation britannique, il marque plutôt l’absence de style, une liberté (« The only rule : there are no rules »). Andrew Weatherall (encore chevelu, non moustachu et mal fringué à l’époque) – qui avec son complice Terry Farley du fanzine Boy’s Own (de 1986 à 1992, 12 numéros pour un total de 440 pages de musique, de mode et de foot, en argot et en noir et blanc, depuis l’épicentre de la scène house locale) fut l’un des premiers DJ des soirées Shoom et des soirées Future/Spectrum organisées par Oakenfold – se souvient de cette époque où le (futur) mouvement musical comptait à peine 150 ou 200 aficionados à Londres : « Shoom, ce n’étaient pas des soirées house, on y passait toutes sortes de musiques. » Farley relativisant pour sa part le mythe fondateur lié à Ibiza : il s’agit d’une des branches généalogiques de la scène mais, en parallèle, certains clubs gays londoniens passaient déjà de la house américaine (sur fond d’ecstasy) avant les voyages d’Oakenfold et consorts aux Baléares.
En parallèle à ses activités de DJ, d’organisateur de soirées et de chroniqueur pour Boy’s Own, Andrew Weatherall va revêtir vers 1989-1990 un nouveau rôle qui lui permettra de toucher un public beaucoup plus large : celui de remixeur, puis de producteur. S’il était déjà en studio aux côtés d’Oakenfold pour le remix de « Hallelujah » des Happy Mondays, c’est en donnant une seconde vie (et une nouvelle identité : « Loaded ») au morceau « I’m Losing More Than I’ll Ever Have » du groupe rock/pop écossais Primal Scream qu’il met le doigt dans un engrenage d’une machine dont l’importance le dépasse sans doute. Weatherall étire à plus de 7’ les 4’ très Rolling Stones de la chanson d’origine, introduisant en ouverture une harangue de Peter Fonda tirée du film de bikers The Wild Angels de Roger Corman (« Just what is it that you want to do ? / We wanna be free / We wanna be free to do what we wanna do / And we wanna get loaded / And we wanna have a good time »), accentuant par ailleurs le groove du morceau en surlignant la rythmique à l’avant-plan et en virant presque tout à fait les vocalises de Bobby Gillespie. Le chanteur se souvient de cette entreprise comme d’une expérience, faite sur un morceau qui avec ses congas, ses cuivres, ses cordes et sa boite à rythmes (discrète) se prêtait particulièrement bien à subir ce qu’il compare à « une version dub et dilatée (stretched) des Stones ou de Funkadelic ». Weatherall réitèrera l’expérience avec son « Mix of Two Halves » de la reprise de « Only Love Can Break Your Heart » de Neil Young par Saint Etienne : une chanson de 4’30 tirée vers les 9’ par l’adjonction d’une première moitié quasi inédite, toute en boites à rythmes grassement surlignées, en voix noires… et en volutes de mélodica. Mais, surtout, la collaboration avec Primal Scream se poursuit, non plus en tant que remixeur d’un morceau mais en tant que producteur des deux tiers d’un album (aux côtés, pour le tiers restant, de Jimmy Miller, producteur de Beggars Banquet, Let it Bleed, Sticky Fingers et Exile on Main St. des Rolling Stones). Initié à la house par son ami, patron de label et voisin Alan McGee et par Jeff Barrett, attaché de presse de New Order et des Happy Mondays, Bobby Gillepsie est convaincu par la nouvelle drogue qu’ils rapportent de Manchester quelque temps avant d’être aussi conquis par la nouvelle musique qui va de pair et d’envisager, sur base du prototype « Loaded » (qui sera repris sur l’album), la mue de son combo rock assez classique (sous influences MC5 et Stooges à cette époque) en une créature hybride faisant se rencontrer deux mondes jusque alors presque mutuellement exclusifs : le rock et la house, les musiques de scène et les musiques de pistes de danse. Musicalement réussi (varié, inspiré, habité), l’album Screamadelica se pose dès lors aussi comme un disque-phare particulièrement emblématique de son époque. Il bénéficie en outre de l’impact d’une pochette percutante (le dessin mi soleil/mi ectoplasme, en couleurs primaires, de Paul Cannell). Vingt ans plus tard, il s’est vendu à 700 000 exemplaires